Lean codeine
Drogue

« La tempête est derrière moi » : comment j’ai vaincu mon addiction à la lean

« Ça m’a amené dans un autre rapport au souvenir. Je ne les chéris plus autant. »
Lola Buscemi
Paris, FR
BT
illustrations Benjamin Tejero

Ça fait un peu moins d’une dizaine d’années que l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) a soulevé une augmentation de « demandes suspectes de délivrance de codéinés » en France. En Belgique, il faut attendre 2019 pour que l'Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (AFMPS) signale une consommation abusive croissante chez les jeunes

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La lean aurait eu plus d’influence sur la culture rap que l’héroïne n’en a eu sur le rock. Récemment, plusieurs rappeurs sont d’ailleurs décédés suite à un abus de ce mélange. On a parlé à un artiste francophone qui en a longtemps été dépendant (après discussion, il a confié vouloir rester anonyme pour des questions professionnelles). Il nous raconte comment il est tombé dedans, mais aussi comment il en est sorti.


Si je devais résumer mon histoire avec la drogue de manière métaphorique, il faut le faire un peu à la One Piece. C’est comme si j’étais dans un bateau, avec mes potes à bord. On trouve un nouveau truc à tester : la codéine. On est en plein voyage, jusqu’au moment critique où tout l’équipage voit la tempête arriver. Sentant la catastrophe arriver, tout le monde part petit à petit et moi, comme un con, je suis le seul à rester sur le bateau. Moi, je décide de foncer dedans, de traverser la tempête en solo. Et aujourd’hui, je suis au moment de ma vie où la tempête est derrière moi, mais il reste des averses qui tombent encore de temps en temps sur le bateau. Un bateau un peu amoché, mais qui continue de voguer. La codéine, c’est pas comme le joint, où le lendemain t’as encore la tête un peu dans le cul. Là, le lendemain, c’est un jour de plus que tu perds. Les effets sont encore très présents. À chaque prise, la drogue te prend 48 heures. Quand t’additionnes, ça fait beaucoup de temps perdu dans une année. 

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La première fois que j’ai leané, c’était en 2015. Je m’en rappelle parce que j’ai posté une photo sur Instagram, j’étais tout fier. De mémoire, mon pote était en Espagne et, via sa grand-mère, il est arrivé à choper un sirop. Il l’avait ramené avec lui dans des petits contenants spécial avion. On commence, et je kiffe. J’ai toujours un peu un côté extrême quand je fais des trucs. Et quand j’aime bien quelque chose, que ce soit les mangas ou la weed, j’aime bien poncer le truc de manière abusive. Et à partir de ce moment-là, tout s’enchaîne. 

Ce qui est fou, c’est que mon éducation n’a pas du tout été propice à la prise de codéine. Ma mère était un peu hippie, elle a toujours aimé les bails bio, healthy et végétariens. J’ai jamais pris de médicaments quand j’étais jeune, ni même en grandissant. Même quand je suis malade, j’essaie d’en prendre le moins possible. Et surtout, à l’époque, les médocs c’était vu comme quelque chose de schlag. J’avais plein d’aprioris sur tout ça. C’est un de mes meilleurs potes qui me fait écouter des rappeurs qui parlent de sirop dans leurs textes et qui sont dans le même délire que nous. C’est la même génération que nous, on comprend toutes les références, on a les mêmes codes. Donc je commence à trouver ça stylé. Pendant toute cette première période, on consommait de la codéine de manière récréative. Moi peut-être un peu plus que les autres. 

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J’aime trop faire les choses seul, donc rapidement je me suis mis à en prendre seul chez moi pour kiffer. En parallèle, c’est le moment où ça marche bien pour nous dans la musique. Tous les six mois, on partait en tournée et j’étais sur la route dans toute la France. Et moi, ma petite exigence dans le groupe, c’était d’avoir mes sirops quand j’arrivais. Je faisais en sorte d’avoir tout ce dont j’avais besoin. Comme je faisais partie d’un groupe, j’avais pas forcément besoin de parler. Je pouvais laisser la place aux autres, tout en étant défoncé. J’aimais bien ce délire un peu mystérieux, ça rentrait parfaitement dans le truc. Les concerts se font, moi je lean tout le temps mais comme j’ai un emploi du temps chargé, je suis obligé de faire des pauses dans ma consommation. 

« C’est un petit démon qui me susurre à l’oreille, et que je dois combattre en permanence. »

Un jour, je suis au Canada pour un festival à Montréal. Et ma mère tombe sur mon compte Instagram. Elle se rend compte que je prends de la lean, et que j’expose ça, en rendant un peu cool un truc qui est foncièrement de la merde. Elle m’envoie un message en me disant que je lui faisais honte et ça m’a mis ultra mal. Mais j’ai pas du tout arrêté d’en prendre. J’ai arrêté de le montrer sur les réseaux sociaux certes, mais j’en parlais dans tous mes textes parce que ça m’obnubilait vraiment. Je pensais qu’à ça. 

