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« Scandale ! Célébrités ! Tétons apparents ! » – quelques secrets que j’ai appris en faisant du clickbait

J'ai passé six mois de ma vie à écrire de la merde pour un site de news people.
Illustration : Katherine Killeffer

Je suis assise à mon bureau, dans une maison d'édition de Londres. À mon étage, des journalistes travaillent sur des reportages d'investigation et des informations sérieuses. De mon côté, je mets à jour un dossier intitulé « Quand les célébrités laissent entrevoir leurs tétons : couvrez ces seins que je ne saurais voir ». Sur mon écran d'ordinateur s'entassent des images de stars de la téléréalité au bronzage impeccable, tandis que je m'applique à écrire des légendes type « Les nunga-nungas de Snooki sont de sortie ! » ou encore « Oups ! On dirait bien que Kim Kardashian a oublié de porter un soutien-gorge aujourd'hui ! »

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En 2013, je travaillais pour un site féminin dédié aux news people. Je suis arrivée dans le milieu à une époque où les rédacteurs en chef web étaient en proie à une grande panique : leur média était en grande partie financé par des publicitaires qui exigeaient le plus de pages vues possible sur chaque article. Pour nous, cela impliquait d'écrire des trucs susceptibles d'être appréciés et partagés par les lecteurs, tout en ayant fréquemment recours à des tactiques pernicieuses. Quand le trafic était en berne, les médias tels que le mien se tournaient vers l'optimisation pour les moteurs de recherche – ou SEO – pour se remettre en selle.

« En résumé, l'optimisation pour les moteurs de recherche consiste à s'assurer que Google puisse comprendre de quoi traite un site », m'a expliqué Chase Granberry, P-D.G d'AuthorityLabs, une société d'informatique qui aide les directeurs de publication à déterminer quels sont les termes les plus recherchés par les internautes. « On utilise des outils qui nous permettent d'identifier ces mots-clés, et il suffit aux journalistes de produire du contenu à partir des résultats. Pour améliorer son référencement Google, il suffit de répéter plusieurs fois les mots-clés en question dans l'article : sur le titre, dans l'URL, dans le corps du texte, et dans les tags. »

Le SEO peut bien entendu être employé pour attirer l'attention des lecteurs sur du contenu de qualité – mais beaucoup de ses détracteurs estiment que les journalistes vendent leur âme pour augmenter leur trafic, et qu'il en résulte des articles de piètre qualité. Cette question s'inscrit dans un débat plus large sur le journalisme – est-ce que l'impact d'un article devrait primer sur le nombre de personnes qui cliquent pour le lire ? Comme l'a expliqué le journaliste Joshua Benton en 2014 dans un article pour Nieman Lab, « on obtient un travail de meilleure qualité quand on essaie de contenter de vrais êtres humains plutôt que des algorithmes opaques. »

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À l'image d'un pacte avec un diable extrêmement bien optimisé, le fait de trop se reposer sur le SEO pour attirer de nouveaux lecteurs implique un prix moral très élevé. En ce qui concerne les pop stars et les actrices, les internautes ont tendance à associer le nom de la célébrité qui les intéresse à des mots tels que « nue », « seins », « fesses », « poids » et « bikini » plutôt qu'aux films ou aux albums sur lesquels elles ont travaillé. Depuis 2008, les mots-clés « Miley Cyrus nue » ont été bien plus recherchés sur Google que « Miley Cyrus musique », « Miley Cyrus album », « Miley Cyrus concert » ou encore « Miley Cyrus Instagram ». Depuis que l'actrice Emma Watson est âgée de 15 ans, les termes « Emma Watson nue » ont été considérablement plus recherchés que « Emma Watson film ». Pour être encore plus précise, sachez que les mots-clés « Emma Watson pieds » ont été encore plus recherchés que « Emma Watson style », ce qui explique probablement pourquoi je suis tombée sur un article d'un site féminin intitulé « Emma Watson est une candidate idéale pour les fétichistes des pieds. »

