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LE NUMÉRO PRISONS

Programmer pour moins en chier

La Silicon Valley veut transformer des détenus en développeurs informatiques.

Code.7370, à la prison d'État de San Quentin, en Californie, est le premier programme de code destiné à des détenus américains. Photos : Kent Andreasen

Cet article est extrait du numéro « Prisons »

Depuis peu, la prison d'État de San Quentin, en Californie, organise des cours de code informatique à destination de vingt-trois détenus. Assis face à leurs ordinateurs reconditionnés et déconnectés d'Internet, ils savent qu'ils travaillent dans le bâtiment dans lequel a joué Johnny Cash en 1969, non loin des centaines de détenus condamnés à mort, de l'ancien donjon et de l'ancienne chambre à gaz. Selon ses responsables, ce projet nommé Code.7370 et lancé par l'association The Last Mile serait le premier du genre dans le pays. En janvier prochain, les détenus participeront à un programme de réinsertion professionnelle dans les entreprises de la Silicon Valley. Par cet arrangement, les prisonniers toucheront 15 à 20 dollars de l'heure, un salaire similaire à celui des stagiaires dans ce corps de métier. Le programme promet ainsi d'apporter aux détenus un job à mille lieux de ceux typiques de la prison et de se rapprocher des ingénieurs de la Silicon Valley.

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Les hommes de San Quentin ont longtemps travaillé pour des entreprises extérieures, dans le cadre du programme California Prison Industry Authority (CALPIA). Néanmoins, tous n'ont pas eu la chance de se voir proposer des salaires « comparables à ceux de l'industrie ». La rémunération des 6 400 détenus qui occupent les jobs proposés par le CALPIA se compte plus en pennies qu'en dollars. Même ceux qui ont de l'expérience et qui sont spécialisés dans un domaine gagnent un maximum de 95 cents de l'heure. À travers le pays, on estime à environ deux milliards de dollars le montant salarial ainsi redistribué par les 2 500 prisons qui font travailler les détenus. Ces employés emballent du fromage artisanal pour Whole Foods, cousent de la lingerie pour Victoria's Secret et gèrent des appels pour le service client d'AT&T. Pour les programmes comme Code.7370, les employeurs déterminent la compensation financière après consultation avec les responsables officiels. Selon ces derniers, le but du projet est d'apporter aux détenus des compétences, mais aussi de leur permettre d'économiser jusqu'à la fin de leur peine.

« Le travail en prison a une longue et sordide histoire », explique Amy E. Lerman, professeure en sciences politiques à l'université de Californie de Berkeley. « Voir ce programme au sein d'un contexte plus général est important. On doit se souvenir de l'histoire, quand les plantations du Sud de l'Amérique embauchaient des esclaves. Aujourd'hui, certaines prisons de la région font toujours travailler leurs détenus les pieds enchaînés – certains militants ont d'ailleurs fait le parallèle avec les conditions pénitentiaires de l'époque. Néanmoins, il existe aussi désormais de nouveaux partenariats semi-publics semi-privés où des prisons emploient des équipes pour apprendre aux prisonniers à faire du service client. Il est important pour les détenus de s'occuper toute la journée et les formations professionnelles peuvent leur être très utiles une fois qu'ils seront dehors. »

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Afin de se préparer à la mission qui les attendra en janvier, les détenus du Code.7370 ont travaillé sur des projets de code et de design et ont été évalués sur leurs compétences. « Au départ, j'ai trouvé ça dingue », explique Chris Schuhmacher, en prison depuis 2001 et élève du programme. « J'ai toujours eu l'impression que la technologie me passait au-dessus. Tout va si vite aujourd'hui. » L'homme n'avait jusqu'alors jamais possédé de smartphone ni utilisé de technique plus évoluée que la ligne commutée pour accéder à Internet. Grâce au programme, il a créé une application nommée « Fitness Monkey », qui permet à ses utilisateurs d'enregistrer leurs entraînements sportifs et de contrôler leur alimentation.

