Si comme moi, vous avez une certaine affinité avec la culture clubbing et la techno, vous vous êtes peut-être intéressé·e à son histoire. Et comme moi, vous avez sans doute remarqué que si ses racines sont imprégnées de luttes afro-américaines, elle est aujourd’hui clairement dominée par les Blanc·hes – qu’il s’agisse des artistes, des promoters, des labels, mais aussi des clubbers.
Dès le début des années 1990, la techno de Detroit et la house de Chicago ont été emballées et présentées comme la musique smiley de Berlin, Manchester et de la Belgique – le son de l’Ecstasy. Déjà à l’époque, la force militante de la techno était en train d’être whitewashed.
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J’ai appelé DeForrest Brown Jr., journaliste, curateur, producteur et rythmanalyste new-yorkais pour parler de l’histoire de la techno et du mouvement Make Techno Black Again, dont il est le porte-parole.
VICE : Salut DeForrest. À la base, le mouvement Make Techno Black Again est né d’un message sur une casquette, c’est ça ?
DeForrest : Oui. Ma partenaire Ting Ding et sa pote Luz Angélica Fernández ont une ligne de fringues durable et non-genrée, HECHA / 做. Elles avaient toutes les deux passé pas mal de temps à Berlin dans les années 2000 avant qu’on ne se rencontre, et ont créé une casquette sur laquelle était écrit Make Techno Black Again pour rendre hommage à l’histoire de la techno. On s’est rencontré·es lors de talks sur le sujet et j’ai fini par devenir une sorte de porte-parole du mouvement. De par mon intérêt pour la techno et mon engagement pour les luttes raciales. Et aussi probablement à cause de mes « faux pas », je pense.
En fait, j’ai commencé à écrire pour des médias musicaux à l’université, vers 2010, et j’ai un parcours assez tumultueux dans le milieu. Autant dire que j’ai été blacklisté. Donc quand j’ai vu ces casquettes, je me suis dis : « Ok, je vais m’assurer qu’elles tombent entre de bonnes mains. » Et Make Techno Black Again est devenu une sorte de mouvement décentralisé ayant pour mission d’expliquer d’où vient la techno.
J’étais assez étonnée d’apprendre que c’est le mouvement qui est né de la casquette, et non l’inverse.
C’est clair. Ça s’est fait de manière naturelle. Quand elles ont réalisé que j’avais énormément à dire à ce sujet, elles m’ont dit : « Ok, prends cette casquette ! » Mais c’est assez étonnant que ce soit l’industrie de la mode qui ait lancé le débat sur l’industrie de la musique et non l’industrie de la musique elle-même.
Petit cours d’histoire pour commencer. Je pense que beaucoup d’Européen·nes consomment la techno sans trop savoir d’où elle vient. Tu peux nous en parler ?
Avant de parler de la techno, j’aimerais rappeler le contexte très spécifique dans lequel les musiques afro-américaines sont nées – l’essence même de notre présence en Amérique, en gros.
Si tu remontes à 1505, début de l’esclavage, beaucoup de personnes noires étaient captives dans le Sud des États-Unis – Alabama, Mississipi, Louisianne jusqu’en Géorgie, où les terres étaient fertiles et les Africain·es ont été mises au travail pour lancer la révolution agricole aux États-Unis. Je parle bien de la révolution agricole noire qui a eu lieu aux États-Unis, et non de la révolution industrielle occidentale. Durant cette révolution, les Noir·es chantaient alors qu’iels étaient enchaîné·es et n’avaient pas le droit de lire ou écrire.
J’ai grandi en Alabama, ma grand-mère bossait dans la prison où Martin Luther King a été emprisonné pour s’être battu pour le mouvement des droits civiques. Je viens de cette région, donc je vois bien que ces cultures noires nous sont propres et que nous ne sommes pas accepté·es ni légitimes aux yeux des maîtres d’esclaves à l’époque, et de la population blanche aujourd’hui.
L’histoire de « Blind Tom », Thomas Wiggins, parle d’elle-même. Cet « esclave libre » était un prodige de la musique. Il était aveugle et jouait plusieurs instruments, qu’il avait appris à maîtriser simplement à l’oreille. Son maître Bethune s’est rendu compte qu’il pouvait en tirer profit. Il lui a fait faire des tournées comme une bête de foire ; il était parfois comparé à un ours ou un singe. Après l’émancipation, et la soi-disant fin de l’esclavage, l’artiste est passé entre les mains du fils de son maître, qui en a également eu pour son argent. Tom a ramené une fortune à cette famille, mais n’a bien entendu jamais vu la couleur de cet argent. L’industrie de la musique est née de ce genre d’interactions – pas de cette histoire en particulier, mais de ce genre de freak shows.
