Ma mère, le cancer et moi

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Ma mère, le cancer et moi

Sa vie, sa mort et pourquoi j'ai préféré fumé du shit dans ma salle de bains qu'aller à son enterrement.

La mère de l'auteur

Je ne suis pas allé à l'enterrement de ma mère. À la place, je me suis assis dans ma salle de bains, la fenêtre ouverte, et j'ai fumé du shit. Ce n'est pas le moment de ma vie dont je suis le plus fier. Ça a même sûrement été le souvenir dont je me suis libéré le plus difficilement. Elle s'est faite incinérer, brûlée comme le shit dans ma pipe.

« Ma mère n'est plus que poussière », me suis-je dit. « Comme elle le voulait. »

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Elle avait 42 ans quand elle est morte. Un cancer du sein. J'en avais 20, le même âge qu'elle quand elle m'a eu. De mes souvenirs d'enfance, je me rappelle qu'elle avait du mal à me gérer. Elle pleurait, criait et ne prenait pas soin de moi. J'étais une saloperie – un peu comme elle, en fait. Quand j'ai arrêté l'école prématurément, et que c'est devenu évident que je n'y arriverai pas dans la vie, elle m'a pourtant mis la pression pour que je réussisse – et ainsi lui donner ce qu'elle n'avait jamais pu avoir.

Je lui en voulais pour ça. Je lui en voulais aussi pour les disputes qu'elle avait sans arrêt avec mon père. J'en étais souvent l'origine : il lui reprochait de vouloir dépenser le peu d'argent que nous avions pour moi. C'était une femme faible, ne pouvant jamais se consacrer jusqu'au bout à quelque chose – et je ne hésitais pas à le lui faire savoir. J'étais aussi celui auprès duquel elle se confessait et la personne avec laquelle elle partageait le monde tel qu'elle le voyait, en faisant tomber le masque qu'elle revêtait devant les autres. Même envers mon père, elle n'a jamais été complètement honnête – le besoin d'avoir raison et son manque d'estime de soi étaient tout deux trop forts.

Le vide à l'intérieur d'elle était visible, tout comme le mien. Malgré le ressentiment, un terrain commun s'est formé. Nous étions tout simplement victimes – elle blâmait sa mère, et moi la mienne.

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Je suis devenu un adolescent à problèmes, replié sur lui-même d'un côté et agressif de l'autre. Elle ne voulait pas en voir l'origine : à ses yeux, les problèmes n'étaient pas importants, puisque j'étais toujours promis à de grandes choses. Puis, fatalement, je me suis complètement paumé et j'ai arrêté de faire quoi que ce soit alors que la dépression et l'anxiété me frappaient. Elle n'a pas voulu creuser le fond du problème. Chaque nuit, elle allait se coucher en pensant que mes symptômes disparaîtraient soudainement. Ça ne s'est pas passé comme ça : ils ont diminué, se sont amplifiés, puis ont diminué de nouveau, suffisamment pour ne pas me suicider, pas assez pour vivre vraiment.

Durant les années qui ont précédé sa maladie, quand elle avait la trentaine, promener notre chien était la seule activité qui semblait satisfaire ma mère. Par mon échec, elle avait comme compris qu'elle avait elle-aussi échoué. J'étais la glorieuse promesse qui n'avait pas été tenue. Alors, quand j'ai cessé de briller, elle s'est éteinte.

Elle a commencé par souffrir de dépression et, comme moi, elle ne pouvait pas l'affronter. Elle a quitté son boulot, puis arrêté de boire, de conduire et enfin de vivre. En un an, elle s'était totalement recluse, passant autant de temps dans son lit que sur des forums Internet, survivant grâce aux quelques mots de soutien qu'elle échangeait avec des inconnus.

Elle s'est ensuite plainte de douleurs physiques dans les jambes et le dos, mais son docteur pensait que le problème était psychosomatique. Quand elle a insisté pour passer une IRM, il a cédé. Peu avant le rendez-vous, elle est tombée de son lit un matin et a entendu un craquement : son fémur s'était brisé. La douleur et les cris étaient insupportables.

