Islam ramadan
Photos : Meruyert GonulluAlena Darmel et 'Nothing Ahead' via Pexels
Société

Avoir un héritage musulman et vivre l’Islam (et le ramadan) à sa sauce

La religion a occupé des places différentes (et parfois compliquées) dans ma vie. Chaque année, l’approche du ramadan fait émerger tout un tas de questionnements personnels.
Souria Cheurfi
Brussels, BE

Du 23 mars au 21 avril, c’est le ramadan, l’un des cinq piliers de l’Islam. Si les « règles » les plus connues du ramadan veulent qu’il soit défendu de boire, manger, fumer et avoir des rapports sexuels du lever au coucher du soleil, il représente bien plus qu’une série d’interdictions pour les personnes qui le pratiquent. Pour certain·es, c’est un mois de calme et de recueillement, pour d’autres un mois de festivités en famille, ou encore une remise en question de nos modes de consommation.

Publicité

Quelles que soient les significations qu’on lui accorde, le début du ramadan suscite une réflexion chez les personnes musulmanes ou avec un héritage musulman. Y’a celleux qui ne le font pas mais n’osent pas le dire à leur famille ; celleux qui tentent le coup mais finissent par céder ; celleux qui font tout pour être des Musulman·es « exemplaires », vont à la mosquée tous les soirs et cumulent les hasanat (bonnes actions) car elles ont plus de valeur durant ce mois sacré ; puis d’autres qui remettent en question les règles qu’on leur a apprises pour être en accord avec leurs propres visions des choses.

En ce qui me concerne, je suis née d’un père algérien musulman et d’une mère belge catholique. Quand j’étais enfant, mon père décrivait notre famille comme « croyante, mais pas pratiquante » — y’avait de l’alcool à table aux dîners de famille et tout. J’ai vu mes parents faire le ramadan pour la première fois quand on était en vacances dans ma famille musulmane, j’étais enfant. Iels ont continué à le faire les années suivantes, donc on a suivi quand on était en âge de le faire, mais pour le reste, on ne pratiquait pas. J’avais un peu de mal avec cet entre-deux – syndrôme de l’imposteur racial bonjour –, du coup aux alentours de 16 ans, en pleine crise d’adolescence, j’ai commencé à prier cinq fois par jour et pratiquer l’Islam, en quête d’appartenance et d’identité. Mon père et mon frère ont suivi et ma mère s’est convertie, laissant ma soeur (lesbienne et athée) pour compte. Quelques années plus tard, pendant mes études universitaires, j’ai arrêté de prier et j’ai mené une vie plutôt détachée de la religion.

Publicité

En somme, la religion a occupé des places différentes (et parfois compliquées) dans ma vie, donc chaque année, l’approche du ramadan va de pair avec des questionnements personnels. Est-ce que je le fais vraiment cette année ? Comment et, surtout, pourquoi ? Ayant l’envie de le faire mais étant aussi un peu paumée sur le sens et la méthodologie que j’ai envie d’appliquer, j’ai décidé d’en discuter avec Yasmina Tayoub (28 ans), une connaissance danseuse, chorégraphe et DJ.

Lorsqu’on en discute autour d’un thé à la menthe et de chebakias – cliché complètement assumé –, je lui confie mon manque de connexion avec la communauté musulmane aujourd’hui. Elle me parle alors d’un groupe chat sur Messenger qui rassemble plus de 80 personnes issues de la communauté musulmane, croyantes ou non, pratiquantes ou non, principalement queers, mais pas exclusivement. Elle m’y ajoute et j’y fais la connaissance de Miou (28 ans), tatoueur·se et chargé·e de communication dans l’éducation permanente de personnes sans-papiers qui préfère ne pas partager son nom de famille, ainsi que Abbas (26 ans), travailleur culturel, qui préfère témoigner de manière anonyme par peur de représailles.

En échangeant avec ces personnes sur nos parcours spirituels respectifs, je remarque que le leur est tout aussi chaotique que le mien. On est tou·tes passé·es par une période de pratique plutôt stricte de la religion, une perte voire un déni de l’Islam, une période spirituelle non-religieuse, et pour certain·es, un retour vers une foi/spiritualité qui prend toutes ces étapes de vie en considération. Même si nos parcours et nos pratiques ne sont pas identiques, Yasmina, Miou, Abbas et moi avons grandi dans des familles plutôt religieuses. On suivait des cours de religion islamique et l’Islam était présent à la maison à des degrés différents. Jusqu’au moment où on l’a rejeté. 

