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Trafic sexuel : comment j’ai survécu à ma mise sous tutelle

Dans les années 1990, l’État alaskien m’a privée de ressources et poussée à la prostitution.

Quand j'étais jeune, dans les années 1990, il n'y avait pas encore de lois contre le trafic sexuel – contrairement à aujourd'hui. La législation a été poussée jusqu'à permettre d'accuser les femmes elles-mêmes d'être responsables de leur propre trafic. Dans les médias, on raconte des histoires de proxénètes violents qui kidnappent des filles dans des centres commerciaux ; mais en réalité, la plupart des victimes racontent des histoires bien différentes. Je le sais, car j'ai moi-même été prostituée quand j'étais adolescente, et mon histoire reflète celle de nombreuses victimes du trafic sexuel.

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Quand mon père a commencé à me prostituer – Clinton était alors au pouvoir –, son crime a été qualifié « d'abus sexuel sur mineure ». Quand j'avais 15 ans, les policiers ont décidé de me « sauver » en faisant pression sur l'État pour que je sois prise en charge par des familles d'accueil, afin d'éviter que mon père ne s'enfuie avec moi. J'étais autonome depuis plusieurs années déjà, et je vivais avec des amis. Aux services de protection de l'enfance, mon assistante sociale n'avait pas vraiment envie de s'occuper de mon cas – elle pensait que j'étais une menteuse, et qu'il fallait me punir pour avoir inventé des histoires sur mon père – mais elle a finalement fait ce que les policiers demandaient. Elle m'a cherché des familles d'accueil, mais je restais moins d'une semaine dans la plupart d'entre elles.

Voilà comment j'ai été « sauvée » par l'État, sauvée de mon père qui me prostituait. Mais j'ai eu de la chance. Il existe de nombreux récits d'adolescentes qui ont été violées ou exploitées après avoir été mises sous tutelle ou placées en famille d'accueil. Je ne le savais pas à l'époque, mais voilà pourquoi j'ai eu autant de chance : dix ans plus tôt, ma mère m'avait amenée avec elle chez une voisine car elle avait peur qu'il nous arrive quelque chose. Nous étions restées avec elle toute la nuit, n'osant ni rentrer chez nous, ni appeler la police. Cette voisine est par la suite devenue agent de police, et quand un rapport me concernant est arrivé sur son bureau – semblable aux quinze autres signalements envoyés aux services sociaux et à la police avant ça – elle s’est donné pour mission de m’aider.

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Après avoir essayé toutes les familles d'accueil disponibles, on me plaça dans un foyer – dont je fus rapidement renvoyée. Je vivais depuis trois ou quatre semaines avec des amis adultes qui avaient entrepris des démarches pour m'adopter. Je n'avais pas habité avec quelqu'un pendant une aussi longue période depuis longtemps. Je commençais à m'être bien installée quand mon assistante sociale est venue nous rendre visite, et a jugé que les sorties de secours n'étaient pas adaptées. Elle m'a demandé de rassembler mes affaires et de la suivre dans sa voiture.

« J'ai pas le temps pour tes histoires » m'a-t-elle dit une fois le moteur allumé. « J'étais censée finir le boulot il y a une demi-heure, mes gosses attendent que je rentre et que je leur fasse à manger ». Elle m'expliqua qu'il n'y avait pas d'autre famille d'accueil chez qui aller, et m'a emmené au foyer. Je le connaissais bien parce que j'y passais régulièrement, entre deux familles d'accueil. Ça m'était égal d'y retourner. Avant de me laisser descendre, mon assistante sociale a fouillé mon sac et m'a confisqué mon argent, parce que selon elle, j'allais l'utiliser pour acheter de la drogue.

Quelques semaines plus tard, j'ai découvert qu'elle avait menti sur la raison pour laquelle elle m'avait empêché de rester avec mes amis. Au tribunal, on m'avait autorisé à lire mon dossier. J'étais tombée sur plusieurs documents qui révélaient que mon ami était soupçonné d'avoir abusé de son fils et autorisé un pédophile à vivre chez lui.

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Le foyer était normalement prévu pour des séjours courts, deux semaines tout au plus, j'y suis restée sept semaines, puisque je n'avais nulle part ailleurs où aller. Les mineurs ne pouvaient en sortir qu'avec une bonne excuse, comme le fait d'aller en cours ou au travail. Je n'étais plus scolarisée depuis longtemps, et je suis donc restée à l'intérieur du foyer pendant toute la durée de mon séjour.