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Après l'opération qui a suivi, on lui a annoncé qu'elle avait un cancer : des tumeurs, à l'origine dans son sein, s'étaient répandues dans tout son corps. Elles rongeaient ses os et sa colonne vertébrale. On lui a donné un corset lombaire et il lui a été demandé de ne plus bouger. On lui a aussi dit qu'on pouvait traiter sa maladie et lui faire gagner du temps, mais qu'elle finirait par mourir.

Elle a pleuré, mais pas comme si on la condamnait à mort. En devenant une victime, elle est même devenue plus positive. J'ai essayé de trouver une échappatoire – je me suis tourné vers la nourriture, le sport et la lecture. Je m'y adonnais jusqu'à ce que mon corps et mon esprit n'en puissent plus. À 18 ans, dans une maison où ma mère ne vivait plus, je pouvais me branler la porte ouverte, oubliant qu'à plus d'une heure de route, elle était allongée dans un lit hôpital, attendant la mort.

Elle est restée comme ça pendant des mois, enchaînant prises de sang, séances de radiothérapie et intraveineuses. Son aspect se dégradait. Ses cheveux étaient devenus tout secs et ses muscles atrophiés. Maigre à l'origine, elle était devenue squelettique.

Pendant la journée, elle m'envoyait des messages, regardait la télé et lisait des magazines people qui me rendaient fou. Pire, elle lisait aussi des livres de prières et accrochait des médaillons de la Vierge à ses vêtements. Soudainement, comme tout le monde, elle s'est accrochée à Dieu. Elle avait 39 ans, même si elle semblait en avoir le double, tel le fantôme d'un univers parallèle.

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Après son travail, mon père et moi allions chaque jour à l'hôpital lui rendre visite. Là-bas, j'avais comme l'impression de me trouver dans un autre monde. J'en explorais les moindres recoins tandis que mes parents discutaient. Les labyrinthes de couloirs me faisaient penser aux veines qui traversaient mes bras – et dans lesquelles coulait du sang potentiellement cancéreux.

Je fantasmais sur les infirmières et les imaginais me disant que j'étais courageux. Je m'imaginais être le fils des docteurs. Je m'arrêtais devant de grandes fenêtres et regardais la ville en dessous, toujours stoïque, contrairement à la mort qui ne cessait de s'agiter quelques étages plus haut. Les gens appelaient le dernier étage – celui où était ma mère – le « paradis ». Je le parcourais, comme tant d'autres, entouré par l'odeur de toasts brûlés et le bruit des ascenseurs.

La vraie vie se passait dans les étages du dessous, où les brûlures de café sur ma langue à la cafétéria et les traces d'encre sur mes doigts ravivaient mes sensations et me tiraient de cette léthargie. Un jour, alors que je m'étais endormi dans un couloir, j'ai été réveillé par un infirmier transportant un cadavre sur un chariot.

Que peut-on faire face à la mort ? Ou bien même face à la vie ? J'ai essayé de saisir l'essence des deux, mais elle me glissait des doigts. Ça me rendait fou. C'était le début de ma vie d'adulte : j'étais au chômage, au bord de la folie, tandis que mes pairs jouaient au bière-pong et baisaient. Pendant que ma mère s'accrochait à Dieu, je m'accrochais à ma santé mentale, la croquant à pleines dents jaunies.

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§

Les tumeurs dans la colonne vertébrale se sont résorbées, et ma mère est devenue assez forte pour faire de nouveau fonctionner ses jambes. D'abord en béquilles, elle se concentrait sur chaque pas, chancelant jusqu'aux toilettes du bloc opératoire ou jusqu'à l'escalier. Après avoir passé tout l'été à l'hôpital, elle a pu rentrer à la maison l'hiver venu.