L'Emma Watson en question. Photo : Juan Naharro Gimenez/Getty Images

Je ne connais cette situation que trop bien. En 2013, mon travail consistait en partie à étudier les recherches des internautes et à broder des articles dessus. Je passais mon temps à glisser des mots-clés racoleurs dans mes titres et à transformer des photos Instagram de stars en bikini en articles de 300 mots. Si la plupart des contenus que j'ai produits cohabitaient difficilement avec mes valeurs féministes, j'éprouvais parfois une drôle de satisfaction en écrivant des articles sur lesquels des milliers de lecteurs allaient inévitablement cliquer. Mais à force de résumer des célébrités à une liste de mots-clés – « Rihanna nue », « cul Rihanna », « Rihanna bikini Instagram », j'en suis venue à cesser de les considérer comme de vraies personnes.

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Quand votre travail consiste à faire cliquer des gens sur un titre plutôt qu'à produire un article intéressant, vos objectifs changent très vite. « Bien entendu, il existe beaucoup de journalistes qui trouvent leur travail extrêmement stressant », m'a raconté Susan E McGregor, la directrice associée du Tow Center for Digital Journalism. « Quand on travaille dans une pièce qui comporte un gigantesque écran qui vous montre si un article est populaire ou non, cela ne peut qu'avoir une influence négative sur votre travail. »

C'est une expérience que la journaliste féministe Hannah* a connue alors qu'elle travaillait pour diverses publications web, chacune étant lue par des milliers de personnes par mois. Ses rédacteurs en chef lui ont explicitement demandé d'écrire des articles qui allaient à l'encontre de ses convictions, mais elle estime que c'est un passage fréquent pour « se faire une place dans le milieu. »

« Peu après la sortie du clip Blurred Lines, on nous a demandé d'écrire beaucoup d'articles sur Emily Ratajkowski, l'une des mannequins présentes dans la vidéo », m'a-t-elle confié. « À ce stade de sa carrière, elle n'avait joué dans aucun film – je dois avouer que son existence me laissait complètement indifférente et j'étais persuadée que les lecteurs ignoraient qui elle était – mais on s'est littéralement contenté de sortir un article qui disait "Emily Ratajkowski vient de publier un selfie très sexy" et notre trafic a considérablement augmenté. Je me demandais pourquoi j'écrivais sur cette femme, mais je savais que j'étais obligée de le faire. »

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Laura, une autre journaliste réputée qui a travaillé pour de nombreux tabloïds, m'a expliqué qu'il lui était arrivé de sexualiser des histoires portant sur des célébrités qui ne cherchaient pas particulièrement à verser dans la provocation. « Alors qu'on pouvait se contenter de faire une liste de célébrités et de dire qu'elles étaient très jolies dans leurs robes de cérémonie, il fallait absolument parler de "décolletés plongeants" », s'est-elle rappelée. « Pour pimenter une annonce de mariage, on pouvait parfois évoquer un téton apparent – alors que les tétons de la célébrité en question étaient parfaitement en place. Nous travaillions à la solde du SEO, et j'avais l'impression de perdre mon âme. »

Ce type de pratique n'est pas l'apanage des médias people. De nombreux journalistes travaillant pour l'industrie de la mode ou du divertissement m'ont expliqué qu'on leur demandait de rédiger des articles à partir de mots-clés pour attirer de nouveaux visiteurs sur leurs sites respectifs. Une rédactrice qui travaille pour un site ouvertement féministe m'a expliqué qu'elle avait fait un diaporama de 50 pages sur « l'évolution des fesses de Kim Kardashian », lequel avait fait énormément de pages vues, mais qu'elle avait dû dissimuler derrière d'autres articles plus sérieux.