Donc avant de parler de la techno, il faut savoir qu’il y a un son spécifique que les Noir·es faisaient parce qu’il n’y avait pas de phonographes, etc.
C’est quoi ce son spécifique ?
Imagine des Noir·es chanter en train de travailler dans des champs de coton. Chaque plantation comptait environ 60 esclaves. Imagine six rangées de 10 Noir·es en train de ramasser le coton comme une machine. Les sons qui sortaient de ces personnes sont nés d’un cadre très particulier. Elles ramassaient du coton pour leur vie ; je veux dire y’avait un mec derrière elles avec un fouet. C’était de la torture.
Ce qui est intéressant, c’est la culture qui est ressortie d’un peuple d’otages qui a dû s’adapter à la culture blanche. Et la techno est pour moi l’une des dernières étapes de ce processus d’adaptation. À travers les décennies et jusqu’au 20e siècle, de plus en plus de Noir·es ont émergé dans l’industrie musicale dans les villes comme Detroit. Iels chantaient dans les églises et se faisaient repérer par des labels pour être « vendu·es » pour leur talent. Y’avait le boogie, une forme de jazz où les artistes jouaient deux mélodies à la fois au piano avec chaque main. Ce style est né parce que les Noir·es ont entendu le son des trains et des chemins de fer pour la première fois et ont voulu le reproduire.
« Je ne pense pas que Juan Atkins ait écouté Kraftwerk et se soit dit : “Je vais inventer la musique électronique”. »
C’est ce qui a mené à la techno ? Et l’influence de Kraftwerk alors ? Contrairement à ce que certaines personnes osent prétendre, y’a pas un Noir qui a écouté Beethoven et qui s’est dit « Tiens, ça m’inspire, je vais inventer le jazz ! » C’était impossible. Pour moi c’est une approche très colonialiste et raciste, et ça me saoule.
La techno vient de la même veine. Je ne pense pas que Juan Atkins ait écouté Kraftwerk et se soit dit : « Je vais inventer la musique électronique. » Son père était promoteur et bookait des artistes de la scène post-Motown funk-jazz, genre Michael Anderson. Donc il a expérimenté avec son synthé, mélangeant les sons funk à ce qui passait à la radio, dont Kraftwerk bien sûr. Mais l’origine de la techno, ce sont ces années d’évolution de la musique faite par les Noir·es, et personne n’a intéragi avec ce mouvement.
« Ma réponse aux remarques du style “la musique est pour tout le monde”, c’est que si elle pour tout le monde, alors retourne l’emballage, lis les ingrédients et dis-moi ce qu’il y a dedans. »
Si la techno trouve ses racines au sein de la communauté noire et queer, les djs et producteur·ices sont aujourd’hui majoritairement blanc·hes. En quoi est-ce un problème selon toi ? Qu’est-ce que tu réponds aux personnes qui utilisent l’argument « la musique est faite pour être partagée » ?
J’entends souvent cette phrase dans la bouche de jeunes clubbers, et je trouve ça assez ironique. Ou y’a un autre classique : « c’est du business, mec ». Alors je réponds : « Ok, mais devine d’où vient ce business ! » C’est le commerce d’Africain·es et les modèles de trafics humains qui ont construit les économies, tant en Europe qu’aux États-Unis. Des systèmes qui sont typiquement mis en place, gérés et chéris par des hommes blancs. Donc quand un homme blanc me dit que c’est du business, je lui explique que c’est très immoral comme réflexion.
Si je voulais être très agressif, je dirais simplement que cette musique n’est pas pour tout le monde. La musique noire est pour les Noir·es. Alors bien sûr, on peut partager, et c’est mignon que plein de gens à travers le monde veuillent entrer en contact avec cette culture. Mais je ne comprends pas l’intérêt d’écouter du free jazz sans avoir écouté Albert Ayler pleurer. Si vous ne pouvez pas écouter Albert Ayler pleurer à travers son saxophone, peut-être que le jazz n’est pas pour vous.
Il y a une spécificité dans cette musique qui n’est pas à vendre au libre marché. L’industrie musicale doit le capter, et aurait dû le capter il y a bien longtemps. Déjà à l’époque de Motown, iels assemblaient des musicien·nes pour créer des bands. Donc dès ce moment-là, on a commencé à instrumentaliser les artistes noir·es et utiliser leur talent pour le mettre dans un packaging et le vendre.
Donc ma réponse aux remarques du style « la musique est pour tout le monde », c’est que si elle pour tout le monde, alors retourne l’emballage, lis les ingrédients et dis-moi ce qu’il y a dedans.
« C’est à ces musicien·nes blanc·hes de faire le travail moral nécessaire pour décider si, oui ou non, iels sont en train de… voler. »
Mais donc selon toi, en tant que musicien·ne blanc·he aujourd’hui, tu ne peux jouer aucun de ces styles ? Ou tu peux tout de même rendre hommage à toute cette culture ?
