Enfin, quelque chose unit les joueurs console et les joueurs PC : la détestation du scalping, cette méthode commerciale qui consiste à acheter des biens hautement demandés pour les revendre avec une marge scandaleuse quand les commerçants honnêtes affichent rupture de stock. Quiconque a tenté de mettre la main sur une console ou une carte graphique flambant neuve ces dernières semaines sait que le contexte actuel favorise ce genre de manipulation. Dans les magasins comme sur le réseau, en effet, le vide persistant des étals peut vite faire considérer une transaction douteuse.
Toutes les enseignes françaises que nous avons contactées ont déclaré la même chose : non, les scalpers ne passent pas par eux. « Nos clients achètent leurs consoles en précommande et viennent les retirer religieusement, explique par exemple un représentant de Micromania. Nous ne livrons pas plusieurs dizaines de machines d’un coup. » De la même façon, le service de presse de Carrefour affirme ne disposer d’aucune information sur pareil phénomène. Et pourtant, difficile de croire que notre pays échappe complètement au scalping tant il semble répandu de par le monde.
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30 000 dollars/semaine
En France, quelques audacieux proposaient des Playstation 5 pour le double, voire le triple de leur prix sur divers sites de revente dès le mois de novembre dernier. Mais au Royaume-Uni, les scalpers ont semé une telle pagaille commerciale que des parlementaires ont proposé une loi qui interdit l’achat de consoles et de composants informatiques en grandes quantités et à un prix trop supérieur à celui des constructeurs. Les États-Unis passent néanmoins pour le pays le plus touché : le mois dernier, un revendeur qui était parvenu à se procurer plus de 200 PS5 avec l’aide d’investisseurs peu scrupuleux a généré 30 000 dollars de bénéfices en une semaine.
Les chiffres mondiaux du scalping sont encore plus inquiétants. Les calculs d’un ingénieur américain indiquent que la revente de consoles de dernière génération sur la seule plateforme eBay a permis aux scalpeurs d’empocher presque 30 millions de dollars avant le premier décembre dernier. Et selon Hideki Yasuda, un analyste japonais cité par Bloomberg, le nombre de Playstation 5 utilisées n’était « pas si élevé que ça » comparé au nombre de Playstation 5 vendues à la fin de l’année dernière. Autrement dit, les scalpers avaient acheté assez de consoles pour perturber la demande des honnêtes gens.
La question qui titille aussi bien les nerds impatients que les législateurs britanniques est évidente : comment avons-nous pu en arriver là ? En dépit de ce que pourrait laisser croire l’attention médiatique considérable dont bénéficient les scalpers, leur vilain petit business n’est pas innovant et encore moins nouveau. Du point de vue de la science économique, le scalping est un phénomène qui se manifeste naturellement quand la demande pour un bien à son prix de vente conseillé surpasse son stock disponible. Ce phénomène a été baptisé « arbitrage » par un économiste français en 1705. Autant vous dire que ça date.
Brutus Septimus Scalpus
Les premiers exemples de scalping connus sont bien antérieurs au baptême du phénomène dont ils relèvent. Albert Leffler, le co-fondateur de la plateforme de vente de billets de spectacles Ticketmaster, rapporte que des citoyens de la Rome antique faisaient déjà leur beurre en revendant des places pour les combats de gladiateurs. Depuis, les tickets semblent avoir toujours gardé le statut de petits préférés des revendeurs et ce quel que soit leur objet, des événements sportifs ou culturels aux voyages. Cette pratique a d’ailleurs été baptisée « scalping » au 18e siècle, pendant l’âge d’or des chemins de fer américains, quand la revente sauvage de titres de transports allait bon train.
Le scalping est remarquable par son ancienneté, mais aussi par son ubiquité. L’historienne Rebekah Davis affirme que la revente de tickets est un « immense problème » pour la Chine depuis des décennies. Du temps de la révolution communiste, les petits bouts de papier étaient même utilisés comme pots-de-vin dans des proportions telles qu’ils finissaient régulièrement sur le marché noir.
Évidemment, la triste du scalping par-delà le temps et l’espace fait le bonheur des économistes libéraux car elle leur apparaît comme une preuve du lien qui unit la nature humaine au libre marché. Dans un article intitulé Pour la défense du scalping, William H. Peterson demandait ainsi en 2002: « Quel est le mal à être ou vouloir être aisé ? N’est-ce pas là une incitation économique, une partie de la nature humaine, mais aussi un trait du libre marché ? » Quelques années plus tard, les scalpers ont découvert qu’Internet pouvait leur apporter une grande aide dans cette quête soi-disant atavique du bien-être matériel.
