Calmez-vous avec les photos de vos enfants sur Facebook

Parmi mes 630 amis Facebook, je pense avoir un panel assez représentatif de ce qui se fait de pire sur le réseau social aux deux milliards d’utilisateurs. Tout d’abord, on y trouve ceux qui jugent bon de prendre leur photo de profil dans une salle de sport ou près d’une piscine, en prenant soin de mettre leur tatouage insolent au premier plan – sans parler des combos duck face avec index et majeur levés. Viennent ensuite les couples qui s’interpellent sur leurs murs respectifs alors qu’ils vivent sous le même toit, les gens qui te sollicitent pour participer à ces challenges aussi débiles que viraux, les murs remplis de citations à la con puis les indigné(e)s qui jouent aux éditorialistes.

On pourrait espérer que l’effervescence de la rentrée soit synonyme de reflux de ce contenu polluant. Bien évidemment, ce n’est pas le cas. Le début du mois de septembre constitue plutôt un entre-deux chargé qui permet aux retardataires de poster leurs photos de vacances, et aux réactifs celles de leur rentrée. Dans les deux cas, les enfants se retrouvent régulièrement en première ligne. Aux clichés de Timéo et Emma sur le sable breton ou landais succède l’indéboulonnable album « Premier jour de primaire pour mes deux loulous. » L’occasion de relancer cette sempiternelle question : pourquoi tant de gens continuent de poster des photos de leurs gosses sur Facebook ?

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Le sharenting – contraction de sharing et parenting – n’est pas un phénomène nouveau. Il précède même l’existence des réseaux sociaux puisque dès les débuts d’internet, certains parents ouvraient une adresse mail pour réserver un nom de domaine pour leurs enfants. Clin d’œil de l’histoire : la première photo prise avec un téléphone portable, en 1997, est celle d’un nouveau-né. Le développement du web collaboratif a ensuite accéléré le mouvement. En 2010, la société de sécurité sur internet AVG révélait dans une étude que près de trois Françaises sur quatre avaient déjà posté des photos de leur enfant sur le web avant leurs deux ans.

Je n’avais jamais vraiment prêté attention à cette tendance, jusqu’à ce que le nombre de parents augmente autour de moi. Aujourd’hui, je dirais que trois naissances sur quatre dans mon entourage sont annoncées par une photo du nourrisson sur Facebook. En naviguant sur le web, j’ai pu me rendre compte que cette pratique avait autant de détracteurs que de défenseurs. Récemment, Slate a remis en ligne un témoignage publié initialement en 2013, dans lequel un père de famille explique pourquoi il ne poste jamais rien concernant ses enfants. Preuve que le débat perdure, l’article a suscité pas mal de réactions, chacun y allant de son avis plus ou moins mesuré. En voici deux, à mon sens assez symptomatiques.

Personnellement, je suis assez mal à l’aise avec la surexposition qui inonde désormais mon fil d’actualité. J’ai parfois l’impression que certains parents exposent leur gamin comme un jouet, dans une optique de distraction. Rappelons que l’enfant n’est pas une marchandise et que le respect du droit à l’image est valable pour tous. Sans compter qu’aux dernières nouvelles, la première des missions parentales est de préserver son enfant d’éventuelles menaces extérieures. À commencer par la possibilité, certes minime, de retrouver le petit minois de votre enfant sur un site douteux après que sa photo ne soit tombée par mégarde dans le domaine public.

Facebook ayant pris l’habitude de jouer avec les paramètres de confidentialité, croire que l’on se protège en ciblant ses publications à une audience restreinte reste bien souvent un leurre. Avec les éventuels prédateurs sexuels, les analystes de données constituent la seconde catégorie d’acteurs ravis de bénéficier d’une base d’informations gratuite et à portée de clics. Derrière une simple photo se dévoile en effet un certain nombre d’informations permettant des croisements de données avec le lieu de vie déterminé par la géolocalisation, les centres d’intérêt ou les habitudes de consommation. Fournies avec notre consentement passif, ces informations constituent la matière première des analystes pour alimenter le profilage marketing.

