J’ai grandi dans une maison hantée

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J’ai grandi dans une maison hantée

N'espérez pas bien dormir lorsque vous passez vos nuits à voir un « Garçon en Pyjama Bleu ».

L'auteure et ses sœurs. Cet article a été initialement publié sur Broadly

Le concept de narrateur incertain est employé dans la littérature depuis des siècles, mais ils existent depuis toujours dans la vraie vie. D'une manière ou d'une autre, nous sommes tous des personnes peu fiables ; en dépit de nos bonnes intentions, nous sommes toujours biaisés quand nous évoquons nos souvenirs passés. Nous mettons l'emphase sur nos exploits, nous changeons quelques détails compromettants, nous créons de faux souvenirs. Enfants, notre immaturité nous empêche d'interpréter des événements correctement – à moins qu'au contraire, elle nous permette de voir les choses telles qu'elles sont.

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Ceci étant dit : je pense avoir grandi dans une maison hantée.

Ma ville natale s'appelle Tralee et se situe au sud-ouest de l'Irlande. À cause d'une mauvaise combinaison de pression atmosphérique, de vallées et de montagnes, il y pleut environ 70 % du temps. Elle est surtout connue pour son concours de beauté annuel, la Rose de Tralee. Mais à part ça, la ville se résume plus ou moins à ses habitants et à l'océan Atlantique. Elle a fait office de colonie pendant 600 ans et les plus vieux bâtiments qui s'y trouvent ont rarement plus de deux siècles. C'est dans une de ces maisons relativement anciennes – trois étages, cinq chambres pourvues de terrasses et une façade jaune jonquille – que ma famille a emménagé alors que j'avais sept ans. Mes deux petites sœurs, Mary et Iseult, étaient respectivement âgées de cinq et trois ans.

Notre ancienne maison était minuscule. Nous y partagions une chambre pas plus grande qu'une penderie, et cette proximité nous a permis de développer une relation étrangement symbiotique – même pour trois sœurs. Nous nous connaissions par cœur : Mary aimait bien faire le clown et parlait en permanence ; Iseult était très forte et ne craignait rien ni personne – on la voyait rarement pleurer ; et moi, j'étais précoce et hypersensible. Si nos personnalités étaient très différentes, nous avions un but collectif : une destruction mutuelle assurée.

Dans notre nouvelle maison, nous aimions nous asseoir en haut de nos escaliers et nous pousser les unes les autres, glisser le long des rampes, ou encore sauter comme des folles sur nos matelas aux ressorts cassés. De la chambre de Mary située à l'étage, nous jetions les chaussures des autres par la fenêtre – elles atterrissaient parfois dans la gouttière des voisins, sans que nos parents n'en sachent rien. Nous nous tabassions mutuellement, nous hurlions comme des hystériques et nos cris se répercutaient partout dans la maison.

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Mais un soir, je me suis mise à creuser des tombes qui pouvaient tout juste contenir un enfant dans notre jardin. Des bruits inexplicables venaient troubler le silence vespéral.

Même si nous disposions de nos propres chambres, nous dormions souvent ensemble. Parfois, notre grand-mère Maureen venait nous baby-sitter. Elle nous racontait parfois des histoires sur des présages de mort ; comme celle de la banshee, dont le chant marquait la perte d'un membre de la famille. Elle nous avait aussi parlé des personnes qui frappaient trois fois à une porte pour annoncer la mort de quelqu'un – si vous ouvriez la porte après trois « toc, toc » et que personne ne se tenait sur le seuil, cela signifiait qu'un décès était imminent. Ma grand-mère était une femme très spéciale. Elle avait le pouvoir d'empêcher trois petites filles agitées de sortir de leur lit la nuit – et pour ce faire, elle les terrorisait. Maureen était une catholique dévouée, et elle croyait en la vie après la mort et aux pouvoirs surnaturels des Saints, ce qui l'influençait beaucoup dans sa manière de raconter. Je pense que c'est à cause d'elle que nous étions prédisposées à croire aux fantômes.

Nous avons décidé toutes les trois que notre maison était hantée. En théorie, ce genre de délire de gosse implique de se raconter des histoires de fantômes, de gratter à la porte des autres pour les faire flipper ou encore de se cacher dans la pénombre pour leur sauter dessus au moment où ils s'y attendent le moins. Mais un jour, je me suis mise à creuser des tombes qui pouvaient tout juste contenir un enfant dans notre jardin. Des bruits inexplicables sont venus troubler le silence vespéral. Des choses se sont mises à bouger sans raison. Et puis Mary a vu le Garçon en Pyjama Bleu.

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Juste avant notre emménagement, la maison avait été occupée par un homme. Son nom est toujours gravé dans le mur en briques rouges qui borde notre jardin. Nous nous sommes raconté des histoires sur les membres de la famille défunts de cet homme, en imaginant que certains avaient trouvé la mort dans notre maison. La structure ancienne de notre maison était encore intacte à l'époque. Mais les planches craquaient, les recoins étaient poussiéreux, et le lieu était infesté de vers à bois. Au rez-de-chaussée se trouvaient un salon, un passage étroit qui menait au garde-manger ainsi qu'un réchaud. Le garde-manger était pourvu d'une trappe qui menait à la salle à manger, laquelle était remplie d'objets appartenant à l'ancien propriétaire : des photos, des journaux, des objets d'art poussiéreux. La porte de la cuisine était encore surmontée d'une poignée de cloches qu'une propriétaire encore plus ancienne – et décédée depuis des lustres – faisait retentir dans la maison dès qu'elle avait besoin d'attention. Mais le battant des cloches avait été retiré, et elles ne pouvaient plus sonner. Parfois, du coin de l'œil, je pouvais les voir bouger sans bruit.