C’est là que ça devient compliqué. Qu’est-ce qu’on est supposé·s répondre 400 ans plus tard, en tant que descendant·es d’esclaves quand on te dit : « Hey, c’est le marché libre, mec ! » C’est pas à moi de répondre à cette question, c’est à ces musicien·nes blanc·hes de faire le travail moral nécessaire pour décider si, oui ou non, iels sont en train de… voler.
Et je parle de vol, parce que si cette musique est arrivée jusqu’en Europe, et particulièrement en Belgique et aux Pays-Bas, c’est notamment grâce à Richie Hawtin, qui l’a délibérément volée à Juan Atkins. Il l’a fait en tant que fan, mais a posteriori, je dirais plutôt en tant qu’espion. Il dit dans son interview pour Redbull : « Je me suis assis avec Juan Atkins et Derrick May. J’ai vu les synthés et les drums qu’ils utilisaient et je les ai pris. » Ensuite il a mis un sticker « New Sound of Detroit » sur son disque et l’a vendu aux Pays-Bas.
Je pense que si tu veux jouer ces sons, tu dois savoir comment tu y as eu accès et te demander : suis-je en train de voler délibérément ces sons ?
Quand je parle avec des Allemand es, je préférerais nettement parler de Stockhausen que de techno de Berlin, parce que ce n’est pas réel. La techno de Berlin serait un phénomène qui aurait émergé par magie dans les années 1990 après que quelqu’un ait joué de la house de Chicago dans un club à Francfort par accident. Récemment j’ai regardé le docu We Call It Techno, et sur 1h40 de documentaire, personne n’était capable d’expliquer d’où venait la techno. Après voilà. Libre à chacun·e de faire ce qu’iel veut. Après tout, on est quand même 400 ans trop tard !
Le problème, c’est le manque de (re)connaissance alors ?
Et ça ne vaut pas uniquement pour la techno. Si tu prends la trap par exemple, quand j’entends dire que c’est du « mumble rap » (du rap de bafouillage, NDLR.), c’est offensant, car je viens du même quartier que Gucci Mane et les gens d’où je viens parlent réellement comme ça. C’est pas supposé être un style cool que les gens imitent.
« Quand un groupe de Blancs suprémacistes a foutu le feu à des disques en disant que la disco est morte, tout le monde a compris le message… »
Par contre, contrairement à la scène trap justement, les line-ups de clubs et festivals techno se composent principalement d’artistes blanc·hes. Y’a clairement un problème de représentation, comme dans tous les secteurs. Mais tu ne penses pas qu’on soit arrivé à un stade où la communauté queer noire elle-même s’est désintéressée de cette culture ?
C’est une épée à double tranchant. Les Noir·es ont été mis de côté par cette scène pour plusieurs raisons. Il y a eu la Disco Demolition Night en 1979 à Chicago, où des hommes blancs se sont rassemblés et ont mis le feu à des disques de disco lors d’un event sportif, simplement parce qu’ils avaient entendu un DJ dire à la radio que la disco était morte. Je vois ça comme une attaque très claire contre la communauté noire et queer. Donc quand tu vois un groupe de Blancs suprémacistes foutre le feu à des disques en disant que la disco était morte, tout le monde a compris le message… à part à Detroit, où une scène underground et progressive a vu le jour afin de maintenir la disco en vie sous une forme différente.
Techno! The New Sound of Detroit (1998), est l’une des premières releases techno et a contribué à mettre un nom sur le genre à l’époque. Neil Rushton du mouvement Northern soul a contacté Derrick May car il aimait la release – Northern soul avait déjà importé des sons Motown de Detroit et de la soul. Donc même avant que la techno ne soit volée, il y avait déjà une culture en Europe qui consistait à prendre ces sons et les sampler pour en faire votre propre version. D’ailleurs pour moi, presqu’un siècle plus tard, Adèle est le résultat du Northern soul movement. Je pose ça là.
Bref, Derrick May se rend au UK pour y faire une tournée, sauf que le son n’est pas assez hard pour le public. Il se retrouve en galère d’argent et ne peut pas terminer sa tournée. C’est la fin pour lui.
L’aspect financier est super important. D’autant plus qu’aux États-Unis, l’épidémie du crack sévissait, avec la CIA qui répandait du crack dans les quartiers noirs pour ensuite procéder à des arrestations (l’enquête sur la CIA n’a rien révélé, mais le reporter Gary Webb de 1996 a soulevé cette question dans une série d’articles d’investigation, NDLR).
