Le 5 octobre 2005, le corps de Guillaume Dustan est retrouvé dans son appartement deux jours après sa mort. Il avait trente-neuf ans. « Jamais je ne vieillirai », écrivait-il dans son roman Dans ma chambre – il avait raison, sans le savoir.
Celui que certains considèrent toujours comme le plus grand écrivain de sa génération est né en 1965 au sein d’une famille membre de l’intelligentsia de l’époque – sa mère, juive ashkénaze, était architecte d’intérieur et son père, juif séfarade, psychiatre. William Baranès – son nom à l’état civil – a enchaîné avec succès une classe préparatoire au sein du lycée Henri-IV, Sciences Po puis l’ENA, avant de devenir magistrat.
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Le jour, il était haut fonctionnaire au tribunal administratif de Versailles. La nuit, il fréquentait le milieu gay parisien du tournant des années 1990, multipliant les conquêtes et la consommation de drogues dures. William a découvert sa séropositivité en 1990. Il avait alors vingt-quatre ans.
En 1996, il publie Dans ma chambre, description fidèle et brutale de sa vie d’alors, récit de la fuite en avant d’un garçon persuadé qu’il va bientôt mourir. Lui qui finira par gagner le Prix de Flore en 1999 pour Nicolas Pages revendiquera vers la fin de sa vie son amour pour le sexe non protégé – ce qui lui vaudra d’être violemment critiqué par les milieux homosexuels et artistiques de l’époque.
Récemment, j’ai eu l’occasion de discuter avec Timothée Madesclaire, rédacteur en chef du site Prends-Moi, cofondateur de La Revue Monstre et ami de l’écrivain, afin d’en savoir plus sur l’une des grandes figures de la vie littéraire française de la fin du XXe siècle.
VICE : Quand avez-vous rencontré Guillaume Dustan ?
Timothée Madesclaire : En 1990. À l’époque, je couchais avec Quentin, son mec – on était des gens ouverts, donc ça ne posait pas de problème.
À quoi ressemblaient-ils ?
Quentin et lui étaient ce qu’on appelait des « A-gays » – des homosexuels parisiens super branchés. Ils étaient jeunes, éduqués, plutôt beaux, allaient au Palace tous les dimanches, etc.
William était quelqu’un de brillant et décalé. Il était aussi super strict sur le safe sex. Il ne rigolait absolument pas au sujet de la capote.
À partir de quel moment a-t-il choisi de s’adonner au sexe non protégé ?
Après s’être séparé de Quentin, il est parti un an à Tahiti. Là-bas, il a écrit Dans ma chambre, livre dans lequel il relate tout ça. Si on lit avec attention ce bouquin, on réalise qu’il ne mentionne jamais le barebacking – il s’interroge seulement sur la validité de la protection.
Dans sa vie personnelle, quand il couchait avec un mec séronégatif, il mettait une capote. Quand on lui a collé l’étiquette du méchant barebacker, il l’a assumée en disant : « Si vous voulez que je sois le Diable, je serai le Diable. » Il est impossible de dire pourquoi il a accepté ce rôle-là. Il n’avait rien à en tirer.
Était-il séropositif quand vous l’avez rencontré?
Je l’ai connu juste après sa contamination. À cette époque, il le vivait encore très mal, mais le plus grand traumatisme de William date de son enfance. Il raconte cela dans Plus fort que moi – sa meilleure amie a été tuée par son père lors d’un week-end où il devait être présent. Sa séropositivité vient donc s’ajouter à d’autres drames plus anciens.
Certains l’accusaient d’être un imposteur, d’être dans la provocation.
Mais il était dans la provocation en tant que William aussi ! Il est arrivé sur la scène médiatique et a choisi de ne pas apparaître sous son vrai nom parce qu’il était haut fonctionnaire, et donc soumis à un devoir de réserve. Ensuite, cet anonymat s’est mêlé à un jeu sur sa propre identité – l’interrogation de Dustan dans ses trois premiers romans est là, dans la question : « Comment peut-on s’inventer lorsque l’on se sait condamné ? »
Il débarque anonymement en 1996, à un moment où l’enjeu pour les gays comme pour les séropositifs est de se dévoiler, de sortir du placard. Qu’un mec déboule avec un livre comme ça, avec ce propos-là et se cache, c’était complètement à contre-courant de ce qui se faisait à l’époque dans la communauté gay. Mais cet anonymat permettait aussi une identification.