Avec du recul, notre envie de nous faire peur dans un environnement aussi adapté a fait naître en nous une fascination de plus en plus macabre. Notre jardin était devenu en friche. Les pommiers et les poiriers se faisaient étouffer par toutes les mauvaises herbes imaginables : des berces, des ambroisies ou encore des renouées – qui ressemblaient à des bambous, mais en mille fois moins plaisantes. Je devais me frayer un chemin à travers les hautes herbes pour aller tout au fond du jardin, où se trouvait un petit abri encerclé de jacinthes. À force d'entendre des histoires de fantôme, je me suis mise à creuser des tombes pour signaler la présence des enfants morts dans notre maison, lesquels avaient selon moi besoin de trouver la paix. Quand notre pelouse a été tondue pour que l'on puisse y installer une balançoire, j'ai été très contrariée. J'étais persuadée que ça dérangerait les fantômes. (Si vous êtes en train de vous dire que j'étais considérée comme une paria à l'école, vous avez tout à fait raison.)

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Plus tard, la maison a été rénovée. Le rez-de-chaussée a été complètement réagencé, le garde-manger a disparu et les cloches ont été jetées à la poubelle. C'est à ce moment-là qu'on s'est mis à entendre des bruits. Quand nous étions dans la cuisine, nous entendions des gens dévaler les escaliers. On entendait parfois des conversations presque inaudibles, sans vraiment savoir si c'était le fruit de notre imagination ou non. Quand j'étais seule à la maison, des portes s'ouvraient et se fermaient toutes seules. Il s'est mis à faire tellement froid dans le passage qui menait à notre cuisine que l'on pouvait voir notre respiration former des petits nuages de condensation, même quand le reste de la maison était chauffé. Deux de mes amis on fait une crise de panique simultanée lors d'une soirée pyjama. Peu après, ils m'ont tout deux décrit un sentiment identique de terreur, comme si quelqu'un compressait leur cage thoracique.

J'ai ouvert la porte de la salle de bains et entraperçu, pendant l'espace d'une seconde, un petit blond en pyjama en train de me fixer.

Alors que Mary avait dix ans, elle a vu un petit garçon vêtu de pyjama bleu dans le reflet de sa Game Boy. C'était le Garçon en Pyjama Bleu, et il était venu l'espionner durant sa partie de Super Mario. Elle est descendue de sa chambre en hurlant, complètement hystérique. Ma mère lui a assuré que ce n'était qu'une illusion d'optique. Un autre soir, elle s'est réveillée en plein milieu de la nuit et a aperçu de la brume en train de se matérialiser au-dessus de son lit. Plus tard, elle a vu la tête d'un militaire flotter. Nous avons arrêté de jouer dans sa chambre. Nous avons aussitôt tout raconté à notre grand-mère, qui a fait venir un prêtre pour qu'il bénisse notre maison. Je ne me rappelle pas du tout de ça, mais ma mère prétend que j'ai hurlé « Fini les fantômes ! » quand il est parti de chez nous, une bouteille d'eau bénite à la main.

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Certains psychologues associent les manifestations de ce type à des formes d'hystérie collective, lors desquelles les sujets prendraient leurs rêves pour des réalités. Ce motif, au même titre que l'hystérie des femmes (en grec, hystera signifie « utérus ») a été souvent invoqué pour justifier tout et n'importe quoi, des apparitions de fantômes au procès des sorcières de Salem. Mais même les gens qui ne connaissaient rien de notre histoire nous font part d'expériences similaires quand ils viennent nous rendre visite. Je pourrais appuyer mes propos grâce à une poignée d'ex-petits copains flippés – lesquels ont vu des portes s'ouvrir lors d'une séance de pelotage olympique, ou encore entendu des gens marteler la porte de la salle de bains alors qu'ils essayaient de pisser discrètement au beau milieu de la nuit.

L'auteure Mary Karr explique que lorsqu'on essaie d'écrire sur sa propre vie, on est « menaçant d'un point de vue moral : dès le moment où l'on choisit de raconter un événement plutôt qu'un autre, on change le sens du passé. » En écrivant cet article, j'ai choisi des événements particuliers afin de former un mythe familial : je n'ai pas précisé que ma grand-mère croyait aux présages de mort et qu'un jour, ma mère l'a vu se tétaniser quand elle a ouvert la porte et constaté que personne ne se trouvait dehors. Je n'ai pas précisé que ma mère était impassible ; pas nécessairement parce qu'elle ne nous croyait pas, mais disons qu'elle était persuadée que notre maison était un endroit où régnait la joie de vivre. Je n'ai pas précisé que nous avons toutes des souvenirs différents, ou que Iseult ne se souvient de rien.

Je n'ai pas précisé que vingt ans après la première apparition du Garçon en Pyjama bleu, j'ai ouvert la porte de la salle de bains et entraperçu, pendant l'espace d'une seconde, un petit blond en pyjama en train de me fixer.

Quand nous avons grandi et finalement déménagé (moi à Londres, Mary à Dublin, Iseult à Melbourne), ma foi en Dieu a fini par disparaître, et j'ai même fini par accepter le fait que les fantômes n'existaient pas. Mais des choses étranges ont continué de se produire. En tant qu'adolescente – et plus tard, en tant qu'adulte –, j'ai fini par m'habituer à ces manifestations bizarres, en me disant que c'était dû au fait que j'avais grandi dans une très vieille maison. Certaines maisons ont des sols penchés et des tuyaux qui fuient ; d'autres sont capables de vous faire remettre votre santé mentale et votre fiabilité en question. Ce sont des choses qui arrivent.

Et ce sont des choses qui m'arrivent toujours de temps à autre, quand je reviens à la maison et que je me fais du thé toute seule dans la cuisine. Une présence plane au-dessus de moi.