Code.7370 réunit les détenus huit heures par jour et quatre jours par semaine pendant six mois – un format similaire aux formations de la Silicon Valley. Plus de 200 détenus ont postulé au programme de San Quentin, et les 23 sélectionnés ont eu à accomplir des tests écrits, ont passé des entretiens et été évalués sur leurs compétences avant de voir leur inscription confirmée. Le programme comporte du JavaScript, de l'HTML, du CSS et du Python – tous des langages de programmation. À la fin des six mois, les détenus se verront remettre un certificat. Certains postulants sont déjà sur liste d'attente pour le partenariat extérieur qui débutera en janvier, expliquent les responsables.

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En janvier prochain, San Quentin lancera un programme de réinsertion professionnelle au cours duquel des détenus feront du code pour des sociétés indépendantes.

Vue de l'extérieur, San Quentin pourrait être confondue avec le manoir ou la villa d'un milliardaire excentrique. La prison est située à proximité de la baie de San Francisco et se trouve entourée de palmiers. Depuis la cour, on aperçoit de luxueuses demeures nichées dans les collines avoisinantes. San Quentin est la plus vieille prison de Californie, et aussi l'une des plus grandes, avec plus de 4 000 détenus. L'établissement est tellement immense qu'il bénéficie de son propre code postal. Certains gardiens s'amusent même à dire qu'il est le « premier complexe résidentiel » de Californie.

La baie de San Francisco ressemble quelque peu à un gruyère, avec des poches de pauvreté extrême entourées de larges bandes de richesse. Selon le California Department of Corrections and Rehabilitation, l'incarcération d'une seule personne en Californie coûte environ 64 000 dollars par an, et 55 % des détenus relâchés sont de retour en prison dans les trois années qui suivent. Code.7370 a été conçu pour réagir face à ce taux de récidive persistant.

Le programme a pris forme il y a cinq ans quand Chris Redlitz, co-gestionnaire de l'entreprise de fonds communs Transmedia Capital, a visité San Quentin. Lui et d'autres responsables de Last Mile étaient inquiets du fossé grandissant entre la communauté high-tech de la Silicon Valley et la recrudescence du nombre de détenus – majoritairement noirs et latinos –, enfermés à seulement quelques pas. En 2010, Redlitz a mis au point un programme entrepreneurial pour les prisonniers. « Je me suis dit : "Il y a tellement de talent à l'intérieur" », explique-t-il. Deux années plus tard, les étudiants de la première session étaient diplômés. En octobre 2014, le programme était étendu afin de créer la formation au code. Les premiers cours ont commencé en avril dernier.

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« De nombreuses compagnies de San Francisco font appel à des codeurs étrangers, explique Redlitz. Est-ce qu'ils font des vérifications sur le passé de ces gens avant de leur confier des tâches ? Non. Ça n'a pas d'importance. Tout ce qui les intéresse, c'est le code. Tout ce qu'ils veulent, c'est que ce soit bien fait. Les mecs d'ici peuvent faire le boulot, et le faire bien. Comme n'importe qui d'autre. » Redlitz décrit les détenus comme des employés modèles, à la fois concentrés et motivés. « C'est une opportunité en or », ajoute-t-il.

« Chaque soir, quand je rentre dans ma cellule, je ne fais que lire des manuels de programmation », argumente Aly Tamboura, un détenu qui approche de la fin de ses quatorze années de peine. Pour l'un de ses projets de code, il a eu à créer des graphiques interactifs avec des statistiques sur l'incarcération. Il a rendu d'élégants diagrammes qui montraient l'augmentation galopante de la population carcérale de 1960 à nos jours. L'un d'entre eux classait les détenus par ethnie et montrait que 45,85 % des détenus étaient noirs, comme lui. Il a aussi créé des schémas de données sur lesquels on pouvait voir que les condamnations pour viol et meurtre étaient beaucoup moins fréquentes que celles pour vol et cambriolage. « Certains trucs m'ont choqué », avoue-t-il.

Tulio Cardozo, ex-détenu, s'est retrouvé en prison suite à une condamnation liée à l'explosion de son laboratoire de haschich. Son corps est depuis couvert de brûlures. Il déclare avoir été agréablement surpris par l'empathie dont ses employeurs ont fait preuve concernant son passé.

