Cet article vous est présenté par GAME FEVER, diffusé mercredi 26 octobre à 20h50 sur CANAL+. Cliquez ici.
Matchs en public dans des stades bondés, tournois qui offrent des prix de plusieurs millions d’euros, joueurs stars sponsorisés par des marques aussi importantes que Red Bull, YouTube ou Coca Cola, finales retransmises en mondovision sur Internet et suivies par des millions de spectateurs avec les recettes publicitaires qui en découlent… L’e-sport, longtemps occupation confidentielle qui réunissait quelques dizaines de milliers de passionnés, prend depuis quelques années des proportions dignes du sport professionnel. Signe qui ne trompe pas, les grands groupes et les médias généralistes commencent à s’y intéresser, comme L’Équipe, qui organise un tournoi de foot virtuel, et Vivendi, qui vient d’annoncer un partenariat avec l’Electronic Sports League, le plus grand organisateur d’événements e-sportifs au monde. Les entreprises spécialisées dans l’e-sport, qui formaient jusqu’à récemment un écosystème économique plutôt clos, attirent désormais l’appétit d’investisseurs plus soucieux de retour sur investissement que de passion du jeu. Pourtant, derrière les annonces d’acquisitions très médiatisées et le côté bling-bling de compétitions où les prix vertigineux font office d’argument publicitaire, difficile de savoir quelles sont les réalités économiques de l’e-sport. Est-il fréquent aujourd’hui, pour un joueur professionnel, de vivre de son talent ? En dehors des prix gagnés lors des compétitions, sur quelles sources de revenus régulières peut-il compter, et combien peuvent-elles lui rapporter ? La question est taboue. Il est toutefois possible d’obtenir quelques éléments de réponse.
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Pour cela, il est nécessaire de revenir un peu sur l’histoire de l’e-sport afin de mieux comprendre son rapport à l’argent et la nature complexe des transactions entre joueurs, équipes et créateurs de jeux. L’e-sport, jusqu’en 2010, ne s’était pas encore réellement professionnalisé. A l’exception notable de la Corée du Sud où StarCraft a pris l’ampleur d’un sport national depuis la fin du siècle dernier (l’association coréenne de sport électronique, fondée en 2000, est une branche du ministère de la culture, des sports et du tourisme), il restait une pratique marginale qui réunissait des passionnés plus soucieux de prouver leur talent que de repartir avec des liasses de billets dans les poches. Si le nombre de tournois n’a cessé de croître durant cette période (on comptait dix compétitions majeures en 2000 contre plus de deux cents à la fin de la décennie), les primes restaient, à quelques exceptions près, modestes. Les équipes les plus talentueuses se partageaient quelques dizaines de milliers d’euros et seuls de rares événements, comme la Cyberathlete Professional League, sorte de championnat du monde du jeu vidéo, parvenait à offrir des sommes plus conséquentes.
Difficile dans ces conditions pour un e-sportif, même talentueux, d’espérer vivre de cette activité, d’autant que les coûts liés à la participation à ces tournois, comme l’hébergement et le déplacement (parfois dans un autre pays, voire sur un autre continent) étaient à la charge des participants. C’est pourquoi on vit apparaître à cette époque des structures, généralement financées par des entreprises, qui s’occupaient de manager les équipes et couvraient leurs frais annexes. Un bon exemple en France était la VeryGames Team, créée par une société louant des serveurs de jeu, dont l’équipe de Counter-Strike a fait les grandes heures de l’e-sport national. Mais certaines de ces structures ne s’arrêtaient pas là et versaient aux joueurs de leurs équipes un salaire fixe financé directement par l’entreprise propriétaire de la structure, parfois via des contrats de sponsoring, généralement avec des fabricants de matériel informatique. Ces derniers n’étaient alors pas très élevés (« on parle de quelque chose de l’ordre du SMIC », explique Personne, ancien membre du site Vakarm.net, spécialisé dans l’actualité de Counter-Strike) mais les choses allaient bientôt changer.
