En 1880, Rodin reçoit une commande de l’Etat pour concevoir l’entrée du futur musée des Arts décoratifs de Paris. Il lui faudra plus d’une décennie de recherches frénétiques pour échafauder La Porte de l’Enfer, une sculpture faramineuse de six mètres sur quatre qui va bouleverser sa carrière et devenir rapidement le projet de sa vie. À l’occasion de l’exposition consacrée au musée Rodin nous revenons sur cette création particulière.
La genèse, sous l’égide de Dante
Auguste Rodin a déjà 40 ans lorsqu’Edmond Turquet, sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, le sollicite pour ornementer la façade principale du musée des Arts décoratifs de Paris qui est alors en construction à l’emplacement de l’actuel Palais d’Orsay. Il lui demande un « modèle d’une porte décorative » ornée de « bas-reliefs représentant La Divine Comédie de Dante », selon les termes de l’arrêté signé par le ministre Jules Ferry le 16 août 1880. Rodin est encore assez méconnu du grand public à cette époque et vient de passer ses dix dernières années en Belgique à batailler pour imposer L’Âge d’airain au Salon de 1877, sa première grande figure en bronze. Il accepte sans hésiter la commission et se met immédiatement au travail dans l’atelier du Dépôt des marbres de Meudon qui lui est prêté pour l’occasion.
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Les premiers temps, Rodin colle à son sujet et puise essentiellement son inspiration dans le texte de Dante. Plus les mois passent et plus il se plonge avec exaltation dans l’épopée du poète florentin qui raconte son voyage à travers les trois règnes supraterrestres (l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis) pour rejoindre sa bien-aimée au Paradis. Fasciné par la première partie du poème consacrée à l’Enfer – et en réponse à La Porte du Paradis du sculpteur italien Lorenzo Ghiberti qui s’inspirait, elle aussi, du voyage dantesque – Rodin décide de façonner sa Porte de l’Enfer.
Après deux années intensives de recherches et de réflexions pendant lesquelles il s’efforce de donner forme à ses idées, Rodin apprend que les travaux du musée des Arts décoratifs qui devait ouvrir ses portes en 1882 ont pris un retard considérable, et que l’ouverture n’aura pas lieu dans les délais prévus. Sa commission est annulée. C’est donc sans références architecturales et désormais sans aides financières que Rodin décide malgré tout de continuer son projet. Privé de son support d’arrière-plan, il doit désormais concevoir sa porte comme une structure architecturale en elle-même, avec une identité propre. Il décide notamment que la porte ne s’ouvrira pas.
À partir de ses dessins, il réfléchit d’abord à la composition d’ensemble de son œuvre, imaginant successivement une porte formée de caissons juxtaposés en bas-relief, puis plus tard – ce qui deviendra la structure finale – des vantaux moins compartimentés et entremêlés de moulures. Il imagine trois figures principales pour dominer sa porte : le Penseur (probablement inspiré de la figure de Minos au départ, mais qui sera considérée plus tard comme une image de Dante lui-même), le Baiser (inspiré de Paolo et Francesca, les amants condamnés à l’enfer que Dante rencontre dans le cercle de la luxure) et le groupe d’Ugolin (Ugolin était un ancien tyran de Pise damné pour avoir trahi sa cité et dévoré ses enfants). D’autres groupes sont imaginés autour des thématiques du péché, de la damnation, du châtiment et des souffrances causées par les sentiments humains. De plus en plus, Rodin s’attarde sur les expressions de ses figures qui deviennent plus complexes et fatalement, plus humaines. Une force nouvelle est à l’œuvre dans l’atelier du sculpteur : l’esprit tourmenté de Charles Baudelaire.