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La vie continue pendant plusieurs années et je continue d’en prendre beaucoup. La dépendance s’installe de plus en plus. Je peux pas être détendu si j’ai pas de codéine. Le manque physique est présent, je fais des aller-retours pour en trouver. C’est devenu très vite indispensable et quotidien. Pour moi, une bonne soirée ne pouvait plus se faire sans ça. Je suis de nature très très curieuse donc avec la drogue, je veux voir les limites, jusqu’à ce que ça devienne dangereux. J’en prends tous les jours, plusieurs fois par jour. Mes proches s’inquiètent, mais comme à côté, j’assure niveau professionnel, ça passe. Il y a des fois où pendant deux semaines, j’en prends énormément et après, j’arrête. T’as tellement d'endorphine que les prises se suivent de phases un peu dépressives. Le surlendemain, c’est très dur. Je faisais des yoyos mais j’arrivais à masquer la situation. J’étais pas du tout dans une optique d’arrêter, parce que pour moi, tout allait bien. Je kiffais me droguer, et je kiffais ce que je faisais à côté. 

Je pense que mes amis ressentaient qu’il y avait un problème, mais c’est dur de le dire à son meilleur pote. Petit à petit, les rapports avec les gens sont devenus un peu plus complexes. On me voyait de manière un peu moins sérieuse. La lean m’a un peu entaché, parce que ça m’a fait faire des trucs foireux, alors que de base, je suis quelqu’un de très carré. J’ai perdu ma copine de l’époque. Après deux ans de prises, elle se disait « Le mec va mourir » et elle ne voulait pas être amoureuse d’un garçon comme ça. Et moi, j’étais toujours dans ma vie rock’n’roll.

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Et puis, arrive le jour où il n’y pas de sirop. Mais j’ai un pote qui avait des cachetons, des oxys (oxycodone, NDLR). Donc je me mets à en prendre aussi. J’ai toujours été au courant de ce que je prenais. Je voulais pas mettre quelque chose dans mon corps sans savoir exactement ce que c’était. Donc je me documentais sur Internet et je savais parfaitement que ça se transformait en morphine dans ton sang, qu’il fallait pas en prendre sans prométhazine parce que sinon, ton corps commence à te gratter, etc. J’ai poussé le truc jusqu’à me rendre sur des forums où des gens racontaient comment ils avaient sombré et moi, je pensais contrôler le truc.

Après cette période de concerts et de vie à 100 à l’heure, tout stagne un peu. Mon groupe et moi, on est dans un moment où ce qu’on fait musicalement ne plaît pas aux gens. La trap bouleverse l’univers du rap. Je suis totalement vrillé par ce que je prends, et la pandémie nous arrive en pleine gueule. Je pense que c’est à ce moment-là que je me trouve au cœur de la tempête. C’est l’enfer. Je n’ai plus de clips, plus de concerts, plus d’obligation de devoir assurer. Je sortais pas beaucoup. J’ai un studio chez moi, j’ai tout pour créer en restant dans une bulle. Je suis tout seul chez moi et c’est la descente aux enfers.

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Quand il n’y a plus de sirop, j’essaie de trouver d'autres trucs. Du tramadol ou toutes sortes d’autres drogues qui sont similaires dans les effets. Ce ne sont pas des drogues euphorisantes, de socialisation ; elles permettent juste de t’éteindre. Réfléchir en permanence, moi, je peux pas. À un moment, mon cerveau sature et le silence que la drogue m’apporte me fait du bien. Pendant un an non-stop, je fais que ça. À cette consommation importante, s’ajoute un autre problème. La codéine, c’est du sucre dans du sucre. J’aime pas l’alcool, je trouve le goût dégueulasse. Mais la lean, ça se boit comme du petit lait. J’ai toujours aimé la société de consommation, sur le plan marketing. Je suis un pur produit de cette vision de voir les choses. Donc les produits américains, les sodas colorés, j’ai toujours aimé. En un an, je prends 20 kilos. Défoncé tout le temps, j'avais seulement envie de manger des trucs gras. Tout mon argent passait là-dedans. 

C’est à ce moment critique que mes proches ont fait une intervention. Ils étaient tous autour de la table, pour essayer de me faire prendre conscience que ça partait en couille. Je déteste qu’on m’impose des choses et, au début, je me suis braqué. Je m’embrouillais avec tout le monde et la drogue devenait un pansement. Ce qui m’a le plus touché, c’est que ça a impacté les autres. Un peu après, je redescends de ma colère de cette intervention, je prends du recul et je prends conscience. On est en 2021 et je vrille, mais dans l’autre sens : pendant un an, je vais tous les jours à la salle, je cours, je fais du sport, je deviens même végétarien. J’arrête totalement la codéine, mais je prends un autre médicament qui ne me fait pas les mêmes effets, le Rivotril, et que je diminue petit à petit. Je me sevrais doucement. 

