Pendant une semaine, j'ai laissé le robot de Gmail répondre à mes collègues
Image : Pierre Thyss 

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Pendant une semaine, j'ai laissé le robot de Gmail répondre à mes collègues

C’était amusant, jusqu’à ce que je sombre dans la paranoïa la plus totale.
Paul Douard
Paris, FR

Comme 50% des travailleurs Français à qui on a un jour promis des responsabilités, mon quotidien se résume à envoyer des centaines de mails inutiles – avant de rentrer péniblement chez moi pour regarder le plafond. Alors que j’étais confortablement installé dans un bus sans freins lancé à pleine vitesse sur l’autoroute de la dépression, je me suis dit qu’il était temps de briser cette épouvantable routine. Tel un psychopathe en sommeil, j’eu l’idée de pimenter mon existence en mettant sur pied une expérience sociale hors du commun dont mes collègues seraient les sujets. Comme Stanley Milgram ou Philip Zimbardo, je voulais moi aussi faire avancer les sciences sociales ­en maltraitant des innocents. L’objet de mon étude fut facile à trouver.

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Récemment, une nouvelle fonctionnalité Gmail a attiré mon attention, entre deux suppressions de communiqués de presse. Il s’agit du système « Smart Reply ». Ce sont des réponses automatiques qui s’affichent à la réception d’un email, et sur lesquelles il suffit de cliquer pour s’épargner le fardeau de devoir répondre à un collègue qui vous demande un truc. Le même système existe déjà sur nos smartphones. À chaque mail, trois choix s’offrent à moi en fonction du message. Cela va de « C’est noté ! » à « Super, merci ! » en passant par « Bien reçu ! ». Ainsi, j’ai décidé de me lancer dans cette aventure afin de voir s’ils allaient a minima s’en rendre compte, et si je suis un être un peu plus singulier qu’un aspirateur vapeur sans fil.

Après une journée d’utilisation intensive, je fus frappé de constater à quel point il était facile de communiquer avec mes collègues grâce à ce système. La plupart des mails que je reçois ne nécessitent jamais plus que des affirmations simples telles que « Oui », « Non » ou encore « C’est noté ». Ainsi, cette astuce me faisait gagner en productivité et mes collègues n’y voyaient que du feu. J’étais en train de gravir la montagne Startup et j’allais atteindre le sommet pour devenir moi aussi un évangéliste de la productivité. Ce fut même encore plus aisé avec mes collègues Anglo-Saxons, car la pauvreté de leur langue me permet de répondre à chacune de leurs interrogations par « Ok ! ». À première vue, ce système ne change rien à mes réponses habituelles dépourvues de saveur et d’humanité.

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Au bout du troisième jour, seule Gwendoline a trouvé mon « MERCI BEAUCOUP ! » un peu disproportionnée par rapport à sa question « Tu manges où ce midi ? ». De mon côté, je commençais à me sentir bizarre. Sans que je m’en sois rendu compte, une certaine joie de vivre s’était emparée de moi. Le système de réponse automatique est exclusivement positif. Il est presque impossible d’adresser une réponse négative, cynique et encore moins désobligeante. On ne peut tout simplement presque jamais dire non. Le point d’exclamation est aussi très présent à la fin des réponses automatiques – sans doute pour manifester l’enthousiasme du travailleur qui n’existe pas chez moi. Si cela peut paraître anodin, ce dernier point causera ma perte quelques jours plus tard. En fait, ce système empêche toute rébellion dans une entreprise.

Contraint et forcé de toujours dire « Bien sûr, c’est super, merci ! », je me voyais dans l’obligation d’être un collègue sympathique, voire pire, heureux. Inévitablement, je passais au stade supérieur. Je me transformais en Ludovic, ce responsable des achats de 39 ans qui salue tout le monde le matin (et le soir) et termine toujours ses mails par « Merci beaucoup », alors que je suis plus partant de répondre « Non » à toutes les conviviales propositions de déjeuners de mes collègues. Ceux-là se sont d’ailleurs mis à venir naturellement à mon bureau pour, il me semble, discuter avec moi. Ils me racontaient leur week-end sans que je n’aie émis le moindre signe laissant penser que je voulais débuter une interaction sociale. Je me suis même mis à porter des chemises bleues, à serrer davantage mes lacets et à tenir mes supérieurs au courant de l’avancée de mon travail. Mes collègues me souriaient et la peur commençait donc à s’installer en moi.