L’inflexion baudelairienne
Durant la première moitié des années 1880, la renommée de Rodin ne cesse de croître. De plus en plus de critiques d’art s’intéressent à lui et certains introduits visitent son atelier. La plupart sont frappés par cette porte colossale qui est parvenue à un état de progression avancé. Rodin commence d’ailleurs à demander des devis à des fondeurs. Mais la fonte n’aura pas lieu tout de suite. En 1886, Rodin expose à la prestigieuse galerie Georges Petit plusieurs ensembles de sculptures issues de ses recherches pour . Certaines sont accompagnées d’extraits de poèmes des de Baudelaire, révélant – au-delà des cercles dantesques – une influence nouvelle du sculpteur qui s’exprime dans les visages de ses moulures, désormais empreintes d’expressions plus ambigües comme la sensualité ou la séduction. En 1888, Rodin réalise également à la demande de Paul Gallimard les illustrations de l’édition originale des qui seront directement dérivées des figures sculptées pour
Le mystère de 1900
C’est en 1989 que Rodin trouve finalement l’occasion de montrer sa porte lors de la cinquième Exposition universelle qui doit avoir lieu un an plus tard à Paris, et pour laquelle il prévoit d’organiser une grande rétrospective de son travail. Il fait donc préparer un exemplaire complet de la porte, sur lequel ses mouleurs travaillent durant une année entière, de juin 1899 à juin 1900. L’Exposition est inaugurée le 14 avril 1900 par le président Emile Loubet et Rodin dévoile enfin le fruit de dix ans de labeur. Mais la porte n’a plus grand-chose à voir avec la version originelle en bronze que le sculpteur avait imaginée au départ et dont les journalistes avaient parlé tant d’années.
C’est une étrange Porte de l’Enfer en plâtre blanc que les visiteurs découvrent avec stupéfaction, dépourvue des principales figures qui auraient dû peupler sa surface. Incomplète ou délibérément inachevée, on ne connaît pas les raisons précises qui ont amené Rodin à montrer sa porte dans cet état. Il n’y a sans doute pas de cause unique mais il est certain qu’au cours des années 1890 ses conceptions esthétiques avaient beaucoup évolué, et il est probable que personne, ni même le sculpteur, n’avait anticipé une telle métamorphose. Après l’exposition, le plâtre est ramené à l’atelier de Meudon et y sera oublié une dizaine d’années. Rodin y apporte encore de petites modifications au début du siècle, mais l’œuvre va rester telle qu’elle a été montrée en 1900, dans son long manteau blanc.
Renaissance inespérée
Dix-sept ans plus tard, Léonce Bénédite, le premier conservateur du musée Rodin qui ouvrit ses portes en 1919, prend une grande décision : il veut fabriquer la porte telle qu’elle n’a encore jamais vu le jour. Avec l’accord du sculpteur, qui touche à la fin de sa vie, Bénédite fait réaliser un nouvel exemplaire complet de la Porte de l’Enfer à partir des premiers moules fabriqués en 1899. Exposé au musée Rodin jusqu’au milieu des années 1960, le plâtre est aujourd’hui en dépôt au musée d’Orsay ; on peut considérer qu’il correspond à l’état auquel Rodin était parvenu vers 1890 et qu’il envisageait initialement de montrer en 1900.
L’œuvre connaitra encore une ultime et symbolique métamorphose en 1926 lorsqu’elle est finalement fondue en bronze pour la première fois par la fonderie Rudier (qui réalisera par la suite quatre autres exemplaires). Il fallut attendre encore trois années pour qu’elle soit enfin terminée et neuf supplémentaires avant d’être installée dans le jardin du musée Rodin en 1938. Plusieurs copies en bronze de la porte sont exposées dans le monde, notamment au Kunsthaus de Zurich, au Rodin Museum de Philadelphie, à l’université Stanford en Californie, au Musée national de l’art occidental de Tokyo et à la galerie Rodin de Séoul. Bien que ce soit l’apanage de la sculpture, il est malgré tout étrange de penser qu’un tel chef-d’œuvre puisse être reproduit à l’infini à partir des moules originaux.
Du vivant de Rodin, La Porte de l’Enfer, de laquelle furent extraites ses plus fameuses sculptures individuelles, changea de formes et de matériaux à plusieurs reprises pour ne finalement atteindre son état originel que trente ans après avoir jailli de l’esprit de son créateur. Il ne vit d’ailleurs jamais sa porte infernale comme il l’avait imaginée en 1890.
Jusqu’au 22 janvier prochain, le musée Rodin de Paris revient justement sur l’histoire atypique de ce chef-d’œuvre empreint de fièvre et de tourments que Dante avait décrit dans sa Divine Comédie. Plus de 175 œuvres dont une soixantaine de dessins et de photographies rarement montrés au public seront présentés, ainsi évidemment que le fameux grand plâtre exposé en 1900 et l’impérieuse porte en bronze nichée dans le jardin du musée.
Lucie ne sculpte pas mais elle est sur Twitter.
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