Au fil du temps, la scène hip-hop et rap s’est développée et est devenue de plus en plus attrayante d’un point de vue commercial. Reagan est au pouvoir et prône le marché libre et le capitalisme, un discours qui a déteint également sur la scène musicale et le hip-hop. Donc oui, entre la violence de la Disco Demolition et le besoin de faire de l’argent, je pense que les communautés noires et queer ne voyaient plus l’intérêt de s’investir dans cette musique.
Au-delà de la musique, le public dans les clubs techno est également devenu majoritairement blanc. Rave Reparations à L.A. tente de réétablir l’équilibre en offrant des entrées à prix réduits au personnes de couleur et de la communauté queer. T’en penses quoi ?
C’est un bon début. En fait, c’est ça le capitalisme global : des hommes blancs qui ont fondé des business avec du sang sur les mains. C’est super fatigant de parler avec ce genre de mecs dans les médias qui te disent : « Mais qu’est-ce qu’on a fait de mal ? » Rien. T’es juste en train de faire le truc des hommes blancs : gérer ton business et vendre des gens.
Je ne pourrais même pas te citer toutes les lois américaines qui sont mises en place pour que les communautés noire et queer crèvent, tout simplement. Donc c’est important d’avoir des gens comme Rave Reparations qui leur donnent un coup de pouce. T’auras sûrement des mecs blancs qui trouveront ça injuste et qui diront : « Oh, iels payent moins que moi. » Mais mec, regarde un peu le New Deal en détails, regarde dans quels genre de logements ont atterri les personnes noires qui ont emménagé à Detroit ou New-York parce qu’elles sont des descendant·es d’esclaves.
« Il y a une réelle prise de conscience qui doit avoir lieu au sein de l’industrie et sur le dancefloor. »
T’as d’autres solutions à amener ? Qu’est-ce que le monde du clubbing peut encore mettre en place ?
Le truc c’est que c’est un white boys club. Quand il y en a un qui s’en va, un autre a déjà lancé une nouvelle plateforme.
Et je parle d’expérience, car j’ai bossé pour Mixmag. J’étais le premier noir à bosser pour leur (seconde) rédaction américaine. C’était l’enfer. J’ai réalisé des mois trop tard que j’avais été engagé parce que je savais rouler un joint, et non parce que j’avais écrit pour npr, ou fait des projets sur le bitcoin et la distribution de la musique. Iels n’avaient aucun intérêt pour mon travail. Je ne pouvais pas écrire car mes suggestions étaient constamment rejetées. Iels préféraient mettre des artistes blanc·hes, ou leurs tokens noirs préférés sur la cover. Je me suis même retrouvé à faire la sécu à une de leurs soirées au lieu de pouvoir faire la fête. Ma perspective en tant qu’homme noir ne les intéressait pas.
Tout ça pour dire qu’il y a une réelle prise de conscience qui doit avoir lieu au sein de l’industrie et sur le dancefloor. Ça passe avant tout par l’éducation.
« On ne pourra pas régler ce problème de techno tant que l’Europe ne sera pas consciente de ce qu’elle a laissé derrière elle en Amérique. »
Les discussions en Europe ne sont pas les mêmes que chez vous. Ici, il y a aussi la question des sons africains qui sont de plus en plus samplés pour des productions électroniques. Mais au final c’est la même histoire, sur une autre ligne du temps et dans une zone géographique différente.
Oui y’a clairement des parallèles intéressants. Mais les priorités sont aussi différentes. J’étais à un talk à Amsterdam où beaucoup d’acteur·ices de la nuit de couleur se plaignaient de la gentrification, etc. Ok, c’est important la culture rave et il faut la préserver. Mais aux États-Unis, on ne nous chasse pas seulement de nos clubs, on nous tue. Y’a carrément des états dans le sud où la loi anti-lynchage n’est pas encore passée. Rand Paul est assis dessus et refuse de la passer, donc techniquement, le meurtre de George Floyd est légal. Et aussi, les raves sont interdites depuis 2003 grâce à Joe Biden (référence à une loi anti-drogue ciblant les promoters et propriétaires de clubs, NDLR).
Malgré tout, je suis heureux de voir que ces questions commencent à vous toucher. On ne pourra pas régler ce problème de techno tant que l’Europe ne sera pas consciente de ce qu’elle a laissé derrière elle en Amérique.
Le lundi 16 novembre, VICE Belgium modère le débat « Decolonising Music & Nightlife Culture » en collaboration avec le Horst festival, la KU Leuven et l’AB. Zelda Fitzgerald (For All Queens), Axmed Maxamed, Zana Etambala (KU Leuven), David Tricot (DTM Funk) et DeForrest Brown Jr. (Make Techno Black Again) y discuteront des enjeux de la décolonisation du monde de la nuit.
Suivez Make Techno Black Again sur Instagram et écoutez les releases de DeForrest.
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