Car au début des années 2010, deux phénomènes majeurs ont grandement accéléré la professionnalisation de l’e-sport. Le premier, et le plus évident, a été l’arrivée du streaming grâce à des plateformes comme Twitch.tv, où n’importe quel joueur pouvait diffuser ses parties ou regarder celles de quelqu’un d’autre. La démocratisation d’une pratique jusqu’alors pas forcément évidente (regarder quelqu’un d’autre jouer à un jeu vidéo) a accru de façon considérable l’audience potentielle des tournois et des rencontres e-sportives. Mais elle a aussi permis aux joueurs « pros » de créer leur propre chaîne, que ce soit à titre individuel ou pour leur équipe, et d’y diffuser leurs parties et leurs entraînements. L’autre grand phénomène a été, en 2009, la sortie du jeu gratuit League of Legends, dont la popularité en fit rapidement, et de loin, le titre compétitif le plus joué de tous les temps. Il comptait cette année cent millions de joueurs actifs par mois, à comparer aux 800 000 de Counter-Strike, pourtant l’un des titres e-sport les plus pratiqués.
Et en matière d’e-sport, les nombres sont importants. Comme le dit Thiemo Bräutigam, du site web The E-sports Observer, « une base de joueurs saine conduit à une scène e-sport saine, parce que ce sont les joueurs qui regardent les pros. » Lorsque Riot, en 2011, a décidé d’organiser sa propre compétition de League of Legends, des centaines de milliers de fans ont assisté à la retransmission, heureux de voir des joueurs de haut niveau s’affronter sur leur jeu de prédilection. Face à ce succès, le studio a décidé de renouveler chaque année son championnat, qui devint de fait la première compétition organisée entièrement en interne par un développeur de jeux. Chose rare, les structures inscrites et sélectionnées pour participer au League Championship Series reçoivent directement de l’argent de Riot, ce qui permet à tous les participants de toucher un salaire modeste mais régulier pendant la durée de la saison, qu’ils parviennent ou pas à empocher l’un des prix du championnat du monde (cette année, les vainqueurs devront se partager un peu plus de deux millions d’euros).
L’exemple de Riot a été très suivi au cours des années suivantes, notamment par ses concurrents les plus directs. En 2013, Valve, studio de développement auquel on devait déjà Counter-Strike, a sorti Dota 2, un titre extrêmement similaire à League of Legends. Comme ce dernier, il s’agit d’un MOBA, un jeu dans lequel deux équipes de joueurs, qui contrôlent chacun un héros doté de pouvoirs spéciaux, tentent de détruire la base adverse. Non seulement Valve a lui aussi créé un championnat officiel pour son jeu, The International, mais la première édition dudit tournoi s’est tenue avant même qu’il soit sorti, ce qui constitue une première à la fois dans l’histoire du jeu vidéo et dans celui des compétitions sportives. C’est en effet en août 2011, lors du salon de jeu vidéo Gamescom de Cologne, où Dota 2 venait d’être officiellement annoncé, que des joueurs de MOBA invités spécialement pour l’occasion ont pu s’affronter pour la première fois sur un jeu qui ne sortirait que plusieurs mois plus tard. L’équipe gagnante, Natus Vincere, est repartie avec un chèque d’un million de dollars.
Ainsi s’est constitué, peu à peu, un système de rémunération finalement assez proche de celui du sport professionnel. Avec l’augmentation de l’audience, et donc des recettes publicitaires et du sponsoring, une équipe d’e-sportifs (de 5 à 8 personnes selon le jeu, plus un coach) peut aujourd’hui espérer se partager 500 000 dollars de recettes en cas de victoire à un tournoi de taille moyenne. Ces « primes de match » ne sont cependant qu’une petite partie des revenus, l’essentiel provenant du streaming (un joueur pro suivi sur Twitch par 3000 à 5000 abonnés peut gagner de quoi vivre via le système de partenaires mis en place par la plateforme, et arrondir encore davantage ses fins de mois s’il reçoit de l’argent de ses fans via un système de dons comme Patreon) et des salaires fixes payés par sa structure, dont l’importance s’est accrue depuis les années 2000. Les plus importantes bénéficient du soutien de sponsors hors-secteur parfois considérables, comme Nike ou Redbull. Et les structures elles-mêmes, une fois connues, peuvent devenir des marques dont l’image est monnayable. On assiste ainsi depuis quelques années à du sponsoring à double-sens. Le constructeur Steelseries a notamment sorti une souris, un casque et un clavier aux couleurs de Fnatic, un regroupement d’équipes e-sport extrêmement célèbre. Cette montée en puissance des grosses structures leur permet de proposer des salaires élevés, obligeant les autres à s’aligner pour conserver leurs équipes. Le résultat ? Aujourd’hui, en cumulant ces différentes formes de revenus, un bon joueur pro appartenant à une structure peut espérer gagner entre cinq et dix mille dollars par mois. L’époque où les e-sportifs français pouvaient se contenter du statut d’auto-entrepreneur pour encaisser leurs maigres gains est bel et bien révolue.
