Prothèse 3D

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Le réfugié qui imprime des prothèses en 3D pour les rescapés de la guerre syrienne

Ibrahim, un jeune Palestinien qui poursuit ses études aux États-Unis, passe ses journées à tenter de démocratiser l'accès à des prothèses souvent hors de prix.

Au début du conflit syrien, Ibrahim Mohammad, alors adolescent, distribuait de la nourriture et des vêtements aux réfugiés de la plaine de la Bekaa, une région du Liban qui compte désormais plus de 360 000 réfugiés. Beaucoup avaient perdu leurs jambes à cause des bombardements et des fusillades ; encore plus avaient perdu leurs bras. Les habitants des camps de réfugiés ayant déjà un accès limité aux produits de première nécessité, il paraissait absurde d'imaginer qu'ils puissent recevoir des prothèses de membres permettant d'atténuer leur souffrance.

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Lorsqu'il distribuait du riz aux réfugiés, Ibrahim pouvait directement témoigner de la précarité de leurs conditions de vie. Après avoir fui son village de Beit' Anan, en Palestine, il avait grandi dans un campement situé dans les alentours de Beyrouth. L'eau était rare, tout comme l'électricité. Lorsqu'il voulait lire la nuit, il restait debout sous un lampadaire, dans la rue.

Aujourd'hui, Ibrahim étudie la mécanique à l'université américaine de Rochester. Il travaille dans un laboratoire sur un projet de réseau de distribution d'énergie à grande échelle. Il a eu cette opportunité grâce à AMIDEAST, une association américaine à but non lucratif dont l'objectif est d'aider les réfugiés et les jeunes du Moyen-Orient à obtenir une bourse d'études aux États-Unis et à prendre part à des échanges culturels.

Cette association fait partie de celles qui vont devoir se battre contre un problème de taille : le décret du président Trump, qui interdit temporairement l'entrée du pays à tous les réfugiés et les habitants de six pays du Moyen-Orient.

« Se rapprocher de quelqu'un qui n'a jamais manqué de nourriture ou qui ne travaille pas mais perçoit quand même une allocation est difficile. » – Ibrahim Mohammad

L'opportunité d'étudier dans une université de premier plan a permis à Ibrahim d'acquérir les savoirs nécessaires à la mise en place de technologies onéreuses au service de l'aide humanitaire. Sa propre expérience de réfugié lui a non seulement donné conscience des besoins et des souffrances qui touchent les gens dans les campements, mais l'a également poussé à agir pour réduire ces injustices.

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Les réfugiés palestiniens constituent environ 10 % de la population libanaise. Pourtant, ils n'en ont pas officiellement la nationalité. « La Palestine me considère comme un Libanais et le Liban me voit comme un Palestinien », m'avait déclaré Ibrahim Mohammad lors de notre première rencontre en juillet. « Ça fait de moi un apatride. » Ces réfugiés n'ont quasiment aucun droit politique ou social, et les opportunités économiques sont rares. Dans les campements, le taux de chômage avoisine les 90 % et les réfugiés ont interdiction d'exercer une vingtaine de professions, dont celles liées au droit, à la médecine et au journalisme. En tant que réfugié, il était probable qu'Ibrahim termine un jour en prison. Parfois, lorsqu'il aidait son père à vendre du jus d'orange sur un petit stand dans la rue, il était harcelé par les policiers. Ils essayaient de lui confisquer ses revenus du jour, sous prétexte que la vente de jus dans la rue était techniquement illégale. Il a même écopé d'une amende de 100 dollars. Lors de l'audience, il a demandé au juge : « Vous préféreriez que je vole ? J'essaye de gagner ma vie honnêtement, et vous me punissez pour cela. » Cette fois-là, le juge l'a déclaré non-coupable ; cependant, au fil des années, son père et lui-même eurent à payer plus de 1 000 dollars d'amende pour des accusations similaires.

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Ibrahim a attendu pendant longtemps que quelqu'un vienne améliorer les conditions de vie des habitants du campement, mais personne ne l'a fait. Plutôt que de laisser la colère le consumer, il a refusé de croire qu'il était inférieur aux autres. Lorsqu'il travaillait comme mécanicien, il disait « bonjour » à un client libanais qui venait quotidiennement ; tous les matins, le client répondait en lui crachant au visage. Ibrahim n'a jamais craqué, et a tenu à lui dire bonjour jour après jour. Au bout d'un mois, le client a arrêté de lui cracher dessus ; six semaines plus tard, il lui souhaitait une bonne journée en retour.