Je m'ennuyais terriblement au foyer, et j'ai fini par me tailler les veines. Le lendemain, j'ai dû prendre le bébé de la directrice du foyer dans mes bras alors qu'elle discutait de moi avec le reste du personnel. Ils ont décidé qu'il était nécessaire que je parte, parce que je présentais des tendances suicidaires. Ils ont appelé mon assistante sociale. Comme je n'étais pas vraiment suicidaire, l'hôpital ne voulait pas de moi. Mon assistante sociale m'a donc trouvé une nouvelle famille d'accueil, un couple d'Indiens récemment arrivés aux États-Unis. Le soir de mon arrivée, le mari avait violemment critiqué le dîner que sa femme lui avait préparé. Elle avait jeté le repas et en avait préparé un autre. Le lendemain, je suis partie me promener, et j'ai oublié de rentrer.

Mon assistante sociale a appelé mes amis pour leur dire que j'étais considérée comme une fugueuse, et qu’ils seraient poursuivis s’ils prenaient le risque de m’héberger. Je suis donc allée au bar d'un hôtel pour qu'ils n’aient pas de problèmes. J'y ai rencontré un homme chez qui aller. Aujourd'hui, on parlerait de « prostitution de survie ». D'après une récente étude sur la prostitution des mineures à New-York, 30 à 50% des jeunes sans-abri se prostituent, et seulement 16% des prostituées ont commencé en travaillant pour un mac ou un service d'escort girls.

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Quelques jours et quelques hommes plus tard, je suis tombée sur la famille d'accueil de ma meilleure amie. Elle vivait avec eux depuis la mort de sa mère, quelques années auparavant. Ils m’ont dit qu'ils pouvaient facilement me prendre en charge puisqu'ils avaient déjà entrepris toutes les démarches pour être famille d'accueil. Ils ont appelé mon assistante sociale, qui est venue sur le champ. Elle a fouillé mon sac pour voir si j'avais de la drogue et m'a de nouveau confisqué mon argent, mais a accepté que je reste avec eux. Ma nouvelle maman m’a emmené faire quelques courses avec elle, avant de m’offrir un joli pull bleu qui cachait les cicatrices de mes avant-bras.

Le premier soir, nous nous sommes réunis autour de la grande table à manger pour le repas. On dirait une vraie famille !, ai-je pensé, avant de remarquer que les enfants regardaient le sol sans rien dire. J'ai vite découvert pourquoi ils se taisaient. Au milieu du repas, le frère de mon amie prit une timide bouchée de macaronis, et ma mère d'accueil explosa. Elle lui dit que sa façon de mâcher était répugnante, le traita de chien, vida son assiette par terre et lui ordonna de finir de manger comme un chien, et de lécher le parquet jusqu'à ce qu'il soit propre. Il obéit à sa demande, ce qui ne l'empêcha pas de lui donner un grand coup de pied.

Quelques heures plus tard, elle me bordait et déposait un baiser sur mon front, en me disant que j'avais désormais une famille. J'attendis qu'elle sorte pour attraper mon pull et sortir par la fenêtre. Ce n'est qu'une fois dehors que je me suis souvenue que nous étions à des kilomètres du centre-ville. Je n'avais rien me permettant de passer une nuit dehors, et j'ai dû me résoudre à retourner à l'intérieur. Le lendemain matin, j'ai appelé la policière qui me surveillait, et elle est passée me chercher. Je lui ai demandé de me laisser en centre-ville en lui assurant que ma mère d'accueil passerait me récupérer plus tard – j'avais appris une chose auprès des adultes qui me traitaient de menteuse, c'est qu'il est inutile d'accuser quelqu'un de maltraitance. Je suis allée au bar, où j'ai fait la connaissance du nouveau barman. Il ne voulait pas me laisser entrer car j'étais trop jeune. Je suis donc allée dehors, dans le froid, là où les hommes m'abordaient d'habitude quand ils avaient besoin de mes services. Personne ne s'est arrêté, et j'ai donc dû marcher jusqu'au foyer où je les ai suppliés de me laisser entrer.

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« Je ne pense pas que je sois censée te laisser rentrer », m'a dit l'employée. « Rentre te réchauffer le temps que je vérifie ». Elle a appelé au domicile de la directrice, qui lui a dit de ne pas me laisser rentrer.

« Vous savez que je risque de mourir de froid sur le parking du foyer », ai-je dit à l'employée. En guise de réponse, elle m'a tendu une couverture. Je me suis enveloppée avec et me suis assise dans la neige, près de là où la directrice se garait.

« Allez vous faire foutre », lui ai-je lancé quand elle est arrivée.

« Tu vas partir rapidement si tu ne veux pas que j'appelle la police ».

« Allez-y, appelez les ! Appelez les flics et expliquez leur que vous ne laissez les mineurs aux portes de votre foyer ! »

Elle leva les yeux au ciel et passa à côté de moi. « J'ai pas le temps pour ça ». Je regardai le trafic matinal et la neige et décidai de me mettre en débardeur. Quelques minutes plus tard, un de mes clients réguliers s'arrêta. Qui a besoin d'un foyer quand il suffit de sucer quelqu'un pour avoir un peu d'argent ?