Mais comme dans le sport professionnel, seul un petit nombre de joueurs parviennent à vivre convenablement de leur passion, et au prix de sacrifices importants. « Un joueur s’entraine entre 35h et 50h par semaine. C’est cinq soirées complètes, de 17h à 00h. Être joueur pro est donc beaucoup plus exigeant qu’il n’y parait et demande pas mal de sacrifices », confie Jérôme Sudries, joueur pro de Counter-Strike. C’est aussi ce qui a poussé Walshy, ancienne star de Halo, à poser la manette. « Vers la fin 2005 les tournois commençaient à devenir de plus en plus gros, et j’ai compris que c’était une occasion comme n’en a qu’une dans une vie – je pouvais toujours retourner plus tard à l’école », explique-il. Même s’il gagnait, au plus haut de sa carrière, près de 2000 dollars par jour en revenus publicitaires, il a fini par arrêter. La raison ? Les jeux de tir, dans lesquels ils était spécialisé (il était considéré comme joueur de haut niveau dans cinq d’entre eux), commençaient à passer de mode. Mais surtout, « la motivation compte pour beaucoup. Quand on est resté au top pendant longtemps comme moi, on a du mal à continuer à s’entraîner comme le gosse de 16 ans qu’on était, et qui rêvait toujours de devenir meilleur. »
Malgré tout, le phénomène ne semble pas près de s’arrêter. Conscients du bénéfice (dans tous les sens du terme) qu’ils peuvent tirer de la croissance de l’e-sport, structures comme créateurs de jeux font tout pour multiplier les sources de revenus. Dans Counter-Strike : Go, la dernière version du jeu, il est possible d’acheter des autocollants virtuels aux couleurs d’une des équipes stars (ou même comportant la signature de ses joueurs) pour les coller sur son arme et afficher son soutien. Les revenus des ventes de cet équivalent e-sport du t-shirt de supporter sont partagés entre la structure, qui fournit les visuels et prête son image, et Valve, qui réalise les autocollants et assure leur distribution via le moteur du jeu. « La vente d’autocollants peut parfois rapporter plus d’argent à une équipe que la compétition elle-même, pour peu qu’elle ait beaucoup de fans », continue Personne. Valve, toujours, a également mis en vente dans Dota 2 des passes virtuels qui permettent aux spectateurs, entre autres, de parier en direct pendant les matchs de The International, et de gagner des points pour leur personnage si leurs prédictions se vérifient. Si ces ventes d’objets rapportent beaucoup d’argent, elles sont aussi un moyen pour les développeurs de jeux de redorer le blason des micro-transactions, ces petits achats, de quelques euros au plus, proposés à l’intérieur même des jeux, souvent décriés mais qui rapportent des fortunes. Contrairement aux micro-transactions classiques, objets ou personnages purement virtuels, les passes et stickers ont un effet concret sur la communauté. En aidant au financement des tournois, en soutenant les e-sportifs qu’ils admirent et qui assurent le spectacle sur Twitch, les joueurs contribuent au développement du jeu et à sa popularité.