Je n'étais plus le martyr que je pensais être. Maintenant que je n'avais plus de prétexte pour hanter les couloirs de l'hôpital ou conduire chaque jour pendant deux heures en écoutant Neil Young ou les Smiths pour aller la voir, je n'ai pas trouvé d'excuse pour continuer à être le mec bizarre que j'avais toujours été. À vrai dire, je n'ai rien trouvé de mieux que de me dire que les problèmes de ma mère atténueraient les miens ; en perdurant, ils les feraient disparaître. Je voulais que sa maladie et sa mort inéluctable me fassent changer.

Elle dormait avec mon père dans le salon – prendre les escaliers pour aller dans leur chambre était devenu trop dangereux. Au printemps, son état s'est amélioré et elle a pu sortir en fauteuil roulant, puis sur des béquilles, puis sur une seule. Cet été-là, elle était plus active qu'elle ne l'a jamais été. Elle est même partie en vacances. Si on oubliait la mort qui lui pendait au nez, la vie était belle.

Les visites de routine à l'hôpital ont elles-aussi diminué : toutes les semaines, puis tous les mois, puis tous les deux mois pour des injections d'hormones, des prises de sangs et des intraveineuses pour solidifier ses os. Elle a pris du poids, ce qui a rassuré ses amis : c'était comme si elle allait mieux – et, au moins, ils ne se sentiraient plus coupables de ne pas lui rendre visite.

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L'imprévisibilité de la vie continuait à me frustrer. J'essayais de faire de mon mieux pour garder le contrôle, mais mon impuissance était trop grande. Quand je conduisais, il m'arrivait parfois de m'arrêter sur le bord de la route et de laisser la rage en moi se déverser – souvent sous la forme d'un torrent de coups de poing sur le volant et le tableau de bord. Je devais être drôle à voir, à crier « putain » et « salope » pendant que des enfants et des vieilles dames passaient à côté de moi. Je voulais l'amour et vivre une grande aventure ; pas le cancer, la famille et la mort.

Je me suis intéressé à la politique, dans le but d'utiliser mes opinions comme instrument pour nous diviser. Ma mère m'a demandé si j'étais gay, parce que je n'avais jamais eu de copine. Non, juste désespéré. Parfois, je lui en voulais de ne pas aller mieux ; souvent, je lui reprochais d'être tombée malade. Je critiquais sa faiblesse. Je lui en voulais pour avoir fumé dans sa vingtaine. Je pensais qu'en la critiquant, je gardais le contrôle.

Elle a subi une mastectomie en 2007. Elle s'inquiétait de la réaction de mon père – lui s'en foutait. Sa convalescence a été rapide. Elle a fini par ne plus vraiment avoir besoin de béquilles. On pouvait la regarder et oublier qu'elle était malade ; son état ne venait jamais freiner son optimisme. Les seuls moments où elle était ouvertement triste, c'était quand elle revenait d'un rendez-vous chez le docteur. Elle s'asseyait dans la voiture et pleurait toutes les larmes de son corps, à la fois soulagée que la nouvelle qu'on lui a annoncée n'était pas pire, terrifiée qu'elle n'était pas meilleure.

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Cet été-là, deux ans après le diagnostic, une infirmière nous a dit que le cancer était en rémission. Ça ne voulait pas dire guérison, mais putain, c'était déjà un soulagement, un espoir. Nous sommes allés à Florence en septembre, pour célébrer la nouvelle. Même si elle ne pouvait pas faire grand-chose – la chaleur l'épuisait –, être à l'étranger lui faisait du bien. Elle était fière, grande ; si elle ne me ressemblait pas, on aurait même pu dire qu'elle était belle. J'étais bourré pendant tout le séjour, buvant du Jack Daniels et lisant du Kerouac, tout en espérant être frappé par un éclair qui donnerait un nouveau sens à ma vie. Passant avec dédain devant les touristes américains de la Galerie des Offices, regardant avec envie le fleuve qui traverse la ville, j'ai compris que je me détestais. Je me trouvais coincé et prisonnier – prisonnier de cette chose qu'on appelle parfois le destin. Ou bien était-ce quelque chose de plus profond ?

