« C’est quand j’ai vu mon clitoris coupé par terre que je me suis évanouie ». En 1993, Fatou a dix ans et doit partir en vacances dans le village sénégalais d’où sont originaires ses parents. Sous prétexte d’un conflit avec son épouse restée dans le Val-d’Oise, le père de Fatou retient la fillette pendant trois ans au Sénégal et valide son excision. Vingt ans plus tard, dans un café parisien, après le boulot, elle raconte son traumatisme : « Ma mère a toujours voulu m’en protéger. Jusqu’à mes 10 ans, à chaque vacances au pays, elle faisait en sorte que personne du village ne voit que j’étais complète en bas ».
Dans son ethnie, les Soninkés, l’excision s’apparente à un rite de passage traditionnel obligatoire, « pour devenir femme » au même titre que la circoncision chez les petits garçons. Entre deux gorgées de chocolat chaud, Fatou analyse, calme : « C’est ma famille paternelle qui a profité de l’absence de ma mère quand j’avais 11 ans ». En février 1995, une cousine la voit dans la douche et se rend compte qu’elle a toujours son clitoris. Quelques jours plus tard, des tantes la coincent dans sa chambre, « quatre grosses vaches qui m’ont sauté dessus », précise Fatou dans un demi-sourire avant d’ajouter, glaçante : « Je ne sais pas combien de temps ça a duré mais, si vous me donnez un morceau de viande, je suis capable de refaire précisément tous les gestes de l’exciseuse, tous ». Ses hurlements alertent des voisins plus offensés par l’âge tardif auquel on excise l’adolescente que par la torture en cours sur une gamine de 11 ans. De nationalité française, c’est cette mutilation sous la surveillance de son père qui permet à la mère de Fatou d’alerter la justice, de récupérer sa garde et de la faire revenir dans le Val-d’Oise. Mère et fille n’en ont jamais parlé.
Videos by VICE
« Le problème s’est déplacé dans le temps et dans l’espace. On ne mutile plus les fillettes sur le territoire français mais les adolescentes dans le pays d’origine » – Marion Schaefer
Fatou fait partie de ces adolescentes qui, sous prétexte de vacances dans le pays d’origine de leurs parents, reviennent excisées. Dans l’Hexagone, l’excision est un crime puni par la loi. Après des procès très médiatisés en France du milieu des années 1980 jusqu’à 2005, aucune condamnation n’a été prononcée depuis 2012. « Ces jugements a permis de mieux protéger les petites filles jusqu’à leurs 6 ans, désormais surveillées dans les centres de Protection maternelle infantile (PMI) qui contrôlent l’intégrité de leur sexe, avec la présence d’un parent, pendant les visites », décrypte Marion Schaefer, vice-présidente d’Excision parlons-en !, association qui fédère plusieurs organisations sur la thématique de l’excision en France et dans le monde.
Pour rappel, il existe plusieurs types de mutilations génitales féminines (MGF), du retrait du capuchon du clitoris, à l’ablation des petites lèvres et à la fermeture de la vulve, on parle dans ce dernier cas d’infibulation. Les conséquences des MGF sont alarmantes. Entre autres : hémorragie et parfois décès lors de l’intervention et, les années qui suivent, baisse du plaisir sexuel, douleurs intenses pendant les règles, infections. « Le problème s’est déplacé dans le temps et dans l’espace. On ne mutile plus les fillettes sur le territoire français mais les adolescentes dans le pays d’origine de leurs parents, précise Marion Schaefer. Généralement l’excision se déroule lors des grandes vacances d’été pour qu’elles ne ratent pas l’école et qu’elles aient le temps de cicatriser avant leur voyage retour ».
Aujourd’hui, Excision parlons-en ! estime que trois filles sur dix issues de pays pratiquant l’excision restent menacées. Parmi les destinations les plus à risques : la Guinée, le Mali, le Sénégal, le Cote d’Ivoire et l’Egypte. Pour alerter et protéger ces ados, l’association lance, chaque mois de février, depuis 2017, sa campagne : Alerte excision ! En Seine-Saint-Denis à une station du tram 1, une de ses affiches remplace les publicités pour parfum. Sous un avion, on distingue l’ombre d’une lame de rasoir. Son slogan : « Tu pensais partir en vacances ? ». « Ça doit attiser la curiosité des ados et les mener vers le site qui comprend un test pour savoir si la jeune fille est menacée, un tchat, une vidéo, des numéros d’urgence et des conseils », décrit la vice-présidente qui intervient aussi dans les collèges et lycées avec un public à risque.