Quand Last Mile a lancé le programme à San Quentin, l'association a dû faire face à un certain nombre d'obstacles. Selon Wes Bailey, directeur des opérations de l'association, adapter un programme de code aux ordinateurs non connectés de la prison était un défi. Ainsi, Bailey a dû graver le contenu de la leçon sur un CD-ROM. « Récupérer et télécharger les données de ce cours a été incroyablement difficile », explique-t-il.

Tous les équipements doivent être approuvés par l'administration pénitentiaire et les ordinateurs doivent être examinés afin de garantir l'absence de connexion à un réseau externe. Ainsi, quand les étudiants rencontrent un problème, ils n'ont pas d'autre option que de se plonger dans les manuels. « Je suis un peu leur Google à eux », déclare Jonathan Gripshover, leur enseignant. La plupart des étudiants lisent les versions imprimées de Wired, Fast Company, Entrepreneur, et Inc., entendent parler des nouveaux phénomènes en matière de technologie à la télévision et posent de nombreuses questions. « Ils me demandent de leur montrer Facebook, Twitter, Instagram et Tinder », poursuit Gripshover. En outre, les détenus lisent L'Art de l'enchantement de Kawasaki, l'un des piliers de la Silicon Valley. Ils apprennent ainsi la façon dont il faut serrer la main de son interlocuteur et établir un contact visuel avec lui – des conseils qui les aideront à trouver du travail dans l'industrie. « Ce sont des choses que l'on tient pour acquises », précise Gripshover.

Les responsables du programme espèrent également créer une entreprise privée dédiée à la création de logiciels et qui pourrait employer les détenus du Code.7370 une fois leur détention à San Quentin terminée. Parmi eux, des gens comme Tulio Cardozo, qui a obtenu son diplôme après avoir participé à un programme de Last Mile destiné aux détenus récemment libérés. Depuis, Cardozo a travaillé sur plusieurs projets de développement web dans la baie de San Francisco. Environ la moitié de son corps est couverte de brûlures au troisième degré suite à l'explosion de son laboratoire de haschich – un accident qui l'a également envoyé en prison pour cinq ans. Il déclare avoir été agréablement surpris par l'empathie dont ses employeurs ont fait preuve concernant son passé.

Certaines prisons, dont San Quentin, dispensent aussi des enseignements manuels, comme la réparation de meubles. Mais, avec le code, de plus hauts salaires sont en jeu et la tentation de retourner dans la rue pour dealer ou se livrer à d'autres activités criminelles pourrait être plus basse. « Je me suis mis à la page, explique Cardozo. Si tu peux trouver un boulot avec un salaire convenable quand tu sors, ça fait une grande différence. Il y a des chances que tu arrêtes les conneries. Si tu peux payer tes factures, acheter à manger, mettre de côté pour la retraite et même acheter quelques trucs pour te divertir, tu te sens bien. C'est une stratégie à long terme. Si tu n'as pas assez d'argent ou si tu n'as pas de compétences qui puissent te permettre de te lancer dans quelque chose, tu ne peux pas t'empêcher de retourner dealer. » Le fait que Cardozo et les détenus de Code.7370 trouvent du travail et touchent un bon salaire à leur sortie reste encore à prouver. Après avoir obtenu son diplôme, l'homme s'est inscrit dans l'une des formations en programmation de la Silicon Valley, dans l'espoir d'approfondir ses connaissances acquises grâce à Last Mile.

Pendant ce temps, à San Quentin, les détenus demeurent scotchés à leurs écrans. Jorge Heredia est l'un d'entre eux. Il est en détention depuis 1998 et purge une peine d'emprisonnement à vie. Sa demande de libération a été rejetée en juin dernier. Il montre avec fierté le code vert et noir qui apparaît sur son écran et constitue le noyau de « Funky Onion », un site qu'il a créé pour faire bénéficier ses utilisateurs de produits dont la date limite de consommation est dépassée mais qui restent malgré tout consommables. Tout en haut du site figure le slogan de l'entreprise : « Même les produits de consommation méritent une seconde chance. »