Quand on est rentrés, les scanners ont décelé de nouvelles tumeurs malignes. Il était temps d'essayer la chimio. Le deuxième jour, après avoir vomi, elle a commencé à sentir une douleur insoutenable dans sa jambe. On a découvert plus tard que le cancer attaquait son foie et faisait coaguler son sang. Quand on a appelé le docteur, il nous a dit que c'était de l'anxiété et lui a donné du Xanax et de la morphine – la dernière d'une longue série d'erreurs médicales, et aussi le dernier jour de la vie de ma mère.

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Ce soir-là, il était 19h quand j'ai décidé d'aller promener le chien. Quand je suis rentré, elle était assise dans son lit et parlait à ma grand-mère. Elle était parfaitement logique et cohérente. Après s'être plainte de douleurs et avoir ingéré de la morphine, elle s'est endormie.

Vers 21h, alors que ma grand-mère et moi étions à ses côtés, elle s'est levée soudainement et a commencé à se convulser, inspirant sans vraiment expirer, un liquide blanc sortant de sa bouche. Je l'ai serrée dans mes bras et lui ai demandé de s'accrocher tandis que mon père appelait une ambulance et que ma grand-mère paniquait. C'était la première fois de ma vie que je la tenais de cette façon. J'ai été frappé par sa fragilité. La bouche pressée contre mon oreille, elle a expiré une dernière fois et est devenue immobile.

« Elle est morte », ai-je dit, comme pour les calmer.

Ils ont pleuré ; pas moi. Dans son lit, une étrangère se reposait. On aurait dit quelqu'un qui ressemblait à ma mère, mais pas vraiment elle. Nous avons suivi le corps jusqu'à la morgue. Mon père n'a pas arrêté de pleurer. Pour le conforter, j'ai mis ma main sur sa tête. Lui aussi, je ne l'avais jamais touché de cette façon.

Cette nuit-là, nous avons dormi dans le même lit, celui dans lequel ma mère s'est arrêtée de respirer, après avoir changé les draps couverts d'urine. Le matin suivant, le 19 octobre, mon père s'est réveillé veuf, et moi, sans mère. Je me suis dit que, finalement, j'étais libre.

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§

Dans mes rêves, je la voyais vivante ; elle me parlait. Je savais que m'endormir me permettrait de la revoir. Puis, rêver d'elle est devenu de plus en plus rare, jusqu'à ce que, parfois, j'oublie ce à quoi elle ressemblait. En voyant une photo d'elle, je me sentais ridicule, me souvenant de chaque ligne de son visage. Néanmoins, c'est comme si elle appartenait à une dimension à laquelle je n'avais plus accès.

Pendant peut-être un an, alors que j'avançais dans la vie, un vague sentiment de mal-être me suivait où que j'aille. Je rêvais encore de liberté, mais sans vraiment avoir de conviction – la seule chose dont j'étais convaincu, c'était que je n'accéderai jamais pleinement à cette liberté. Pendant ce temps, je souriais, prétendais que tout allait bien, de peur qu'on me trouve fou.

Mes proches et moi ne parlions pas du décès de ma mère, même si nous avions vécu ça ensemble. Libérés de la peur de faire face à la mort, nous étions prisonniers de l'impossibilité d'en discuter.

Je me suis forcé à aller à des concerts et des soirées, buvant beaucoup et me défonçant parfois. Durant cette période, j'ai souvent dormi à l'hôtel, écouté de la musique et lu des livres. Le jour de mes 21 ans, j'ai lu pour fêter l'événement, lu jusqu'à ce que le sentiment de mal-être remplisse sa mission. Je me suis dit que je devais écrire sur elle, même si c'était difficile. Il y avait tellement de choses à dire, tellement de choses encore inconnues. J'ai essayé d'écrire sur d'autres trucs, mais ma mère venait constamment s'immiscer dans le récit.