C’est d’ailleurs au collège, lors de la visite médicale obligatoire avec le médecin scolaire, que Fatou, se confie pour la première fois à un adulte sur son excision : « En consultation, le docteur demandait aux élèves si elles avaient subi une excision. Je ne connaissais pas le terme, j’ai nié mais je suis revenue plus tard pour lui dire que si. J’étais vraiment en souffrance à cette période. » Une adolescence bousillée par une lame de rasoir, émaillée de pensées suicidaires qu’elle raconte avec douleur. Le médecin lui donne une plaquette du GAMS, la Fédération française de prévention des mutilations génitales féminines basée à Paris. Elle subtilise une carte téléphonique à sa mère et passe un coup de fil depuis une cabine au numéro indiqué sur le prospectus : « J’ai eu mon ange gardien au bout du fil ».
« À 10 ans, je devais partir pendant les vacances d’été en Somalie avec ma mère et mes trois petites sœurs, toutes non excisées. Ma grande sœur m’a donné la mission de protéger mes cadettes et d’empêcher à tout prix qu’elles soient mutilées » – Samira
Comme pour Fatou, c’est son médecin traitant cette fois-ci qui a permis à Samira, Française de 28 ans née en Somalie, de mieux cerner son traumatisme et surtout de protéger ses petites sœurs. La jeune femme qui travaille à Paris aujourd’hui, quitte son pays d’origine à 3 ans pendant la guerre civile qui le ravage, excisée avant son arrivée en France, comme sa sœur aînée. La raison ? « La tradition et la pression sociale, c’était comme ça », tente-t-elle d’expliquer timidement, venue témoigner pour la première fois accompagnée de son meilleur ami. « À 10 ans, je devais partir pendant les vacances d’été en Somalie avec ma mère et mes trois petites sœurs, toutes non excisées. Ma grande sœur m’a donné la mission de protéger mes cadettes et d’empêcher à tout prix qu’elles soient mutilées », raconte-t-elle. Elle profite d’un passage chez le médecin pour les vaccins obligatoires avant son départ en Somalie, et lui confie ses craintes. Le docteur qui la suit depuis son arrivée en France reçoit sa mère, sans lui préciser que la lanceuse d’alerte n’a que 10 ans, lui explique qu’il doit ausculter les trois petites avant et après le voyage et lui rappelle qu’on lui ôtera la garde de ses enfants si elles reviennent en France mutilées. Mission accomplie.
Quinze ans plus tard, en larmes dans un café, ajustant son maquillage, Samira décrit sa jeunesse détruite, l’omerta qui régit sa famille, ses règles ultra-douloureuses qui lui faisaient manquer l’école et son look garçon manqué au collège pour se cacher, bref ses vingt-huit années « dictées par l’excision ». Entre deux sanglots, elle parvient à s’indigner : « C’est une intervention pour que la petite fille reste pure et ne se dévergonde pas. On parle de gamines de 3 ans ! » Condamnée par ce manque de confiance, avec les garçons en particulier. Alors oui, il y a eu ce petit-ami une fois, à 20 ans, compréhensif quand elle lui a expliqué « son problème », mais elle a préféré arrêter cette relation. La seule à ce jour.
Si Samira commence à peine à se libérer de ce traumatisme et n’a jamais consulté de gynécologue, Fatou, plus âgée, franchit les étapes d’une reconstruction psychologique et physique. Du lycée vers les études à la fac, la bénévole du GAMS qu’elle avait eue au téléphone à 15 ans l’oriente doucement vers la chirurgie réparatrice. Après sa torture au Sénégal en 1995, une tante lui a donné une pommade « pour cicatriser ». Un piège monstrueux. La crème a soudé sa vulve ne laissant qu’un orifice pour laisser passer les menstruations et l’urine. Comme infibulée, les rapports sexuels risquent d’être très douloureux voire impossibles sans passer par une opération.