Dans ces conditions, l’e-sport est devenu un enjeu de taille lors du lancement d’un nouveau jeu vidéo. Autrefois, seuls le temps et l’expérience déterminaient si un jeu méritait d’être pratiqué de façon compétitive. Les développeurs d’Id Software n’avaient jamais imagineé, en créant Quake, que leur jeu serait un jour pratiqué de façon professionnelle et responsable de la naissance de la Cyberathlete Professional League. Aujourd’hui, les studios font tout leur possible pour que leur jeu soit estampillé « e-sport » avant même sa sortie. Pour attirer l’attention des joueurs et des médias, un tournoi avec quelques centaines de milliers de dollars de prix peut être beaucoup plus efficace qu’une campagne de publicité qui coûterait dix fois plus cher. Et même quand les éditeurs se montrent prudents, comme Blizzard, qui reconnaît que son blockbuster Overwatch n’a pas été pensé pour l’e-sport, les sponsors et les organisateurs de tournois se hâtent de proposer des compétitions dès qu’un jeu rencontre un important succès public. Et tant pis si la plupart des spécialistes s’accordent à dire qu’Overwatch, très agréable lors de parties entre amis, n’a pas la profondeur et la précision qui caractérise la plupart des titres e-sport intéressants. Suffit-il alors d’organiser quelques tournois bien dotés pour attirer les foules vers un nouveau jeu ? Non, semble penser Next, manager d’une équipe Counter-Strike. « Ce qui fait que les gens vont jouer à un jeu, explique-t-il, c’est plus l’aspect promotionnel, les vidéos de lancement, la campagne de com’, que l’aspect e-sport. Ce n’est qu’un atout en plus, pas la raison primordiale. » Personne se montre moins catégorique. « Quand un nouveau jeu arrive, tout le monde part du niveau zéro. L’argent peut attirer des gens, qui vont s’y mettre en se disant qu’ils ont une chance de devenir le nouveau champion. » Mais c’est surtout le fait que les éditeurs et les organisateurs de tournois créent des compétitions artificielles pour des jeux sans grand intérêt qui l’inquiète. « Ça pose une vraie question. Pour qu’un jeu soit un e-sport, il faut qu’il ait des mécanismes assez fins pour qu’on puisse départager les participants selon leur talent, or ce n’est pas toujours le cas. Imaginons un cas extrême : si demain j’organise une compétition de pile ou face avec un premier prix d’un million d’euros, est-ce que ça devient un sport ? »
L’argent, dans l’e-sport, est aujourd’hui un argument publicitaire. Pour les jeux bien sûr, mais aussi pour l’e-sport lui-même. Longtemps regardé de haut à la fois par les sportifs traditionnels, qui n’y comprenaient rien, et par une bonne partie des joueurs, qui eux-mêmes concevait parfois mal qu’on puisse vouloir gagner sa vie en passant cinquante heures par semaine à s’entraîner sur le même jeu, l’e-sport a vu dans son récent succès financier la preuve qu’il est devenu crédible. Cela explique sans doute pourquoi l’e-sport, comme tout bon nouveau riche, aime tant afficher son argent. « On montre plus d’argent qu’il on en brasse vraiment. Il y a aussi un côté starification, avec des joueurs qui apparaissent dans des pubs, que l’on va chercher à l’hôtel en limousine. Ça sert autant les joueurs que les développeurs, qui peuvent dire “regarde comme les gens qui jouent à mon jeu gagnent bien leur vie.” » Et les stars ne sont pas les seules à avoir changé leurs habitudes. Les joueurs pro moyens ont aussi changé leurs habitudes. « Ils se sont adaptés aux nouvelles réalités, poursuit Personne. Autrefois c’était normal pour eux de gagner 500 euros par mois, là ils commencent à refuser de se déplacer pour des tournois qui ne rapportent pas assez ou à claquer un peu d’argent en soirée, mais ça reste raisonnable. Il faut dire que les joueurs qui forment la scène aujourd’hui ont galéré à leurs débuts, se sont lancés dans le jeu sans espoir d’en vivre un jour. Par contre ce sera intéressant d’observer le comportement de la prochaine génération. » L’année dernière, Syed Sumail Hassan, un adolescent pakistanais de 16 ans, a remporté à lui seul 1,6 millions de dollars en jouant à Dota 2.