Photographie de documents légaux publiés avec l'autorisation de l'auteure

Ma situation n'avait rien d'exceptionnel. L'action des services sociaux auprès des mineurs impliqués dans des affaires de prostitution fait tellement de dégâts qu'il y a carrément un livre écrit à ce sujet. « Nous avons d'abord été surpris par le nombre de témoignages de jeunes filles, notamment de transgenres, et de jeunes femmes, qui témoignent d'expériences violentes avec les services sociaux », témoigne une autre étude sur le sujet. « Ces propos étaient étonnants car ils contrastaient avec ceux des travailleurs sociaux qui prétendaient améliorer les conditions de vie de ces jeunes filles ».

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Leurs conclusions ne m'étonnaient pas. Mon assistante sociale m'avait une nouvelle fois affirmé qu'il n'y avait plus de familles d'accueil pour moi. Mes amis avaient toujours peur – et je peux les comprendre – d'avoir des problèmes s'ils m'hébergeaient. La policière m'avait donné une liste d'associations caritatives susceptibles de m'aider, mais on m'expliqua à chaque fois qu'on ne pouvait rien faire pour une mineure. Certains employés du foyer acceptaient de me faire rentrer en douce pendant la nuit, quand il n'y avait plus personne d'autre, et ils me laissaient dormir dans une chambre au sous-sol. D'autres fois, je dormais devant le foyer pour pouvoir engueuler la directrice le matin, ou je passais la nuit avec des hommes. Pendant un moment, j'amenais mes clients sur le parking avec l'espoir secret que la directrice nous tomberait dessus, mais ce n'est jamais arrivé. Un été, je suis allé à pied dans une autre ville où j'ai vécu en me prostituant avant de devenir strip-teaseuse l'espace de quelques semaines. J'ai aussi vécu quelques temps dans une cabane dans un arbre que j'avais construite moi-même, près d'un lac, et je me faisais cuire ma nourriture à l'aide d'un feu de camp.

En y repensant, je me demande ce que mon assistante sociale pensait que je faisais vraiment pour survivre – je me demande même si elle y a réfléchi un seul instant. Je suis pratiquement sûre que quiconque ayant un peu de bon sens se douterait qu'une adolescente qui a déjà gagné de l'argent en se prostituant risque de se prostituer à nouveau si on ne lui fournit pas d'endroit où dormir  – d'autant plus que nous étions en plein milieu de l'hiver, en Alaska.  Lui confisquer de l'argent à chaque fois qu'on la voit ne semble pas être un moyen d'empêcher ça. Et d'ailleurs, inciter ainsi, même indirectement, une mineure à se prostituer pourrait presque la rendre coupable de trafic sexuel elle-même, d'après la législation actuelle. Est-ce qu'elle était responsable ? Est-ce que les autorités ou la directrice du foyer étaient responsables ?  Comment se fait-il que le système légal soit tel qu'une femme peut être poursuivie parce qu'elle a décidé seule de se prostituer, mais que l'État, lui, peut impunément pousser des personnes à monnayer des services sexuels ?

Il s'avère aujourd'hui que ce que ma trajectoire personnelle n'est pas exceptionnelle. Une étude menée par le Young Women’s Empowerment Project a tenté de faire état des violences subies par les filles sur le marché de la prostitution. Elle révèle que 30% des violences qu'elles subissent sont infligées par la police, 6% par des travailleurs sociaux, et 1% par des employés de foyers. Les macs ne sont responsables que de 4% des cas de violence. 11% des agressions sexuelles étaient commises par des agents de police – c'est trois fois plus que les proxénètes.

Mon histoire se termine pourtant étonnamment bien. Les autorités ont accepté de m'émanciper pour ne plus que je sois à charge de la collectivité – mon assistante sociale avait plaidé devant un juge qu'on j'étais une perte de temps et de ressources. Le juge avait lu mon rapport d'expertise psychiatrique. « C'est grave », il m'avait dit. « J'ai déjà vu des cas comme le tien. Tu seras surement morte avant d'avoir 16 ans ».

Cette nuit-là, j'ai dormi sur le parking du foyer en rêvant de mettre fin à mes jours de manière théâtrale, devant les portes du foyer. Malheureusement, je refusais de leur donner raison quant à mes supposées tendances suicidaires.

En quelques mois, j'avais terminé les démarches pour être émancipée. Le juge a validé ma demande, ce qui m'a permis de chercher un « vrai » travail, de louer une petite maison, de reprendre mes études, et de me prostituer beaucoup plus rarement et en prenant beaucoup moins de risques – toutes ces choses qui m'étaient impossibles quand j'étais prise en charge par l'État.

Tara Burns est l'auteure de Whore Diaries: My First Week as an Escort et Whore Diaries II: Adventures in Independent Escorting.