Il y avait six ou sept photographes présents lors de la naissance du punk, mais un seul a pris les bonnes photos : Godlis. La plupart des photographes qui traînaient avec lui dans le Bowery de la fin des années 1970 adoraient les méga-flashs employés par environ 100% de la presse musicale de l’époque ; Godlis au contraire, fraîchement débarqué de Boston en 1976, s’est mis à à shooter dans un tout autre style, plus dur, presque romantique – et en un sens, proche de la peinture. Il préférait les expos longues et ne jurait que par l’éclairage naturel. Revisitant les scènes du Paris nocturne des années 1930 de son héros Brassaï, Godlis a shooté les premiers concerts de Blondie, Television, des Ramones, Richard Hell, Suicide, des Talking Heads, Dead Boys, Patti Smith et plein d’autres dans et devant le club légendaire du early-punk, le CBGB.
Richard Hell, Bowery, 1977
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Bien qu’objectivement beau et unique, le style de Godlis fut jugé à l’époque « impossible à publier » par les magazines. Pour cette raison, il n’y a jamais eu de livre définitif publié sur cette série, en dépit de la popularité de ses sujets.
J’ai rencontré Godlis l’année dernière via Henry Horenstein, le vénérable photographe de Boston et encyclopédie de la country-music. Henry a suggéré que Godlis et moi-même nous voyions pour discuter. Il ne savait peut-être pas que ma plus grande influence – à la fois pour VICE et mon zine de photos MATTE – était le mag DIY de John Holmstrom et Legs McNeil, Punk, lequel a donné son nom au mouvement. Godlis pensait publier ce livre sur le early-punk depuis de longues années, et je cherchais pour ma part à lancer ma collection de livres photo.
On s’est donc mis à collaborer et nous avons pensé que le crowdfunding était le meilleur moyen de financer la sortir du livre. En moins de 48 heures, on avait reçu plus de 20 000 dollars sur Kickstarter pour le premier livre de MATTE Éditions, provisoirement nommé History Is Made at Night. J’ai parlé à Godlis des influences conjuguées du destin et de l’intuition, lesquelles ont mis au monde une série de photos définitive sur l’un des moments les plus décisifs de l’histoire du rock and roll.
VICE : Près de quatre décennies plus tard, les gens veulent enfin sortir tes photos des débuts du punk dans un livre.
Godlis : Je suis assez stupéfait, pour être honnête. Je ne m’attendais pas à ce que quiconque réagisse.
Pour diffuser la nouvelle, tu as contacté pas mal de personnes qui figurent dans ces photos– des gens du punk new yorkais d’époque.
Depuis que je me suis inscrit sur Facebook et que j’ai envisagé les possibilités que le réseau offrait, j’ai réalisé que c’était comme traîner avec les gens du CBGB, sauf qu’on reste chez nous, devant l’ordi. C’est là que se trouvent désormais tous mes vieux amis de la fin des années 1970. Ils réagissent aux photos que je poste, et j’apprécie leurs remarques. Ce sont toutes ces personnes que j’ai contactées, et elles ont trouvé l’idée géniale.
Patti Smith, Bowery, 1976
Les photos seront accompagnées de commentaires rédigées par ces mêmes personnes, si j’ai bien compris.
À chaque fois que je poste une photo, les gens se rappellent de trucs que j’avais complètement oubliées. Sur ma photo de Patti Smith, les mes débattent encore pour savoir quelle est la personne à l’arrière-plan, côté gauche. Les gens ont des histoires dingues pour presque chaque photo, et on essaie de les mélanger pour le bouquin.
Joey Ramone, St. Mark’s Place, 1981
C’est ton premier livre, je crois.
Ouais, j’ai déjà été publié dans pas mal de bouquins auparavant, mais je n’ai jamais sorti mon propre livre. Et j’ai toujours pensé ces photos comme autant d’éléments pour pouvoir constituer un vrai livre de photos. Je les ai prises pourça. C’est parfait de monter le projet aujourd’hui, après tout ce temps, via le crowdfunding. C’est très similaire à ce qu’on faisait au CBGB à l’époque. C’est une manière DIY d’assembler un projet sur une scène qui est également DIY. Mais c’est la manière dont ça doit être fait, selon moi
Alex Chilton, Bowery, 1977
J’ai lu qu’à l’époque, ton influence principale était BrassaÏ. Tu peux m’en dire plus ?
La dernière édition de son Paris de nuit est sortie aux Etats-Unis en 1976, pile au même moment. J’ai été plus que charmé. À la même époque, je trainais tout le temps au CBGB, et je me suis dit que ses thèmes et les miens étaient au final très proches. Du coup, j’ai fait des photos nocturnes sur le Bowery de ces années-là, comme lui avait immortalisé le Paris d’avant-guerre.