Publicité

« D’un coup, les enseignements misogynes qu’on a reçus étant jeunes sont revus de manière ouverte et inclusive et ont enfin du sens. »

Les raisons qui ont motivé le rejet sont multiples. En tant que femme féministe évoluant dans des milieux queers, je n’étais plus en accord avec le discours homophobe et sexiste de beaucoup de musulman·es, notamment au sein de ma famille. Quant à Miou, dont la mère est originaire du Maroc et le père est belge converti à l’Islam, c’est en se documentant et en écoutant des conférences sur l’Islam qu’iel a réalisé qu’iel ne se reconnaisait plus dans la religion. Mais le sexisme a également joué un rôle : « Mes parents ont instrumentalisé l’Islam pour avoir un contrôle sur mon corps, et j’ai pris la décision de me séparer de la religion, mais aussi de mes parents, me confie-t-iel au téléphone. Ça fait trois ans qu’on ne se parle plus. » 

Fille de deux parents marocains musulmans et par le passé très pratiquante et assidue, Yasmina mentionne aussi le climat islamophobe dans lequel on a grandi. « Je pense qu’on sous-estime l’impact de l’islamophobie et le racisme sur notre foi, dit-elle. C’est difficile de ne pas rejeter une partie de ton identité quand les médias, la société et ton propre entourage la diabolisent. Je voulais tellement m'intégrer que j'ai fait semblant d'être comme les blanc·hes. Ce n'est qu'à 27 ans que j'ai entendu parler du terme "racisme intégré" et que j'ai réalisé qu’essayer de ressembler aux blanc·hes qui ne croient en rien me brise et m'a brisé le coeur. » C’est clair qu’entamer son adolescence en tant que personne musulmane quand les attentats du 11 septembre 2001 éclatent, à un âge où le regard des autres compte beaucoup, c’est délicat. J’avais 12 ans quand c’est arrivé et je me souviens encore du changement d’attitude des personnes non-musulmanes à l’égard de ma famille ou des mes potes de classe muslims. C’était le début de l’association Islam-terrorisme ; le début de la fin. 

Publicité

Abbas a deux parents marocains musulmans et a étudié de manière assidue diverses idéologies de l’Islam allant des plus rigoristes comme le Wahhabisme aux plus progressistes. Jeune, il allait souvent à la mosquée et à 15 ans, il a décidé de porter le hijab – à l’époque, il s’identifiait en tant que femme. L’Islam guidait toute sa vie et il en était passionné.

Mais à ses 20 ans, il se questionne, notamment après avoir lu Socrate. « Je me suis dit que si après avoir étudié et enseigné l’Islam pendant autant d’années, j’avais encore des doutes, alors peut-être que je n’étais pas musulman ? », me dit-il au téléphone. Une crise identitaire assez courte – six mois – durant laquelle il a pris la décision de retirer son hijab. Il réalise maintenant qu’il avait en fait toujours rejeté l’Islam de manière inconsciente étant jeune, notamment à cause des abus physiques et mentaux qu’il a vécus au sein des mosquées. « T’étais puni si tu posais des questions du genre "Pourquoi les Chrétien·nes pensent ceci et nous cela ?", alors que c’est normal d’être curieux quand t’es enfant », dit-il. 

Mon rejet ne s’est pas fait du jour au lendemain ; c’était un éloignement graduel rythmé de contradictions, d’excès et souvent dominé par un sentiment de culpabilité. Ce processus a été très solitaire pour nous tou·tes. Yasmina et moi nous sommes éloignées de nos cercles musulmans, et Miou, qui a pourtant évolué dans un milieu blanc dès son enfance, s’y est senti·e isolé·e également. « La pression ne venait pas uniquement de ma famille, dit-iel. Comme j’avais toujours été fièr·e d’être marocain·e et musulman·e dans le milieu blanc dans lequel j’évoluais, je sentais que je devais revendiquer mon identité. En rejetant l’Islam, j’avais l’impression d’être une fraude. » Quant à Abbas, il n’a simplement osé en parler à quasiment personne. 