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J'ai commencé à prétendre que je m'en foutais qu'elle soit morte, et c'était vrai : mon cerveau s'habituait à son absence et commençait à formuler des pensées dans lesquelles ma mère n'avait jamais existé. Ma tragédie était réelle sans l'être vraiment. Puis, je suis tombé amoureux : une nouvelle vie a commencé.

§

Ça fait aujourd'hui huit ans que ma mère est morte. J'ai fréquenté cette fille dont je suis tombé amoureux pendant six ans et nous avons rompu en novembre dernier. La rupture m'a grandement affecté – probablement plus que la mort de ma génitrice, d'ailleurs.

On croit tous que notre vie suit un récit, une sorte de ligne conductrice. On croit que, peu importe la manière dont on se comporte face à la mort, on en tirera toujours quelque chose de positif. C'est ce qui nous permet de nous accrocher dans les moments les plus sombres. Que ça soit vrai ou non, j'y ai cru. J'ai aussi cru que mon ex était une sorte de remplaçante de ma mère.

S'adapter à un « changement de récit » a été difficile. J'ai non seulement perdu l'amour de ma vie, mais aussi le faux-semblant d'identité que je portais en moi. Je n'étais plus le héros qui renaîtrait des cendres de sa mère.

Je m'identifiais à ce que je pouvais, en espérant que mon corps de maigrichon pourrait rentrer dans le costume de Batman que je portais dans ma vie et mes écrits. Mon ex m'a percé à jour, décelant au quotidien la peur qui me rongeait. Finalement, après six longues années, mon incapacité à devenir cette personne l'a détruite.

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À 27 ans, j'étais le même adolescent peureux que celui qui avait arrêté l'école ; le même gamin de 20 ans qui ne pouvait pas faire face à l'enterrement de sa mère. Je souriais et racontais de la merde tandis que je faisais les cent pas, déprimé, énervé et plein de regrets. J'écrivais des choses qui laissaient entrevoir ce qu'il y avait à l'intérieur de moi, tout en essayant de m'en détacher. Après six longues années, mon ex ne pouvait plus se nourrir de fiction, et moi non plus – même si j'ai mis plus de temps qu'elle à le réaliser.

On pouvait déceler la peur dans chaque parole ou action de ma mère. La peur de tenter sa chance, d'être honnête, de ne pas avoir d'excuse – la peur de ne pas avoir peur. Elle l'a troquée contre sa maladie ; je ne l'ai pas fait. J'ai simplement hérité de la sienne, l'ai avalée et ai continué à avancer.

Contrairement à elle, j'ai continué à compter sur des trucs de merde pour définir mon identité : ouvertement, je me remettais de tragédies, intérieurement, elles me dévastaient. Non seulement, j'avais besoin d'elles pour m'élever, mais je les exacerbais dans mes textes. Une jeune mère décédée était la tragédie ultime : elle nourrissait mon désir de me faire passer pour une victime en le masquant par quelque chose qui ressemblait et se lisait comme de l'héroïsme.

Cet été 2015 – comme après sa mort, je me suis beaucoup défoncé et j'ai beaucoup bu –, il est devenu évident qu'à la place d'un récit évolutif dans lequel je sombrais gracieusement jusqu'à toucher le fond lorsque ma mère est morte et me relevais triomphant avec mon ex, je vivais dans un cercle vicieux. Il s'agissait plutôt d'une boucle de stagnation et de souffrance qui n'a pas commencé par la mort ou par un échec sentimental, mais avec la vie, celle que j'ai partagée avec ma mère. Au lieu de lui en vouloir pour ça, j'aurais dû assumer mon propre rôle et refuser d'endosser le costume de victime pour devenir l'homme – et non le héros – que je rêvais d'être.

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Plutôt que de me morfondre en me disant qu'elle est morte jeune et a fait de moi un semi-orphelin, j'avais besoin de me convaincre qu'elle était ma mère – et que, pendant vingt ans, j'avais été son fils.

