Culture

Je me suis fait un marathon des films « Jackass » et ma vie a enfin un sens

I Watched a Marathon of Jackass Movies, And Now Life Makes Sense

Il est 21 heures, les lumières du cinéma se rallument enfin. Je suis assis au milieu d’une salle comble qui vient de s’envoyer un marathon Jackass, soit les quatre films l’un après l’autre en une après-midi. Johnny Knoxville et Spike Jonze sont sur la scène, avec le conservateur du Museum of Moving Image, un certain Éric. Knoxville scrute la foule et veut savoir combien d’entre nous sont installés ici depuis 13 heures. Comme une vingtaine d’autres personnes, je lève la main. Il nous demande comment c’était. Quelqu’un assis à l’avant lui répond un truc que je n’arrive pas à comprendre, mais le cascadeur préféré de toute une génération part dans un grand éclat de rire et répète : « Elle a dit “Ça suffit !” Et vous savez quoi ? C’est peut-être dur à entendre, mais elle a bien raison ! »

J’étais arrivé avec un peu de retard pour la projection du premier film, mais juste à temps pour voir la voiturette de golf se renverser et un Knoxville vingt ans plus jeune s’étaler sur le green comme un vieux putt, commotionné mais plutôt en forme. Quinze secondes de plus et nous étions déjà au Japon avec Party Boy, le personnage de Chris Pontius qui ne se laissera jamais embarrasser par ses propres fringues. Aujourd’hui, plus aucune scène du premier film ne pourrait encore être tournée à l’étranger, mais à mesure que l’après-midi avance et que la série progresse, les séquences les plus ouvertement offensantes s’évanouissent jusqu’à ce qu’on se retrouve à mater un truc qui semble vraiment actuel. Bien sûr, la déferlante de dickshots, de commotions, de taureaux, d’araignées, de serpents, de pétards, de lavements et d’éjaculations animales apparaît sans fin, mais jamais on n’aura entendu un membre de l’équipe se plaindre dans la presse qu’il n’avait plus le droit de taper sur un gong au Japon pour faire un gag. Si le concept Jackass ne change pas, il évolue plutôt bien. Parce qu’il ne s’agit pas de croyance, mais bien de sentiments.

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J’ai passé une bonne partie de ma vie à essayer de ne rien ressentir, alors au milieu du premier film, j’ai dû sortir pour ne pas manquer ma séance de thérapie par téléphone. Tandis que j’arpente le trottoir, je ne suis pas sûr d’avoir moi-même beaucoup évolué, me demandant si je ne suis pas en train de déshonorer la mémoire du regretté Ryan Dunn en ratant son coup de grâce : la scène où il s’enfonce une voiture miniature dans le cul puis se rend à l’hôpital pour faire une radio. J’ai maté Jackass : The Movie suffisamment de fois pour savoir que je rate aussi le moment où, pour forcer sa mère à dire « fuck », Bam Margera fait rentrer un alligator vivant dans sa cuisine. De l’autre côté du téléphone, mon thérapeute vérifie plusieurs fois que je suis bien payé pour être là où je me trouve actuellement. Je n’arrête pas de lui répéter : « Ils ignorent ce qu’est le fusil de Tchekhov, mais c’est carrément le fusil de Tchekhov ! C’est du théâtre, c’est si profondément humain ! ». Bref.

« J’ai changé d’avis. Les tasers sont dorénavant le truc que je déteste le plus au monde. Les taureaux viennent en deuxième et les serpents complètent le podium » – Bam Margera dans Jackass 3D

Me voici de retour à l’intérieur avant le début du deuxième film et j’en profite pour observer le public. Il y a un couple âgé, un chauve, et environ deux douzaines de variations mineures de moi-même : des blancs entre 25 et 40 ans. La tyrannie des petites différences me donnerait envie de me tirer une balle dans la tête plutôt que d’admettre en public que nous sommes semblables, mais je ne peux pas faire l’autruche plus longtemps. Un peu plus tard, je m’attache à recueillir quelques citations des spectateurs. Parmi eux, une jeune femme de 21 ans qui a séché les cours pour assister à l’évènement. Je lui demande quand et pourquoi elle a commencé à apprécier Jackass. « D’aussi loin que je me souvienne, ça passait toujours à la télé », me dit-elle. « Je veux dire, ils étaient là bien avant moi ! »

Jackass Number Two, c’est un peu le Godfather : Part II des films Jackass. Le premier volet représentait l’émission télé dans sa forme la plus pure. Les mecs pouvaient enfin tourner deux fois plus d’images, se débarrasser de celles qu’ils n’aimaient pas, être totalement libres de jurer et de se foutre à poil (une nudité exclusivement masculine et en grande partie obtenue sous la contrainte, certes). Hors écran, les addictions des protagonistes étaient encore sous contrôle. C’était le parfait mélange de joyeux bordel et d’absence de conséquence, de budget et d’imagination. À l’époque de la sortie de Jackass Number Two, le New York Times imprimait : « Vous pouvez préférer un gag à la Buster Keaton à la vision d’un homme sautant d’un trampoline sur un ventilateur de plafond, mais vous ne pouvez pas contester sa pureté d’expression. »

De retour dans la salle, Knoxville semble d’ailleurs l’évoquer sur scène. « Je n’ai commencé à regarder ou à faire référence à Buster Keaton qu’à partir de Jackass 2 », dit-il d’un air dédaigneux tout en insistant sur le fait que Looney Tunes reste la principale influence du projet. Moi, je suis d’avis que tout le monde a raison.