Publicité

Au final, ce qui nous a surtout manqué à tou·tes dans notre apprentissage de l’Islam, c’est la douceur et l'amour, plutôt que la crainte. « On nous a inculqué l’Islam avec la peur et la superstition : la peur de l’enfer et de Dieu. Mais c’est pas ça l’Islam. L’Islam c’est l’amour », dit Yasmina. Tou·tes les quatre, on a des souvenirs d’enseignements misogynes reçus étant jeunes ou mieux, d’histoires douteuses qui mêlent religion et mythes, du type : « Faut pas marcher sur une plaque d'égout parce que c’est le diable en-dessous » ou « Si tu ronges tes ongles et que tu les jettes, le diable viendra te gratter avec en enfer. » C’est drôle et insensé dit comme ça, mais dit à un enfant, ça instaure un climat de peur et ça décrédibilise la croyance. 

C’est cette même dynamique de crainte qui rythmait mes mois de ramadan à l’époque : la peur de ne pas le faire parfaitement et que Dieu ne pardonne pas mes péchés. Et durant ma phase d’éloignement de l’Islam, ce sentiment de culpabilité a redoublé : est-ce que ça a encore du sens que je le fasse alors que je fais la fête et ne fais plus la prière régulièrement ? Je peux maintenant vous dire que le jeûne et la gueule de bois ne font pas bon ménage.

Yasmina et moi remarquons aussi qu'après notre phase de rejet de l’Islam, on s’est naturellement tournées vers des pratiques spirituelles non-religieuses : la méditation, les thérapies alternatives, l’astrologie, et autres. Comme si les rituels, quels qu’ils soient, étaient nécessaires à notre santé mentale. C’est aussi le cas de Miou : « J'ai testé différentes pratiques ésotériques, mais aujourd'hui j'essaie juste d'avoir une pensée rationnelle, dit-elle. Mais je continue de penser que le Tarot, par exemple, est un outil de lecture interpersonnel intéressant. » Aujourd’hui, Miou a fait son coming out en tant que personne trans, se revendique athée, et veut être une bonne personne, « non pas par crainte, mais parce que c’est normal ».

Publicité

Remettre en question sa foi intérieurement n’engage qu’à soi, mais ne pas ou plus faire le ramadan peut entraîner des réactions. Il s’agit donc d’une décision assez lourde, une sorte de coming out non-musulman dans certains cas.

À l’inverse de Miou, on a fait, Yasmina, Abbas et moi, la paix avec l’Islam, à des degrés différents. Ce qui a changé la donne pour Yasmina et moi, c’est le discours de personnes féministes et queers qui remettent en question les interprétations sexistes (exclusivement émises par des hommes) du Coran et proposent une nouvelle lecture dans laquelle on peut se reconnaître davantage. Une sourate a beaucoup de lectures possibles, et tombée entre les mauvaises mains, elle peut prendre un sens néfaste. Selon ces personnes, le Coran ne présente notamment aucun texte homophobe ; ce sont simplement des personnes homophobes qui ont créé des interprétations homophobes. Par exemple, au cours de religion on m’a enseigné que je ne pouvais pas jeûner quand j’avais mes règles parce que je n’étais « pas propre », or selon d’autres lectures, les raisons pour lesquelles il ne faut pas jeûner pendant ses règles sont purement sanitaires (physiques et mentales). D’un coup, les enseignements misogynes qu’on a reçus étant jeunes sont revus de manière ouverte et inclusive et ont enfin du sens. Aujourd’hui, on trouve même que nos rituels spirituels non-religieux sont compatibles avec l’Islam : au final, prier c’est méditatif et philosophique, et l’Islam utilise le calendrier lunaire. 

Publicité

Pour Abbas, c’est l’appel de l’un de ses anciens enseignants de l'école coranique qui le bouleverse en 2018, quelques mois après avoir décidé intérieurement qu’il n’était plus musulman. « Il m’a proposé une retraite musulmane avec des influences de soufisme (une approche plus spirituelle de l’Islam, NDLR) en Espagne et j’ai d’abord refusé, d’une part parce que je ne me considérais plus musulman et aussi parce que j’avais jamais aimé ce courant, m’explique-t-il. Mais on a discuté longuement de mon parcours et j’ai décidé d’y aller. » Sur place, il redécouvre un Islam ouvert, parle ouvertement de sexualité et d’homosexualité avec le Sheikh (l’enseignant) au sein même d’une mosquée mixte dans laquelle il ne doit pas porter de foulard. « C’était impensable pour moi », dit-il. Depuis 2020, Abbas s’identifie comme homme trans, même s’il n’a pas fait son coming out dans tous ses cercles.