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Si devenir un acolyte appréciable me plongeait déjà dans une certaine angoisse, la suite fut dantesque. Un phénomène se produit naturellement lorsque vous dîtes « Oui » à tout le monde : vous avez davantage de boulot. J’ai donc eu beaucoup de boulot. Après seulement quelques jours à répondre à tous mes collègues que « C’est super » et « Oui, bien sûr », j’étais devenu le couillon qui range la table tout seul en vacances avec des potes. On me sollicitait pour monter l’étagère IKEA de mon voisin de bureau, fumer des clopes – alors que vous le savez, je ne fume pas – et j’ai même accepté de me replonger dans le monde des soirées étudiantes pour un reportage immersif. J’étais pris dans un engrenage fait d’aliénation et de politesses. Mon libre-arbitre avait disparu, ainsi que ma dignité. J’ai même dû utiliser des milliers de post-it pour ne pas oublier toutes mes obligations et je n’étais pas loin de bosser le week-end. Je me sentais piégé et l’esclave d’un système. Comme l’écrivait Victor Hugo dans Les Misérables : « Quand la bouche dit oui, le regard dit peut-être. » Mon regard était livide et ma bouche ne faisait que des mouvements désarticulés ne produisant aucun son. Seuls mes doigts cliquaient. Et pourtant, les gens continuaient de me sourire.

Au cinquième jour, je me sentais profondément triste. Je devais me rendre à l’évidence : personne ne faisait la différence entre moi et un vulgaire algorithme Google. L’enthousiasme que mes collègues me portait subitement était la preuve qu’ils préféraient tous le « moi robot » au « vrai moi » – celui qui soupire et déteste manger dans l’herbe. Mais après avoir fait cette constatation, je fus parcouru de vertiges. Si mes collègues n’ont pas été capables de voir la supercherie, est-ce parce que le système de réponses automatiques est très efficace, ou est-ce parce que nos relations par mail sont du niveau d’un enfant de maternelle ? Je connaissais évidemment la réponse à cette question, et cela me terrifia. Au final, si répondre « Oui » et « Ok » suffit à exercer mon emploi, n’est-ce pas la preuve que j’ai un boulot à la con ? Ou pire, que notre modèle de travail est con ? Si mes collègues n’attendent de moi que des réponses simples, pensent-ils que je suis handicapé mental – et ce, depuis trois ans ? J’étais plongé dans une tornade de questionnements existentiels.

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Au sixième jour, je regardais mes collègues avec méfiance. Sont-ils eux aussi des robots Google ? À les voir aller et venir en trottinette électrique, je me posais la question. Surtout, la joie qui s’emparait d’eux à la suite de chacune de mes réponses robotiques en était la preuve irréfutable. Je n’avais plus confiance en personne. Je commençais à avoir peur de croiser leur regard, par crainte de me transformer instantanément en fibre optique. Tout sonnait faux autour de moi. Subitement, je me suis souvenu de la mise en garde de Jean-Gabriel Greslé, un ancien pilote de ligne français reconverti en chasseur d’ovnis que j’avais interviewé en 2017. Selon lui, des extraterrestres vivent parmi nous et « ne seraient pas indétectables ». La réponse à mes questions se trouvait-elle ici ? Mes collègues seraient des aliens à la solde de Google, cherchant à faire de moi l’un des leurs. Je perdais la raison à mesure que les jours passaient et que je répondais « oui » à tous mes collègues.

Finalement, seul Pierre Thyss me ramena à la raison. S’il participe grandement à la réputation de cette chronique en l’illustrant chaque semaine claquettes au pied, il nous arrive fréquemment de boire ensemble. Et dès lors que l’on sort du cadre strictement professionnel, tout devient plus clair. C’est ainsi qu’il me dit un soir « Au fait, elles sont bizarres tes réponses mec. » Je n’étais donc plus seul dans la résistance.

Par contre, Paul écrit lui-même ses tweets .

*Le prénom a été modifié.

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