Pour Jérôme, chef d’entreprise de 40 ans et père d’un garçon de 5 ans, s’interdire de poster des photos de son fils renvoie davantage à une question de libre arbitre. « Ce n’est pas à moi de choisir pour lui, alors qu’il n’est pas en état de décider » explique-t-il. C’est un peu comme la religion : s’il a envie d’être catholique ou musulman, c’est lui qui choisira. Ce n’est pas tant la crainte d’une utilisation commerciale ou pédopornographique qui me pose souci, mais la question de son libre choix. Comment vivre et appréhender le monde à douze ans lorsque tu découvres que tu as déjà une existence sur les réseaux sociaux ? »

Cette identité numérique façonnée pour (et à l’insu de) votre enfant, deviendra problématique lorsque celui-ci arrivera à l’adolescence. C’est une période de la vie déjà assez compliquée en soi pour que le puzzle de la construction personnelle vienne être perturbé par des photos d’enfance. La question n’est pas de savoir si elles sont avantageuses ou non, d’ailleurs. Nous ne sommes pas dans le cas extrême de ces parents qui filment l’humiliation de leurs enfants pour augmenter leur nombre de vues sur YouTube. Dans une société du paraître, une image jugée positive par autrui peut être considérée comme dévalorisante ou simplement inadaptée par le sujet. Si elle ne dérange pas l’enfant à l’instant T, difficile d’anticiper sa réaction quelques années plus tard. Va-t-il accepter sans broncher de se voir affiché, le visage recouvert de compote, déguisé en Spiderman ?

Beaucoup plus alertes et vigilants que leurs parents sur ces questions d’identité numérique, il y a fort à parier que les digital natives finissent par se rebeller. Le retour de bâton pourrait ainsi prendre la forme de poursuites judiciaires, comme l’imaginent plusieurs spécialistes de la question. L’histoire ultra médiatisée – bien que révélée bidon après coup – de cette Autrichienne de 18 ans intentant un procès contre ses parents pour des centaines de photos d’elle sur Facebook pourrait être prophétique. Les optimistes rétorqueront que les jeunes connectés ont pris l’habitude de nettoyer leur présence sur internet avant de postuler à une formation ou à un job. Mais difficile de tout effacer lorsque l’historique parental remonte à plus de dix ans, et que les données appartiennent pour la plupart aux plateformes.

L’autre souci, peut être moins évident que les précédents, concerne l’impact psychologique sur les enfants eux-mêmes. Instables émotionnellement, les enfants n’ont pas les armes pour dissocier la vie telle que présentée sur les réseaux sociaux de celle du quotidien. À quelques exceptions près, l’un des principes d’un réseau social est de véhiculer une image survalorisée de soi-même et des gens qui nous accompagnent. En bons Narcisses que nous sommes devenus, la confusion entre désir et besoin de reconnaissance se déguise en une course aux likes. Facebook devient ainsi la nouvelle jauge d’estime de soi. Nous passons notre temps à sonder l’intérêt qu’autrui nous porte, jusqu’à finir par lui reprocher de ne pas avoir liké tel ou tel contenu. Les interactions sur les supports numériques donnent l’illusion de devoir se construire en fonction de ce qui plaît aux autres. Cela freine l’autonomisation de l’enfant, qui doit apprendre à se développer à partir de son propre système de valeurs et de ses goûts personnels.

Le dernier problème se résume à ce que j’aime appeler le voile d’illusion parentale. Les parents s’avèrent souvent présomptueux quant à l’intérêt supposé de ce type de contenu – désolé de vous l’apprendre, mais une bonne partie de vos amis se cognent de ce qu’a mangé votre progéniture au goûter. Ensuite, il y a la traditionnelle idée reçue qu’un bébé est toujours magnifique – ce qui est très faux ; il en existe même de très vilains. De l’autre côté de l’écran, la raison de vivre d’un couple peut ainsi se transformer en un banal sujet de railleries. Envoyer vos photos par mail ou message privé permettrait donc de protéger votre gosse de l’impitoyable vindicte populaire.