S’il me paraît nécessaire d’expliquer les parcours de chacun·e pour parler du ramadan, c’est parce que ces étapes de nos vies expliquent aussi notre relation avec ce mois. L’Islam compte cinq piliers : la profession de foi, la prière (cinq par jour), l’aumône, le ramadan et le pélerinage à la Mecque. Le ramadan est sans doute le plus connu et le plus visible des cinq, car à moins de manger en cachette, le fait de ne pas jeûner est un acte visible, quasi un statement dans certains contextes. Ne pas faire le ramadan c’est dire ouvertement à son entourage (sa famille, ses potes ou même son prof de religion) : « Je ne pratique pas l’Islam. » Remettre en question sa foi intérieurement n’engage qu’à soi, mais ne pas ou plus faire le ramadan peut entraîner des réactions. Il s’agit donc d’une décision assez lourde, une sorte de coming out non-musulman dans certains cas.

En ce mois de ramadan, nos expériences sont forcément différentes. « Avant, j’attendais le ramadan avec impatience, explique Miou. Chaque année, j’étais très émue et je pleurais toujours lors de la première prière, que j’adressais systématiquement à la Palestine. » Pour iel, c’était un mois de pureté, de reconnexion, de famille et d’apaisement. Mais aujourd'hui, c’est un mois de solitude : « C’est douloureux car je me sens seule », confie-t-iel.

Yasmina a recommencé à faire le ramadan il y a quelques années, et l’essentiel pour elle est d’être doux·ce avec soi-même, de s’écouter et de faire ce qui a du sens pour soi. On se questionne toutes les deux sur le fait de ne pas boire d’eau durant le jeûne : est-ce vraiment bon pour notre santé, qu’est-ce que ça signifie vraiment pour nous et d'où vient cette injonction ? Yasmina souffre de troubles alimentaires et est donc aussi très vigilante avec son jeûne. « J’écoute mon corps et si je sens que ça ne fonctionne plus avec ce qu’il se passe dans ma journée, je mange. » Cette approche, elle aimerait également l’appliquer à la prière. « Ma sœur a recommencé à prier et ça me donne envie, mais je n’ose pas parce que j’ai peur de ne pas être assez régulière, dit-elle. Mais en réalité, je me dis de plus en plus que je ne dois pas me mettre de pression. Déjà une prière par jour, c’est une bonne chose pour soi et son chemin vers Allah. »

Abbas est diabétique et n’a jamais jeûné durant le ramadan, donc il a toujours eu du mal à se sentir connecté à cette pratique. Il lui a fallu quelques années pour comprendre qu'il ne s'agit pas seulement d’un jeûne, mais surtout d’un mois de recueillement personnel. « Pendant ce mois, je veux travailler sur ma connexion avec Dieu et moi-même, dit-il. On dit que le diable n’est pas parmi nous durant le ramadan, mais que notre ego est toujours là. Je veux observer mon comportement dans ce contexte. »

Pour ma part, c’est la première fois depuis plusieurs années que je décide de jeûner durant tout le mois, après plusieurs années de ramadans un peu confus où je jeûnais quelques jours par-ci par-là et finissais souvent par craquer et faire la fête. En plus du jeûne, je me suis fixé comme objectifs de méditer plus, ralentir ma vie sociale et professionnelle, revoir mes modes de consommation (limiter mes achats mais aussi manger de manière simple et équilibrée le soir), esquiver le sheitan de la fête, et passer des moments calmes avec mes ami·es proches et ma famille. Le ramadan n’est pas terminé au moment où j’écris cet article, donc tout peut encore changer et il se peut que « j’échoue » sur certains points – pas grave. En gros, je doute que ce terme soit dans le Coran, mais mon mot d’ordre pour ce mois de ramadan c’est la chillance.

VICE Belgique est sur Instagram et Facebook.