La reconstruction existe depuis les années 1980 et s’appuie sur la même technique chirurgicale que l’allongement du pénis. En 2011 au Centre hospitalier de Saint-Denis, Ghada Hatem, cheffe du service maternité, se rend compte que 14 à 16 % de ses patientes sont excisées. La gynécologue se forme auprès de Pierre Foldès, urologue qui a élaboré la chirurgie reconstructrice du clitoris, et crée un service reconstruction et réparation des mutilations sexuelles dans cet hôpital du 93. En 2016, elle fonde la Maison des Femmes (MdF) qui prend en charge les femmes dans leur globalité, de la demande de contraception, d’IVG, jusqu’aux soins après des violences physiques dans le cadre conjugal. Construite sur un ancien terrain vague, la maisonnette colorée jure avec les bâtiments hospitaliers qui l’encerclent. Une enclave. Dans la salle d’attente, deux adolescentes approchent la secrétaire médicale et dans un gloussement gêné l’une lui chuchote qu’elle est enceinte. Plus loin, assise, le regard vers le sol c’est une jeune femme qui attend son rendez-vous avec une psychologue. L’équipe de la MdF accompagne aussi les femmes victimes de mutilation sexuelles. Groupes de parole mensuel, ateliers, accompagnement psy, gynécologues, sexologues, La Maison des Femmes brise depuis trois ans la loi du silence qui condamne les 53 000 Femmes excisées sur le territoire français.
« Les sages-femmes doivent être formées dans les maternités au cas où elles sont amenées à suivre une femme excisée » – Ghada Hatem, gynécologue, fondatrice de la Maison des Femmes de Saint-Denis
« Il faut organiser des réunions de parents dans les établissements où les élèves seraient potentiellement menacées l’été. Ils doivent savoir qu’on sait. Il faut leur rappeler la loi avec pédagogie », lance le docteur Ghada Hatem dans son bureau spartiate de l’hôpital de Saint-Denis. Un coup de fil de la police concernant justement des mineures en danger l’interrompt quelques minutes, puis elle reprend : « Les sages-femmes doivent être formées dans les maternités au cas où elles sont amenées à suivre une femme excisée. Elles doivent d’abord lui demander si elle sait qu’elle est excisée, car beaucoup de femmes ne sont pas au courant, et, si elle attend une petite fille, elle compte la faire exciser pour lui parler des risques et de la loi ».
Son service de chirurgie réparatrice opère une centaine de femmes excisées par an. « C’est une opération qui peut raviver des souvenirs traumatiques. Si le stress pour elles de se faire opérer est supérieur aux bénéfices qu’elles attendent de la reconstruction, ce n’est pas la peine », précise la gynécologue. Pour l’instant, il est délicat de savoir si le plaisir sexuel est entièrement retrouvé après l’intervention, donnée difficilement quantifiable. « La plupart des femmes témoignent de sensations nouvelles, de quelque chose qui vit. Certaines parviennent à avoir un orgasme. Elles sont très satisfaites de l’aspect physique également : le relief, le fait de ne plus être lisse. Mais c’est aussi l’idée de savoir qu’elles se sont prises en main qui les apaise », conclut Ghada Hatem.
Fatou a annulé deux fois son opération avant de franchir le cap à 33 ans . « Esthétiquement c’est proche de ce que j’étais avant mais je sais que ce n’est pas exactement pareil. Mon clitoris a été arraché et jeté à la poubelle, je ne le retrouverai jamais mais l’aspect physique que j’ai ne me gêne plus : je n’ai plus honte », confesse-t-elle en souriant. Depuis quelque temps, elle s’est inscrite sur des sites de rencontres. Si elle n’envisage pas l’opération, Samira, elle, doit aller voir un gynécologue pour comprendre quel type de mutilation elle a subi. « J’ai un peu honte mais je n’ai jamais regardé à quoi ça ressemblait dans un miroir, ça, ce sera ma première étape ».
VICE France est aussi sur Twitter , Instagram , Facebook et sur Flipboard.