Certaines personnes, à l’époque, ont qualifié tes photos de « floues ». Pourquoi, selon toi ?
Eh bien, je n’utilisais pas de flash. Les gens avaient l’habitude de voir des photos de groupes de rock brillantes, super vernies. Parfois quand je prenais les gens en photo, ils me disaient : « Hey mec, ton flash ne s’est pas déclenché. » Certains photographes d’art faisaient des choses similaires aux miennes, mais évidemment, dans un tout autre registre. Du coup, à chaque fois que je voulais me faire publier, les rédacteurs refusaient. Certaines étaient tout de même imprimées – sur papier journal – par le NMEen Angleterre. Mais la plupart des mags new yorkais où j’amenais mes photos les refusaient. Tout le monde se foutait du punk, en fait. Jusqu’à l’année suivante, quand les Sex Pistols ont explosé. Il a fallu attendre les Sex Pistols pour que les gens s’intéressent au punk en Amérique.
Klaus Nomi, Jim Jarmusch, Christopher Parker
Jim Jarmusch doit écrire la préface du livre, je crois.
Oui, Jim est un ami de longue date, et l’un de mes sujets – j’ai une super photo de lui à l’extérieur du CBGB. Je le connaissais quand il était encore étudiant à NYU. On partageait un modèle, Christopher Parker, qui jouait aussi dans son premier film, Permanent Vacation. C’était le mec parfait pour écrire cette préface – il fréquentait la scène, à l’époque.
Talking Heads, CBGB, 1977
Comment t’es-tu retrouvé parmi ces gens ?
J’avais vu une pub au dos du Village Voiceavec des noms de groupes étranges. Quel genre de mecs pouvaient monter un groupe qui s’appelait Television ? Puis, j’étais tombé sur plusieurs numéros de Punk, avec dedans des photos de ce qui se passait dans ce club, le « CBGB ». Je suis allé là-bas et direct, j’ai entendu Television – je me suis dit, OK, tous ces gens écoutent le Velvet Underground comme moi, en fait. C’était marrant de traîner avec eux. Le punk n’était pas encore « menaçant » pour quiconque, pas avant les Sex Pistols en tout cas. Les épingles à nourrice n’existaient pas. On avait 25, 26 ans et il n’y avait plus rien à faire dans le rock and roll, c’était mort, on devait trouver un nouvel endroit pour créer notre scène. C’est ce que les gens ont fait au CBGB.
DIY, etc.
Ouais : si un label ne veut pas te signer, sors ton 45 tours. Accroche tes posters. Va jouer où personne ne veut jouer, dans le Bowery. J’ai vu les Ramones, et c’était fini – j’étais là : OK, c’est ici que je traîne maintenant.
Blondie, CBGB, 1977
Ce truc était impossible à définir, tout le monde était différent. Le « punk » est arrivé avec Punk, le fanzine. Voilà. Et ce nom correspondait bien à ce que tout le monde faisait, au final.
Ouais. C’était juste trois mecs du Connecticut qui ont lancé un magazine parce qu’ils n’avaient rien à faire d’autre.
John Holmstrom est un dessinateur de génie qui étudiait avec Harvey Kurtzman, le mec de Mad. Et tout le monde aimait Mad. C’était le premier endroit où l’on a compris que les adultes avaient aussi le droit de faire les cons. Dans Punk, les mecs écrivaient des articles à propos de tous les gens qui fréquentaient la scène. Ça suffit pour faire un magazine, faut croire.
Dictators, Bowery, 1976
La période (la fin des 70s) et le lieu (le Bowery, le CBGB) ont été très romantisés par les générations qui ont suivi la vôtre. De quel œil les jeunes d’aujourd’hui voient tes photos ?
Eh bien, dans les années 1980, ces photos étaient encore récentes et n’avaient pas le côté mythique qu’on leur a donné par la suite. C’est lorsque Nirvana est arrivé que les gens ont commencé à me rappeler pour prendre des photos. Le punk ayant influencé Cobain, d’un coup c’est devenu historique. Mais dans une certaine mesure, c’est vrai – ces photos ont été prises pour être regardées des années plus tard. Étant photographe, j’ai vu mon travail comme un projet à la fois documentaire et artistique. J’ai essayé de capturer cette période pour que, le jour où les gens voudraient s’en rappeler, ils aient toutes ces photos sous la main.
Godlis est un photographe et une institution à New-York. Suivez-le sur Instagram. Aussi, allez soutenir Godlis sur Kickstarter et pré-commandez son livre ici.