Alors qu'il était en classe de première, des membres d'AMIDEAST ont visité son lycée, dirigé par l'UNRWA [l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, ndlr]. Ibrahim a rempli une demande pour être éligible au programme « Hope Fund », qui s'occupe spécifiquement des bourses d'étude à destination des États-Unis et des opportunités d'échanges culturels pour les réfugiés palestiniens éparpillés dans différents campements du Moyen-Orient. Cet été-là, alors qu'il achetait des gobelets pour le stand de son père, il a reçu un appel des membres d'AMIDEAST, qui lui proposaient un entretien.

Dans un premier temps, Ibrahim a pensé que son père allait refuser, vu qu'il l'aidait à subvenir aux besoins de leur famille. Cependant, son père n'est pas allé travailler pour pouvoir emmener son fils à l'entretien. Avec cette nouvelle opportunité en vue, Ibrahim a décidé de devenir la personne qui n'était jamais venue à son secours.

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Nancy Qubain, l'une des fondatrices de programme « Hope Fund », lui a suggéré de s'intéresser à l'université de Rochester. Sur le site web de l'école, Ibrahim a été déconcerté par les photos d'élèves se jetant des bombes à eau. Ça semblait trop beau pour être vrai, presque forcé. « Vous ne voyez pas des gens heureux de se jeter des choses dessus dans les campements où j'ai grandi », m'a-t-il dit. En continuant de naviguer sur le site, il a découvert le laboratoire de l'université et son laser OMEGA, le plus puissant aux États-Unis après celui de Berkeley. Il a été inspiré par la devise latine de l'école, « Meliora ». S'étant lui-même investi personnellement dans l'amélioration des conditions de vie de ses pairs, cette devise lui a parlé.

Ibrahim dans le laboratoire. Crédit photo : Ibrahim Mohammad.

Ibrahim n'avait jamais quitté le Liban lorsqu'il a atterri pour sa première année de licence. Tout lui semblait mouvementé aux États-Unis : ses camarades venaient de milieux très différents et il était réticent quant au fait de raconter son histoire personnelle. « Se rapprocher de quelqu'un qui n'a jamais manqué de nourriture ou qui ne travaille pas mais perçoit quand même une allocation est difficile », m'a-t-il avoué. Mais lorsqu'il a commencé à s'ouvrir aux autres et à se faire des amis, il s'est rendu compte qu'il n'avait pas besoin d'avoir vécu les mêmes expériences que ses camarades pour s'entendre avec eux.

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Ibrahim Mohammad travaillait dans le laboratoire de l'université de Rochester lorsque nous nous sommes parlé pour la dernière fois, début janvier. Il revenait de la salle de gym et portait un débardeur noir. Ses longs cheveux bruns étaient ramenés en chignon. Désormais en troisième année de licence, Ibrahim a suivi un cours avec Douglas Kelley, un enseignant spécialisé dans la dynamique des fluides. Ce dernier a expliqué à Ibrahim l'importance des batteries « métal liquide ». « Elles ont la capacité et l'énergie nécessaires pour alimenter toute une ville, m'a dit Ibrahim. Elles peuvent jouer un rôle révolutionnaire dans la course pour trouver des énergies renouvelables plus efficientes. »

Ibrahim a également rencontré Omar Soufan lors de sa deuxième année d'études, alors qu'il travaillait sur un projet en République dominicaine avec Ingénieurs sans frontières. Omar a grandi dans la périphérie de Damas. Sa famille se trouve toujours en Syrie. Omar et Ibrahim ont rapidement uni leurs forces et mis leur expérience et leurs compétences au service de l'aide humanitaire. Le souvenir des souffrances dont Ibrahim avait été témoin dans la vallée de la Bekaa restait vif, et il voulait faire tout son possible pour aider les réfugiés syriens de cette région, dont la plupart étaient sortis mutilés de la guerre.

« Lorsqu'on donne à quelqu'un comme moi l'opportunité d'étudier dans une université américaine, vous ne devriez pas vous attendre à autre chose. » – Ibrahim Mohammad

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Ibrahim et Omar ont contacté l'oncle de ce dernier, membre de la Société médicale américano-syrienne. Celui-ci les a mis en lien avec le Bureau Syrien d'Aide Médicale (SMRO) de Majdel Anjar, un village libanais de la Bekaa situé le long de la route reliant Beyrouth à Damas. Ibrahim et Omar ont ensuite discuté avec des responsables du SMRO pour leur demander ce dont leur établissement avait besoin en priorité.

Si le SMRO de Majdel Anjar possédait un nombre satisfaisant de prothèses de jambes, il manquait cruellement de membres supérieurs car, comme Ibrahim l'a appris, ces derniers sont bien plus compliqués à créer. « Pour les jambes, il suffit d'avoir quelque chose sur lequel se tenir debout, m'a-t-il résumé. Mais pour les bras, il faut des mains assorties, qui vous permettent d'attraper des choses. » Le problème résidait dans le prix. Une prothèse de bras coûte des milliers de dollars, et au vu du nombre d'amputés – dont la plupart, des enfants, auraient eu à en changer tout au long de leur croissance – un tel matériel était inaccessible.

