Cet article fait partie d’une série VICE France « Esport : l’envers du décor ». Avec la professionnalisation de ce secteur, l’esport est devenu depuis quelques années le théâtre de débats complexes. On a rencontré des retraités, des jeunes prodiges, des syndicalistes et même des “theorycrafters” pour raconter ce qu’il se passe dans les coulisses de ce monde entre compétition et divertissement. La suite est à retrouver dès demain ici.
Dans un hurlement de gloire, d’extase et de soulagement, le stade entier célèbre la victoire. Les larmes et les sourires se mêlent aux confettis dorés qui couronnent les nouveaux champions. Le 25 août 2019, Sébastien « Ceb » Debs et son équipe remportent pour la deuxième fois consécutive l’une des plus grandes compétitions d’esport, le championnat du monde du jeu de stratégie Dota 2. Les heures passent et le calme succède à l’ivresse. La joie laisse place au vide. Après avoir tant donné, tout sacrifié pour cet instant, Ceb s’interroge : « qu’est-ce que je vais faire maintenant ? »
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« J’avais tout donné pour ce moment et tout d’un coup, je me suis retrouvé devant une page blanche, nous confie le joueur franco-libanais des années plus tard. Soudainement, j’avais perdu le goût de la compétition, alors que j’étais programmé pour ne savoir faire que ça. Tout le monde venait me voir pour me féliciter, ils me disaient que je devais être tellement heureux. En fait, c’était l’inverse, j’étais totalement perdu. »
Ce qu’a ressenti Ceb a cet instant est un phénomène bien connu dans l’univers de la compétition sportive. La dépression post-victoire est un épisode très classique, voire systématique chez les sportifs de haut niveau et elle n’épargne pas les joueurs professionnels de jeux vidéo. Quelques mois plus tôt, un autre grand champion, le joueur coréen et champion du monde de League of Legends, Crown, partageait ce même sentiment de vide avant de partir prendre une retraite dorée chez les américains.
Aujourd’hui, il faut bien l’admettre, il s’agit d’une des raisons les plus rares pour un joueur de mettre un terme à sa carrière. Un privilège réservé aux seuls élus ayant réussi à atteindre l’objectif ultime de toute une vie. Malgré l’incongruité de cette situation, elle révèle deux choses importantes. Déjà que la vie en compétition pour des joueurs de jeux vidéo n’a rien d’un long fleuve tranquille. Des milliers d’heures d’entraînement à répéter des gestes d’une précision chirurgicale, les déplacements ininterrompus, la fatigue et la pression imposée par les clubs, coéquipiers et les millions de fans… c’est ce qu’il en coûte à un joueur passionné pour arriver au plus haut sommet de la compétition. Si certains toucheront la gloire, des milliers d’autres se retrouvent parfois brisés par la difficulté du monde ultra-compétitif de l’esport.
La deuxième chose, c’est que la retraite est un moment clé dans la carrière des joueurs dont on sait encore peu de choses. « Il existe très peu d’études sur la retraite dans l’esport parce que c’est quelque chose d’assez récent, explique la chercheuse Yue Meng-Lewis. Le plus gros problème c’est qu’on a dû mal à suivre et contacter les joueurs qui abandonnent tout pour repartir dans la vie active. Ceux qui restent sont souvent les plus célèbres ; ceux qui n’ont pas été dégoutés par l’écosystème de l’esport. »
Malgré le manque de données et d’études sur le sujet, on peut tout de même faire ce constat : aujourd’hui, seule une minorité de joueurs réussit à dépasser la trentaine dans l’esport. Sur certaines scènes comme celle de League of Legends, les joueurs de plus de vingt-cinq ans sont considérés comme des vieux, des anciens… des dinosaures. En 2018, lorsque l’une des plus grandes légendes de la compétition, le chinois Jian « Uzi » Zi-Hao met fin à sa carrière, il n’a que 23 ans. Stress chronique, obésité, alimentation déséquilibrée, manque de sommeil… Sa santé est tellement détruite qu’il est dans l’incapacité de poursuivre la compétition.