Cet été, dans un mélange de sueur et de vodka, je me suis dit : « Fini la fiction. »

§

Je détestais ma mère. Je la détestais parce qu'elle était comme moi. J'avais beau essayer de me convaincre que non, nos similarités étaient aveuglantes. Elle avait peur de la vie, j'avais peur pour la sienne, et en grandissant, j'ai pris un malin plaisir à détruire les choses qui la rendaient la plus fière, comme ma scolarité. Je n'ai pas inventé ma maladie mentale, mais après avoir arrêté l'école, j'ai pensé qu'elle le méritait parce qu'elle ne m'avait pas aidé, moi, son fils indigne. J'ai continué à penser de cette manière toute ma vie : j'avais besoin de son aide, mais j'étais ravi qu'elle ne me tende pas la main.

Bien entendu, après sa mort, je me suis rendu compte du fait qu'elle ne s'était jamais plainte une seule fois de n'avoir pas vécu assez longtemps. Elle est morte à 42 ans, beaucoup trop jeune, mais jamais elle n'a dit que sa vie avait été un gâchis complet. Elle ne l'a jamais fait parce que, pour elle, ça ne l'était pas : elle m'avait, moi.

Il y avait à l'époque une différence majeure entre nous : elle m'aimait. Cette nuit-là, à la morgue – où en fumant du shit le jour de son enterrement –, je savais que je l'avais laissée tomber. Je ne l'ai pas laissée tomber en arrêtant l'école – comme je le pensais –, mais en ne l'aimant pas en retour.

J'ai refoulé sa mort pour nourrir l'impression d'être une victime, mais aussi pour me punir d'avoir été si cruel. Maintenant, il est trop tard pour me racheter. Après huit ans, je me suis rendu compte que je m'étais déjà assez puni ; j'étais désormais maître de moi-même. Ce n'était pas la pénitence que je recherchais, mais un souvenir de ma mère, vierge de tout sentiment de culpabilité. Je me devais, à 28 ans, de l'aimer en retour.

Qu'est-ce que la peur de la vie m'a apporté quand les femmes qui étaient ma vie sont mortes ou ont disparu ? Qu'est-ce que ma mère a gagné en se cachant ? Pas grand-chose, et je n'ai pas envie de faire moi-même la découverte.

Ces derniers mois, pour la première fois de ma vie, j'ai vraiment eu l'impression de vivre. C'est ce que ma mère a aussi réalisé après son diagnostic : pour se débarrasser de la peur, il faut la foi – pas nécessairement en Dieu, mais en l'amélioration des choses. C'est vrai qu'elle n'avait pas de choix. Avec un pistolet sur la tempe, soit elle gardait la foi, soit elle s'écroulait complètement – et même en m'écroulant, longtemps avant et après sa maladie, avec le canon de la vie sur la tempe, je sens que je n'ai moi aussi pas d'autre choix que de vivre sans avoir peur.

Il y a quelques semaines, je me suis rendu compte qu'il me restait deux choses à faire avant de pouvoir passer à autre chose. Premièrement, j'ai envoyé un mail à mon ex, dans lequel je m'excusais de toutes les choses que je lui avais fait subir pendant des années. Ça ne réparera rien, mais peut-être que ça lui permettra de se libérer et de trouver le bonheur que j'aurais dû lui donner. Deuxièmement, je devais écrire ce texte.

Tout ce que j'ai écrit auparavant était en quelque sorte une introduction à ce texte. Appelez-le une lettre d'excuse, un hommage ou un éloge funèbre à ma mère. Ce sont toutes ces choses à la fois, j'imagine. C'est surtout un « au revoir » – pas aux femmes que j'ai perdues il y a huit ans et en novembre, mais plutôt au moi qui a vécu avec elles pendant vingt et six ans, en ignorant la chance qu'il avait.

Au moins, aujourd'hui, je sais ce que j'avais, et je sais ce que j'ai perdu. En les perdant toutes les deux, peut-être que je me suis trouvé. Peut-être que, outre cet éloge funèbre, tout ce que j'ai écrit a finalement été une préparation à la vie.

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