Ibrahim a alors évoqué ce problème avec son prof, Douglas Kelley. Par l'intermédiaire de son club de cyclisme, Kelley avait rencontré John Schull, professeur à l'Institut technologique de Rochester, dont les recherches portent sur les prothèses imprimées en 3D. Schull bosse avec e-NABLE, un réseau mondial qui offre tous les dessins nécessaires à l'impression en 3D de prothèses de jambes et de bras. Si le coût initial de l'imprimante est d'environ 1 300 dollars, chaque main ne coûte ensuite que 50 dollars à produire. Non contentes d'être bon marché, elles sont également recyclables.

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Après avoir pris contact avec John Schull, Ibrahim et Omar sont partis au Liban dans le but de transférer la technologie d'e-NABLE à la clinique de Majdel Anjar. Ils ont également sollicité l'aide de 3D LifePrints, une entreprise basée au Royaume-Uni qui aide les amputés des pays en voie de développement à accéder à des prothèses de bras et d'avant-bras imprimées en 3D. Cette entreprise imprime sur un plastique souple plutôt que rigide, ce qui signifie qu'il suffit d'une seule pièce pour créer une main. La paume est faite de filament flexible (« flexi-fil »), ce qui lui permet de se plier et de s'étirer.

Le doigt plié d'une main imprimée en 3D. Crédit photo : Ibrahim Mohammad.

Après avoir contacté le SMRO de Majdel Anjar, Ibrahim et Omar ont récolté 7 000 dollars qui ont servi à acheter des équipements de rééducation pour la clinique. L'été dernier, ils ont lancé le projet Prosthesis for New Syria (« Des prothèses pour une nouvelle Syrie ») dans le but de réunir assez d'argent pour acheter deux ou trois imprimantes 3D et suffisamment de flexi-fil. Ils aimeraient installer les imprimantes dans les bâtiments du SMRO pour ensuite réunir un panel de patients en attente d'une prothèse d'avant-bras. Jusqu'ici, ils ont récolté 4 300 dollars et ont pu acheter un scanner 3D.

Dans l'absolu, ils aimeraient que le processus entier soit autonome. Plutôt que de demander l'aide d'un docteur pour la mise en place de chaque prothèse, ils scanneraient et imprimeraient la prothèse en 3D, façonneraient et imprimeraient une emboîture à l'aide d'un logiciel de moulage en 3D, placeraient l'emboîture sur le moignon avant de fixer la main imprimée sur l'emboîture. Vu qu'un grand nombre d'amputés ne peut se déplacer jusqu'à la clinique, et vu que la création d'un « établissement » fixe est impossible dans une région aussi dangereuse, rendre le processus autonome permettrait de créer une sorte de clinique mobile.

Pour Ibrahim, l'une des ressources les plus précieuses dans la vie est le temps. Il se sent réconforté par le fait que, peu importe la taille de votre compte en banque, le temps ne s'achète pas. Le fait d'avoir été témoin de l'assassinat ou de l'emprisonnement d'un grand nombre de ses amis et le fait d'être conscient qu'il a peut-être échappé de justesse à un destin similaire l'ont poussé à faire tout ce qui était en son pouvoir, le plus rapidement. « Lorsqu'on donne à quelqu'un comme moi l'opportunité d'étudier dans une université américaine, vous ne devriez pas vous attendre à autre chose », m'a-t-il dit.

À terme, Ibrahim veut visiter des campements du monde entier : à Haïti, au Kenya, au Liban – hormis celui dans lequel il a grandi et où sa famille vit toujours. Il veut rencontrer des réfugiés venant de milieux différents et mettre en pratique les connaissances acquises à Rochester pour améliorer leur accès à l'électricité et à d'autres ressources. Il veut voir un enfant réapprendre à attraper un ballon. Il veut être sûr que des opportunités comme celles qui lui ont été offertes continueront d'exister pour les réfugiés.

Ibrahim souhaite que d'autres réfugiés entendent son histoire et sachent que même s'il a grandi dans un campement, il a eu la chance d'accomplir quelque chose dont il est fier. Il va être diplômé en mai de cette année. Alors que les perspectives actuelles pour les réfugiés aux États-Unis sont peu réjouissantes, il souhaiterait que son parcours reste à la portée de tous. « La meilleure chose que vous pouvez offrir à quelqu'un, c'est de l'espoir », a-t-il conclu.

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