Face à toutes ces conséquences néfastes, pourquoi une prise de conscience plus généralisée ne s’opère-t-elle pas encore ? Pour tenter d’en savoir plus, j’ai demandé l’éclairage de deux personnes plus qualifiées que moi sur ces questions. Le premier à m’avoir répondu est Olivier Ertzscheid, chercheur et maître de conférences en sciences de l’information et de la communication. Selon lui, le biais de conformité sociale jouerait un rôle important, notamment dans le contexte des photos de naissance. « On se dit qu’on ne peut pas être le dernier couillon qui, par principe, ne poste pas de photo de son nouveau-né, alors qu’on était tout fier à la clinique », explique-t-il. « La personne a l’habitude de liker quand un de ses amis le fait, donc elle se rassure en se disant que ce n’est pas si dangereux que ça et qu’elle réfléchira à la question de la vie privée plus tard. »

Cela s’explique aussi, selon lui, par « la dimension pulsionnelle de la plupart de nos interactions sur ces plateformes avec des outils conçus pour nous inciter à agir sans réfléchir. » Ce caractère pulsionnel conditionnerait une baisse de la vigilance sur le long terme. C’est par exemple le cas de Sophie, assistante sociale de 32 ans et mère d’un enfant de quatre ans. S’interdisant de dévoiler le visage de son enfant en bas âge, elle a progressivement baissé la garde. « Au début, j’ai tenu à préserver mon fils en ne publiant aucune photo de lui nourrisson. Puis à partir de ses trois ans, j’ai commencé à partager quelques clichés où son visage n’apparaissait pas. C’est un fréquent sujet de discussion avec mon époux, qui est strictement opposé à toute publication. Par souci de protection, de croyance religieuse, de pudeur, de respect de la vie privée et de son droit à l’image. Sur les dernières photos, mon fils est parfaitement reconnaissable, et ça me gêne. Avec le recul, je me rends compte que je le pensais plus vulnérable bébé alors qu’il l’est tout autant à quatre ans. J’avais besoin d’une piqûre de rappel. »

Psychologue des médias numériques, Vanessa Lalo fournit à son tour quelques éléments de compréhension. « C’est un peu comme si on était pris dans une sorte de tourbillon culpabilisant, de sorte qu’on finit par se convaincre qu’on est passé à côté de quelque chose en n’ayant rien posté », avance-t-elle. « On échappe difficilement à cette consommation, certains ne veulent pas forcément étaler leur vie familiale, mais il y a tellement de sollicitations des proches. Plus on est interconnectés, plus on a de gens qui nous sollicitent bien au-delà du petit cercle de proches dans la vraie vie. » La psychologue pointe également les limites du storytelling avec la création d’une histoire numérique qui démarre par les photos du gros ventre, voire de l’échographie. Cela a pour effet de susciter l’attente de vos amis Facebook, qui s’attendent naturellement à une suite. « Les gens vous poussent à poster des infos, et il y a une désinhibition propre à internet qui fait que l’on est tous dans une proximité fabriquée. Et puis, il faut bien montrer au monde qu’on est heureux ! »

Si vos amis ont donc souvent un rôle incitatif, il arrive parfois qu’ils anéantissent totalement vos bonnes résolutions. Ce fut le cas d’un couple qui racontait son histoire dans un article du Monde, paru en 2010 : « Nous avons essayé de garder notre fils en dehors de Facebook. C’était sans compter l’amicale participation spontanée de notre entourage, qui s’est empressé de divulguer tout un tas d’informations à son sujet. Au bout de deux mois, il était tagué sur de nombreuses photos, et on pouvait suivre ses aventures à travers les profils de nos amis. » Dans ce triste monde numérique qui est le nôtre, même ceux qui décident de ne pas jouer le jeu se font poursuivre par les personnes qui continuent de le faire.