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« Ça m’a amené dans un autre rapport au souvenir. Je ne les chéris plus autant. »

Été 2022, alors que je sortais la tête de l’eau, l’envie de me mettre une petite déf me vient. Je prends deux cachets d’un médoc qui donne un peu des effets d’hypnose. C’était une journée un peu reloue, et mon but c’était juste d’être un peu fly devant des séries, avant de reprendre ma routine sport dès le lendemain. Sauf que je me réveille à l’hôpital avec le sacrum brisé, le poignet explosé, et deux côtes cassées. Je pouvais pas marcher. Je comprends rien du tout et encore maintenant, j’ai aucun souvenir. J’ai pas pu bouger pendant deux mois. J’ai dû rester couché sur le dos, chez ma mère, qui m’aidait. C’était une période très dure. On me prescrivait des médicaments mais je les prenais pas la journée, et je souffrais. Et le soir, avant de dormir, je prenais tout ce que j’aurais dû prendre pendant la journée.

Quand je rentre enfin chez moi, je me rends compte que la plaquette de médicaments est vide. Dans ma défonce, j’avais pris toute la plaquette, sans m’en rendre compte. Et je suis tombé du balcon de mon appartement, de 3 mètres de haut. J’ai eu la chance d’avoir eu le réflexe de protéger mon visage mais j’aurais pu mourir. C’est rare que tu fasses des chutes dans ta vie. Le seul truc dont je me rappelle, c’est de me dire : « Là, ma chute est un peu trop longue et le résultat va être compliqué. » Je sais même pas qui a appelé les pompiers. Je ne sais rien. J’avais juste des photos bizarres dans mon téléphone, où j’ai filmé mes pieds sur le balcon, des choses comme ça. Mais les souvenirs ne sont jamais revenus. Et je suis pas suicidaire, loin de là. J’ai jamais eu une seule fois envie de mettre fin à mes jours. À ce moment-là, mon entourage ne comprend pas, tout le monde pensait que les choses s'étaient arrangées. Et moi, je suis dans le flou.  

Ce qui est fou avec la codéine, c’est que je peux raconter des histoires amusantes liées à ça. Ça a tout de même créé de bons moments. Il y a une anecdote qu’on appelle la « AM to PM ». On était dans une maison de campagne d’un pote pour écrire un album. Le matin, je me réveille, et il faut que je fasse un aller-retour à Bruxelles pour justement récupérer du sirop à mon appartement. Je prends le premier train de 5 heures et, en arrivant chez moi, je m’endors. Je me réveille, en ayant l’impression d’avoir dormi énormément. Je regarde mon téléphone, il affiche 6 heures. Dans ma tête, c’est le soir et j’ai comaté toute la journée. Je sors en furie, je reprends le train et, au fur et à mesure qu’il roule, je me rends compte que le soleil se lève un peu plus. Je me dis que c’est bizarre. Dans ma défonce, mon cerveau ne comprends pas. De retour à la maison de campagne, je sonne mais personne ne répond. Je tambourine et, finalement, un de mes potes ouvre la porte, la tête toute endormie. Je rentre et je me mets à faire de la musique dans le salon. Tous sont au lit, à penser que je suis complètement fou de travailler. À un moment, je regarde sur l’ordi et je me rends compte qu'il est en réalité 8h30, mais du matin, et que je suis même pas resté une heure chez moi. Je sais pas pourquoi, mais je vrille et je retourne à Bruxelles, pour revenir le soir, à l’heure où j’avais pensé arriver. J’ai voulu reset la journée. Dans mon groupe de potes, ce souvenir nous fait toujours beaucoup rire.

Maintenant on peut dire que la tempête est derrière moi. Je prends de la drogue de temps en temps. Je dirais une fois toutes les deux semaines, ou toutes les semaines, ça dépend des périodes. Principalement de la lean – les médocs m’ont un peu traumatisé. J’y pense tous les jours, au moins une ou deux fois. C’est un petit démon qui me susurre à l’oreille, et que je dois combattre en permanence. J’ai pas le droit de flancher et de totalement retomber dedans. J’ai repris le sport dès que j’ai pu. J’étais obligé, c’est la fatigue qui me permet de dormir.

Je sens que mon cerveau a été bien attaqué, que j’ai perdu de la mémoire. Les souvenirs qui sont effacés sont partis et je ne les récupérerai plus. Ça m’a amené dans un autre rapport au souvenir. Je ne les chéris plus autant, j’en ai perdu tellement que je me suis résilié. Je suis jamais allé voir quelqu’un. J’ai plein d'aprioris, et j’ai souvent eu l’impression d’être au-dessus de tout ça. Mais petit à petit, je me dis que ça pourrait être bénéfique. C’est ma prochaine étape. 

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