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Interview

46 jours sans manger, et 24 kg en moins : l'histoire de ma grève de la faim

Lateef Johar Baloch a passé un mois et demi sans nourriture pour s'opposer à des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées.
Lateef durant sa grève de la faim. Photo publiée avec l'aimable autorisation de Lateef.

Cet article a été initialement diffusé sur VICE UK.

Les grèves de la faim n'ont jamais vraiment quitté le radar de l'actualité au cours des dernières décennies. En 2017, les cas les plus célèbres ont sans doute été ceux de deux prisonniers de Guantánamo, Khalid Qasim et Ahmed Rabbani. Ces deux détenus refusent de s'alimenter depuis le 20 septembre, protestant contre leur incarcération sans aucune charge, et ce depuis 15 ans.

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Une telle attitude de protestation non-violente remonterait autant à l’Irlande préchrétienne – on dit souvent que Saint Patrick avait recours aux grèves de la faim – qu'à l'Inde de la période dite classique. Les suffragettes, les républicains irlandais, Gandhi et les dissidents cubains : tous ont utilisé la grève de la faim pour faire avancer leurs idées. Mais à quoi peut bien ressembler une grève de la faim vécue « de l'intérieur », quand votre estomac vous fait souffrir le martyre, et que vous n'êtes que faiblesse ?

Pour le savoir, je me suis entretenu avec Lateef Johar Baloch, étudiant pakistanais qui milite pour la défense des droits de l'Homme.

VICE : Pourquoi avez-vous décidé de vous lancer dans une grève de la faim ? Lateef Johar Baloch : J'ai commencé ma grève de la faim le 22 avril 2014 dans le but de médiatiser la disparition forcée de l'un de mes amis, Zahid, enlevé par des forces de sécurité pakistanaises à Quetta, dans le Baloutchistan. Zahid, un des leaders de la contestation étudiante, a été enlevé au vu et au su de tout le monde le 18 mars 2014. Il est toujours porté disparu.

Vous vouliez donc mettre l'accent sur cette disparition.
L'objectif de ma grève de la faim était d'attirer l'attention des médias – étrangers et nationaux – afin qu'ils évoquent plus longuement les nombreuses disparitions forcées et exécutions extrajudiciaires qui ont touché les étudiants, les humanitaires et les activistes dans la province pakistanaise du Baloutchistan – les responsables étant les forces de sécurité pakistanaises. La situation sur place est catastrophique.

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Et pourquoi avoir choisi la grève de la faim, plutôt qu'un autre mode de protestation ?
Je suis né à Awaran, dans l'une des régions les plus pauvres et reculés du Baloutchistan, où illettrisme et malnutrition font des ravages. Cette région a été frappée à de nombreuses reprises par les forces paramilitaires pakistanaises, et les civils ont été les plus touchés. Le black-out médiatique est total au Baloutchistan. L'armée pakistanaise empêche les journalistes de faire leur travail – d'ailleurs un reporter du New York Times a été banni du territoire suite à un reportage sur la situation de la région.

Vous aviez donc besoin de « marquer le coup ».
De mon côté, j'avais déjà eu recours à différentes formes de protestation, des manifestations classiques aux actions coup de poing. Ça n'aboutissait à rien, et l'État pakistanais continuait à viser les professeurs, intellectuels, avocats et militants baloutches. Des proches et moi-même étions convaincus que seule une action radicale comme une grève de la faim pouvait mettre en évidence de tels abus.

Et que s'est-il passé lors de votre grève de la faim ?
Les premiers jours, j'avais extrêmement faim, très mal à l'estomac. La deuxième semaine, cette douleur s'est calmée, car l'ensemble de mon corps me faisait souffrir. J'avais terriblement mal dans les os – c'était un calvaire. Je n'arrivais pas à m'asseoir correctement. Il m'était impossible de me concentrer, et discuter avec quelqu'un relevait de la torture. Au bout de trois semaines, je tombais dans les pommes toutes les trois-quatre heures, et j'étais de très mauvaise humeur. Les derniers jours, j'avais du mal à respirer, et mes selles étaient sanguinolentes. Je n'avais plus aucune énergie, j'avais des problèmes d'audition, des maux de tête. Je n'arrivais pas à dormir. En tout, j'ai perdu 24 kg – je ressemblais à un squelette.

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Et pourquoi avez-vous arrêté cette grève ?
Eh bien, au bout de 46 jours, de nombreux proches de disparus baloutches m'ont demandé d'arrêter afin que je ne meure pas. L'État pakistanais, lui, n'a pas réagi.

Et quels ont été les effets à long terme de votre grève de la faim ?
J'ai été incapable d'avaler quoi que ce soit de solide pendant deux mois. Si je mangeais un bout de pain, j'avais mal pendant des jours – un mal de chien. De plus, il n'y a pas que l'aspect physique qui a été touché. Mentalement, ça a été très compliqué : ma mémoire a été affectée, par exemple. Étudier est devenu une gageure.

Et quelle a été l'attitude des médias ?
La réaction médiatique a été énorme. La grève de la faim a été évoquée par l'AFP, la BBC, Al Jazeera, et de nombreux autres médias. Mais ce sont les réseaux sociaux qui ont le mieux servi ma cause. Sur Twitter et Facebook, on a beaucoup parlé de cette action, et ça m'a encouragé à poursuivre ma grève.

Votre grève de la faim a-t-elle été une réussite, à vos yeux ?
Le Baloutchistan a été au centre de l'attention internationale, alors que tout le monde s'en désintéressait auparavant – ça, c'est une vraie réussite. Malheureusement, les disparitions forcées se poursuivent aujourd'hui, à Quetta ou Karachi. Il y a peu, l'armée pakistanaise est intervenue dans une maison et a enlevé trois femmes, ainsi que leurs enfants, par exemple. Sinon, à Karachi, un militant des droits de l'Homme célèbre, Nawaz Atta, a également été enlevé. Je n'ai absolument pas arrêté de m'opposer à tout ça. La lutte continue, jusqu'à la fin de mes jours.

Lateef Johar Baloch et James McMahon sont sur Twitter.