« Pour devenir joueur professionnel, il faut être prêt à tout sacrifier, estime Ceb. Alors, la seule façon de tenir c’est de tout donner, sans regret. Dès qu’on n’en est plus capable, c’est qu’il est temps de s’arrêter. » Après dix ans de carrière, l’ancien joueur de trente ans connaît très bien ce milieu qui l’a vu grandir. Aujourd’hui, reconverti en coach dans le club qu’il a cofondé sept ans plus tôt, il évoque avec une certaine nostalgie et de regret ces longues années de compétition. « Quand on est arrivés, il n’y avait rien. On a tout découvert par nous-même de la violence du monde de l’esport. Aujourd’hui, j’aimerais justement faire en sorte que la nouvelle génération n’ait pas à subir la même chose. »
« Le plus difficile, c’est de voir tout ce qu’on sacrifie sans avoir les résultats espérés »
La violence dont parle Ceb, c’est celle des journées d’entraînement interminables, des voyages à répétition d’un pays à un autre, des nuits courtes, du stress de la défaite, du doute dans la performance, de la haine des fans… « Un joueur comme une équipe, ça subit des chocs en permanence, poursuit l’ancien joueur. La défaite, la défiance, le doute, la concurrence entre les équipes… on est en permanence percutés d’événements difficiles et violents. Pendant longtemps, la vie de joueur était tellement difficile que seuls les plus hargneux et les plus revanchards restaient dans la compétition. »
Avant de devenir l’un des joueurs les plus titrés de l’esport français, Sébastien « Ceb » Debs a passé des années à vivre cette souffrance au quotidien. A tel point, qu’en 2015, après cinq ans de compétition sans victoire majeure, le joueur explose. En plein burn out, il décide de tout arrêter. « J’étais tout le temps en train de voyager, ça ne s’arrêtait jamais. Au bout d’un moment, j’étais en miettes. Je sentais que ça allait mal finir. Une nuit, j’ai appelé ma mère, je devais prendre un avion à 5h du matin pour repartir sur une compétition. J’ai zappé le tournoi et je suis rentré chez elle me ressourcer pendant huit mois », expliquait-il au journal L’Equipe en octobre 2019.
Cette situation est loin d’être exceptionnelle. Aujourd’hui, une immense majorité des professionnels de l’esport sont confrontés un jour ou l’autre au burn out. Un fléau invisible accepté en sourdine par des milliers de joueurs prêts à tout pour avoir une chance d’atteindre le sommet. Pendant longtemps ignorée, la question du burn out commence enfin à être prise au sérieux dans les clubs, désormais conscients que la santé mentale a des conséquences sur la performance des joueurs.