La journaliste indépendante Clare* a travaillé pour un site qui traitait majoritairement de la politique du Moyen-Orient, de finance et de culture, mais qui publiait également des articles sur des célébrités pour booster son trafic. « Par exemple, j'ai publié un article très ennuyeux sur une publicité où Cara Delevingne apparaissait nue », m'a-t-elle raconté. « Ce n'est pas vraiment le genre d'articles qu'un site réputé devrait publier, mais en termes de trafic, les retombées étaient monstrueuses. »

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Bien que ce type d'articles aille à l'encontre de ses valeurs féministes, Clare préfère désormais en rire. « Les gens veulent voir les femmes se faire critiquer ou juger, et c'est exactement ce que montre le SEO. Si vous parvenez à faire venir des gens sur votre site et que ça vous rapporte de l'argent à investir dans du journalisme de qualité, j'ai du mal à complètement diaboliser la chose. Mais il faut dire que c'est vraiment déprimant. »

Miley Cyrus. Photo : Jemal Countess/Getty Images

Son avis sur la question est partagé par plusieurs de mes consœurs. L'une d'elles a déclaré : « Si les gens cherchaient uniquement des informations de qualité, on écrirait uniquement là-dessus – mais ce n'est pas le cas. Je dois payer mon loyer, et j'ai besoin d'un job. Dès que j'ai l'impression d'humilier quelqu'un, je me contente de dire que je ne peux pas signer cet article de mon nom. » L'expert en SEO Granberry ajoute : « Les journalistes ne sont pas sexistes. Mais en général, les internautes sont souvent sexistes, et les publications se calquent sur leur comportement pour booster leur trafic. »

Pour les journalistes, écrire du contenu optimisé pour les utilisateurs de Google peut aussi avoir des répercussions dans la vraie vie. Hannah a appris cette leçon en écrivant un article controversé pour un site people. « Un des rédacteurs en chef nous déléguait des listes d'articles peu flatteurs pour l'image de la femme, rien que parce qu'ils comportaient les mots sexe et mince », a-t-elle révélé. « J'essayais d'arriver plus tôt que les autres journalistes pour sélectionner un article dépourvu de sexisme, mais j'ai déjà dû écrire un article sur une célébrité plus vieille que la moyenne, que j'ai qualifiée de "ridée". Tous ses fans se sont mis à m'envoyer des tweets, et la mère d'une de mes amies a été très contrariée. »

J'adorerais terminer cet article en vous racontant comment j'ai quitté le journalisme people en grande pompe, mais ce serait un terrible mensonge. J'ai aimé travailler dans ce domaine, et j'ai même pitché des articles excessivement racoleurs. J'étais très douée pour ce job. C'est très facile de critiquer les news people, mais il faut avouer que la demande existe. Au final, les mots-clés que nous recherchons nous offrent une perspective déprimante sur notre monde – et le journalisme people en est l'un des reflets.

Mais il est fort possible que les choses changent à l'avenir. McGregor, du Tow Center, estime que les stratégies fondées sur le SEO sont aussi datées que le contenu sexiste vers lequel elles renvoient. En réalité, elle pense que les directeurs de publication les plus visionnaires sont ceux qui se contrefichent de leur trafic, et qui préfèrent fidéliser leur lectorat avec des bons articles. « Il y aura toujours du contenu sexiste si les gens cherchent spécifiquement du contenu sexiste », a-t-elle estimé. « Mais les directeurs de publication commencent à réaliser qu'il y a un marché opposé qu'on sous-estime trop souvent. Aux États-Unis, pendant que les femmes gagneront en pouvoir économique, nous commencerons à voir un vrai changement dans le monde des médias et du divertissement. »

Ce changement est déjà en cours, mais probablement pas de la meilleure manière imaginable. Laura, la journaliste qui travaillait pour des tabloïds, m'a expliqué que les articles qui sexualisent la femme étaient toujours aussi nombreux – en revanche, les articles qui sexualisent l'homme se sont mis à grimper en flèche. « J'aimerais te dire que c'est parce que nous avons évolué et que nous avons arrêté de considérer les femmes comme des objets », m'a dit Laura. « Mais les femmes ne choquent plus, tout simplement. On voit Miley Cyrus se balader en body tout le temps, mais personne n'avait vu le pénis de Justin Bieber avant que des photos de paparazzi ne fuitent. C'est excitant, et nouveau. Et tant que les gens cliqueront dessus, les directeurs de publication continueront de les publier. »