Dans Génie Divin, Dustan revendique davantage le statut d’intellectuel. Pourtant, on lui a souvent reproché de raconter pas mal de bêtises. Pensait-il tout ce qu’il écrivait ?
Je n’en sais rien. En fait, il respectait une seule règle : ne jamais cacher ses idées les plus inavouables, qu’elles soient idiotes ou sombres. En tant qu’écrivain, il désirait tout montrer. William était convaincu de l’existence de forces mentales contradictoires traversant chaque être humain – sa dimension spirituelle était très forte. Il évoquait tout le temps des histoires d’ondes, de magie, d’esprits. Ce qui était très problématique pour nous, puisque l’on n’a pas vu la différence entre ce qui relevait du mysticisme et ce qui était clairement de la paranoïa.
Guillaume Dustan évoque les « savoirs occultes »
Aujourd’hui, les moins de 25 ans ne semblent pas savoir qui est Guillaume Dustan.
Rassurez-vous : de son vivant, les moins de 25 ans ne le connaissaient pas non plus. Et c’est tout à fait normal, il n’a jamais vendu un livre à plus de 3 000 exemplaires. Les gens connaissaient vaguement Dustan parce qu’il passait à la télé – ce qui ne lui rapportait pas d’argent – mais personne n’achetait Dustan. Il faisait peur. Pourtant, je reste persuadé que les jeunes gays d’aujourd’hui comprennent mieux Dustan que ma génération.
Il regrettait que l’on parle de lui dans les médias sans que personne ne lise ses livres.
C’est vrai. Les gens étaient passionnés par son côté sulfureux. Personnellement, je refusais de regarder Dustan à la télé. Ça me paraissait stupide. Il avait l’air persuadé que la culture à la sauce TF1 allait le sauver, je n’ai jamais compris pourquoi. On s’engueulait beaucoup à ce sujet-là, d’ailleurs.
Guillaume Dustan chez Thierry Ardisson, vidéo de l’INA
Les circonstances de la mort de Guillaume Dustan restent troubles. Dans Testo Junkie, livre dans lequel vous êtes mentionné, Paul Preciado sous-entend qu’il s’est suicidé.
C’est son avis personnel. Moi, j’ai surtout réalisé que j’avais sous-estimé la souffrance psychologique de Guillaume. Je n’ai jamais mesuré précisément à quel point il était en danger.
Il semblait assez seul à la fin de sa vie.
Pas plus qu’avant, non. La solitude de Guillaume est similaire à celle des gens qui ont une forme d’intelligence particulière et qui se sentent en décalage constant avec les autres. Il avait très souvent le sentiment de ne pas être compris.
Avez-vous un souvenir particulier évoquant votre relation avec Dustan ?
En 2002, il a vécu chez moi pendant neuf mois. À cette époque, il était déprimé. Habiter avec William était malgré tout extraordinaire. On a vécu de très beaux moments. On passait nos journées à la maison, tous les trois, à écouter de la musique, à danser et à se droguer.
Il renvoyait beaucoup de confiance. C’était quelqu’un de bienveillant, très doux et très généreux. Il avait cette capacité de vouloir « porter la force », dans une démarche de renforcement mutuel. Il savait être avec les gens.
Quelle est votre citation de Dustan préférée ?
« Il ne faut pas tuer la force », justement. J’ai une anecdote à ce propos. En 2001, on avait prévu d’aller faire un tour aux Universités d’Été Euroméditerranéennes des Homosexualités à Marseille. On prenait beaucoup de drogues à l’époque – on avait d’ailleurs passé tout le voyage en train à taper de la kétamine.
Guillaume avait été le premier à publier en France La Pensée straight de Monique Wittig, une écrivaine féministe radicale – le début du millénaire correspondait à l’émergence des groupes queers en France.
Une fois sur place, pour une raison quelconque, tout le monde a commencé à s’engueuler pendant les assemblées. Et là, Guillaume lâche à un groupe de lesbiennes radicales la phrase suivante : « Arrêtez d’être castratrices. Il ne faut pas tuer la force. » C’était dégueulasse, mais ce qu’il voulait dire, c’est qu’on ne devait surtout pas se tromper de combat et d’ennemis. Ça a fait un tumulte monumental, tout le monde s’est cassé. Mais c’était un grand moment !
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