« En vieillissant, les responsabilités prennent de plus en plus de place, tout comme l’envie d’avoir une famille, poursuit Ceb. Avec le temps, la pression psychologique et les distractions s’accentuent, le burn out commence à s’installer. Mais quand les défaites arrivent, et elles arrivent toujours, c’est là que ça devient le plus difficile. De voir tout ce qu’on a sacrifié, tout ce qui nous est passé à côté sans avoir les résultats espérés. C’est tout ça mis bout à bout qui fait qu’un esportif craque. »
« S’entraîner dix à quatorze heures par jour, ça a forcément des répercussions »
Cette pression et cette surenchère de travail conduisent bien souvent des joueurs à tomber dans l’extrême. « En Chine et en Corée du Sud, les blessures font partie des raisons les plus fréquentes pour un joueur de partir à la retraite, analyse la chercheuse Yue Meng-Lewis. En même temps, lorsqu’on s’entraîne entre dix et quatorze heures par jour, sans interruption, ça a forcément des conséquences sur le corps. »
Même si la situation est beaucoup plus prononcée dans ces deux pays qui donnent le ton sur la scène internationale, la situation n’est pas limitée à ces régions. Après huit ans de carrière sur la scène professionnelle de Counter Strike, Lambert « Lambert » Prigent se souvient encore très bien des douleurs insoutenables au poignet qu’il ressentait après quelques heures de jeu. « J’avais de très fortes douleurs au poignet et des fourmillements dans le bras gauche. Je vivais constamment avec cette douleur. C’est le genre de choses auxquelles on ne pense pas quand on commence à 18 ans mais dès qu’on approche de la trentaine, on comprend qu’on aurait dû s’en inquiéter bien plus tôt. »
Même son de cloche aux Etats-Unis, lorsque l’un des joueurs les plus emblématiques de la scène Overwatch, Brandon « Seagull » Larned, annonçait prendre sa retraite à 26 ans. « J’ai sacrifié beaucoup de choses pour la compétition : ma vie personnelle, ma santé mentale et physique – j’ai littéralement pris dix-huit kilos, j’ai développé de l’apnée du sommeil, je peux à peine dormir la nuit. Tout ça, je me disais que ça valait le coup parce que j’avais la chance de pouvoir être dans la compétition. (…) Je me suis menti à moi-même pendant deux ans comme ça. »
« Ce qui définit la carrière d’un joueur, ce sont les choix des éditeurs »
Il existe des milliers de raisons qui peuvent pousser un joueur à mettre un terme à sa carrière. Si certaines sont liées aux souffrances imposées aux joueurs, et celles qu’ils s’imposent à eux-même, d’autres sont complètement indépendantes de leur volonté. « Ce qui définit souvent la carrière d’un joueur passe aussi par la façon dont la scène d’un jeu évolue et comment son éditeur façonne la scène », analyse Alban « Shuh » Pfleger, un ancien joueur professionnel d’Overwatch de 22 ans.
« Certaines compétitions meurent rapidement parce que l’éditeur ne sait pas comment gérer convenablement leur scène esport. C’est plus ou moins ce qu’il s’est passé pour Overwatch. Ça avait peu de sens pour les organisations professionnelles d’investir de l’argent dans les deuxièmes ligues où je jouais vu le peu d’intérêt que portait l’éditeur pour cette scène-là. »
Enfin, certains joueurs sont parfois poussés vers la retraite pour des raisons plus symboliques. Il n’est pas rare qu’un joueur ni particulièrement mauvais ou désagréable soit gentiment dirigé vers la porte pour laisser la place à un joueur plus jeune. « Dans le monde de l’esport, la question de l’image est extrêmement importante, détaille la chercheuse Yue Meng-Lewis. Aujourd’hui, les personnes les plus influentes dans cet écosystème sont ceux qui détiennent les financements, autrement dit les sponsors et les investisseurs. Pour séduire des sponsors, un joueur plus jeune et plein d’avenir sera parfois plus intéressant que de garder un joueur plus vieux qui a déjà fait son temps – sauf, bien sûr, s’il s’agit d’une grande star. »
« Cette image qui veut que plus un joueur est vieux, plus on estime qu’il a déjà tout donné – et qu’il ne peut pas être au plus haut de sa forme – je pense que c’est une fable, s’agace Ceb. Si on avait dit à Nadal, Federer ou Ronaldo qu’ils étaient trop vieux et qu’il fallait qu’ils réfléchissent à prendre leur retraite, ça ferait rire tout le monde. Même si on leur a déjà dit, forcément ! Sans me comparer à ces légendes, j’ai gagné les championnats du monde quand j’avais 26 et 27 ans – sans oublier un Major passé 30 ans. Selon les standards de l’esport, c’est très vieux. Je jouais avec des personnes qui ont 16 ans. On me disait que c’était le début de la fin, voire la fin de la fin. Pourtant, mon meilleur niveau, je l’ai atteint à ce moment-là. »
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