Avant le début du troisième film, le conservateur fait remarquer que si les deux premiers volets ont été projetés dans leur version originale en 35 mm, le troisième le sera dans son format original, la 3D. Comme dans la salle on porte tous le masque, l’expérience est fatalement assez brumeuse. Je dérive un peu, pensant à la dernière fois où un pote m’a tazé : j’avais 17 ans, c’était dans le parking d’une salle de spectacle. Il m’avait dit que c’était parce que je portais un short en plein mois de décembre, mais en fait c’était juste pour le fun. Parce que c’était fun.

Au collège, Jackass n’a pas uniquement fait en sorte que l’espace d’un mètre qui séparait le toit du préau et celui des toilettes vous semblait tout à coup franchissable — car c’était bien sûr le cas —, mais la série a également fait surgir l’idée que vous pourriez le faire avec un caddie, et pourquoi pas, avec un caddie en feu. Ce n’est que devant le troisième film qu’apparaissent peu à peu les fissures qui gangrènent la façade. Certains membres du casting ont le visage tellement bouffi que toute personne quelque peu familière avec la dépendance ne peut plus faire semblant de ne pas comprendre. Les moments où un membre de l’équipe manque de craquer mais se marre et continue son truc en criant « fuck you, man ! », ont été principalement remplacés par des questions existentielles. Avant une cascade, Steve-O marque un temps d’arrêt et demande laconiquement tout haut : « Pourquoi est-ce qu’il faut toujours que je sois Steve-O ? ! »

C’est en nous forçant à penser moins et à ressentir plus, en étant exactement anti-intellectuel, que Jackass subvertit et dépasse la grande majorité des œuvres intellos qui tentent d’utiliser des matériaux similaires.

Il est possible de reproduire assez facilement certaines cascades de Jackass chez soi. Mais parmi elles, seule une petite poignée nous force à nous demander pourquoi, au fond, on s’infligerait un truc pareil. C’est dans ce sous-ensemble d’expériences tordues qu’on commence à apercevoir la différence entre ces types et le commun des mortels. Et donc, peut-être, l’endroit où la magie opère. Steve-O qui se coupe entre les doigts et les orteils avec du papier en est le parfait exemple. Je n’ai jamais vu personne s’essayer à ça. La gloire de l’action réside, bien sûr, dans son prologue et son épilogue. L’acte à proprement parler vous fera peut-être haleter, glapir ou simplement répéter « non, non, non ! », mais la beauté, la vraie beauté, se trouve dans les marges, tatouée à l’encre invisible sur le visage d’un homme qui se sait condamné. Elle est là quand il regarde le taureau/le dispositif anti-émeute/les toilettes de chantier accrochées à une corde élastique. Elle est encore là, cachée sous le rire maniaque qui solde l’échec de toute cette mise en scène.

Mais pourquoi est-ce si bon à regarder ? Si une grande partie de ce que l’équipe fait subir à ses propres membres viole la Convention de Genève, en être les témoins ne suscite aucun sentiment de malaise ni de culpabilité. Leurs délires de vieux potes intègrent l’horreur et l’horrible comme le font tant de films artistiques graves et trop sérieux. Mais là où ces derniers font surgir tristesse et ennui, Jackass réussit à susciter des explosions de joie, nous faisant rire jusqu’à en pleurer. C’est en nous forçant à penser moins et à ressentir plus, en étant exactement anti-intellectuel, que Jackass subvertit et dépasse la grande majorité des œuvres intellos qui tentent d’utiliser des matériaux similaires. La violence, le choc, la peur et la douleur deviennent les leviers d’une cascade de rigolade illimitée, presque animale. Les acteurs de Jackass soulignent certains des aspects les plus douloureux et les plus humiliants de l’existence, touchant presque à l’universel, puis éclatent d’un rire gras.

Une fois devant le quatrième film, le tout nouveau Jackass Forever, on peut vite se rendre compte de ce qui a disparu, mais également de ce qui est resté et de ce qui est novateur. Les plus jeunes membres insufflent de la vie aux procédures, et ce sont eux qui prennent le plus souvent les choses à bras le corps — à l’exception de Knoxville, qui se réserve toujours les trucs les plus risqués. C’est là un autre point essentiel. Knoxville, c’est le type qui peut vous fourrer dans une situation dangereuse et humiliante, mais qui se gardera la partie capable de vous tuer. Les taureaux sont à Knoxville ce que la baleine blanche est à Achab dans Moby Dick. Est-il hanté par ces animaux ? Non répond-il au public. « J’adore les taureaux ! Ils rendent bien à l’image. »

L’ambiance dans la salle est restée bon enfant tout au long de la journée. Même si j’ai l’impression d’avoir été en état d’alerte permanent pendant neuf heures d’affilée, je ne ressens qu’une paisible satisfaction teintée de nostalgie quand tout ça se termine. Je me souviens m’être promené à l’université en faisant exploser des pétards M-80 alors que tous mes potes faisaient la sieste, ou de mon ancien associé qui m’avait tiré dessus avec une carabine à plomb. Une des billes s’était logée à un centimètre dans ma cheville, mais la séance de radio à l’hôpital en avait valu à elle seule la peine. Quand je rentre finalement chez moi, je me lance un des films intermédiaires avec les séquences bonus que Knoxville a tendance à sortir six mois après chaque release. Mes nerfs sont à vif, je sais que je ne m’endormirai pas avant le lever du jour, et c’est parfait. Car il m’en faut plus, toujours plus.

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