Aussi naturel soit-il au niveau économique, le scalping n’a désormais plus grand-chose d’humain par l’échelle. En lui permettant de se transformer en processus quasi-automatique, Internet l’a en effet transformé en machine infernale. Le fonds d’investissement W. P Carey parle même de « révolution » : pendant des siècles, les scalpers ont été des commerçants de détail, des gouailleurs qui écoulent quelques dizaines de tickets devant les gares et les lieux culturels. En quelques années, Internet les a transformés en petits malins qui acquièrent et refourguent des dizaines de biens différents sans quitter leur fauteuil.
Arnaquez-moi fort
Sur Internet, les scalpers peuvent utiliser des « bots » pour élaborer leur stock de produits. Ces programmes vendus pour quelques dizaines de dollars par des boutiques ayant pignon sur Google sont conçus pour surveiller les sites commerciaux en permanence et saisir autant d’unités du bien visé plus rapidement que ne le pourra jamais un être humain. Conformément à leur héritage, les propriétaires de ces programmes ont d’abord ravagé le monde de la vente de tickets en ligne : un rapport publié en 2019 estime que 40% des billets numériques finissent dans les poches de robots. Mais bien vite, ils ont glissé vers les sneakers et le streetwear.
Pour créer la sensation autour de leurs produits, les vendeurs de baskets et de vêtements pour jeunes fragiles ont développé une culture de la rareté au tournant des années 2010. Des items en quantités limitées suivent un calendrier de « drop » précis : chaque modèle de sneakers ou de veste lourdement annoncé devient disponible au même moment sur tous les sites de vente, ce qui déclenche immanquablement un boucan du diable et des ruptures de stocks qui font elles-mêmes exploser les prix de revente. Les scalpers ont fondu sur ce milieu propice aux arbitrages : désormais, leurs bots représentent presque 100% du trafic sur les sites de vente lors des grands événements.
Pour le spécialiste du marché des sneakers Jemayne Lavar King, de longues années de relation avec les bots ont habitué les fans de baskets au marché égotiste du « payer plus pour avoir plus vite ». Or, explique-t-il auprès d’IGN, « les individus qui sont prêts à payer 500 dollars […] pour la chaussure du moment sont aussi ceux qui jouent aux dernières consoles. » Une manière subtile de dire que la petite entreprise des scalpers se porte bien parce que ses victimes sont consentantes, ou au moins « dressées » à plonger tête baissée dans des arnaques alors qu’elles pourraient attendre un peu. Ainsi va la loi de la hype. Cependant, il serait injuste de dire que les scalpers ne profitent que de cette forme de complaisance.
Presque tout le monde est content
Les marques dont les produits attirent les scalpers prennent souvent soin de les dénoncer. Mais en réalité, affirme le spécialiste de la sécurité informatique Bruce Schneier dans un article de Quartz, ces pirates économiques font leurs affaires : « Ils diront en public qu’il est horrible que des gens achètent leur produit et le revendent, mais ils aiment la publicité, ils aiment la rareté, ils aiment le fait qu’un produit porte un tel cachet. » Cela fonctionne pour les sneakers et les tee-shirts, dont la revente génère plus de deux milliards de dollars chaque années aux États-Unis, mais aussi pour les consoles, les cartes graphiques, les jouets et même les posters. Et c’est ainsi que, main dans la main, marques, scalpers et pigeons emmènent le commerce en ligne par le fond depuis bientôt dix ans.
En résumé, la catastrophe industrielle des Playstation 5, des Xbox Series X, des cartes graphiques RTX et de tous les autres couvait depuis des années dans un silence complice, car le scalping est un problème économique et humain plutôt que technique. Pourtant, un début de résistance semble prendre forme un peu partout dans le monde. Une mesure anti-scalping déployée par le géant américain Walmart a bloqué « 20 millions de tentatives de bots pendant les 30 premières minutes » consécutives au lancement de la PS5 sur sa plateforme le 25 novembre dernier. De la Corée du Sud au Royaume-Uni, de petits revendeurs annulent les commandes qui leur semblent suspectes.
Plus signifiant encore, les acheteurs honnêtes eux-mêmes lèvent doucement les poings : depuis quelques semaines, les membres du subreddit dédié aux produits du constructeur informatique AMD lancent leurs propres bots sur les offres eBay. À toute vitesse, ceux-ci enchérissent sur les puces mal acquises : 10 000, 20 000, 70 000 dollars. Une rumeur raconte même que le braqueur qui a dépouillé un scalper des dizaines de PS5 qu’il avait eu le malheur de montrer sur Twitter les a distribuées gratuitement. On préférerait que ce genre de chose arrive légalement, mais cela sera sans doute pour plus tard.
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