Avant de devenir un produit de luxe ou une icône de l’art contemporain, le homard a longtemps été un mets très bon marché, quasi gratuit et consommé par les plus démunis. S’il est aujourd’hui un crustacé de luxe qui incarne le chic à table, il y a 150 ans, on l’appelait encore « le cafard de la mer ». Voici l’histoire du plus goûteux des crustacés à travers les âges, entre anonymat et célébrité, depuis les boîtes de conserves jusqu’aux plateaux d’argent.
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Au XVIIe siècle, quand les premiers colons européens arrivèrent en Nouvelle-Angleterre, ils se retrouvèrent face à une surpopulation de homards.En 1654, William Hood un historien en visite dans ces nouveaux territoires écrivait alors : « Leur surabondance en fait une denrée peu estimée et peu digne d’intérêt, sauf pour les Indiens qui se servent du homard comme engrais, comme appât ou au pire comme repas s’ils n’arrivent pas à attraper de bar (le poisson) ». Que faire alors de ces « cafards de la mer » dont personne ne voulait ? La réponse est toute trouvée et la bonne société décide de les donner à manger aux prisonniers, aux servants, aux veuves et aux enfants. Mais au XVIIIe siècle, dans le Massachusetts, les domestiques commencent à saturer et parviennent à inclure des closes dans leurs « contrats » qui leur permettent de ne plus avoir obligatoirement du homard à leur table tous les jours, mais trois fois par semaine au maximum. Dur, dur d’être un homard au XVIIIe siècle : pendant cette période trouble de la Révolution américaine, les soldats britanniques à l’uniforme rouge sont traités de « lobsterback » par les révolutionnaires qui en font une insulte à la mode. Seule consolation pour le crustacé décapode, à cette époque on le cuisinait directement mort, sans encore imaginer que pour révéler toute l’essence de sa saveur, il fallait le cuire vivant dans de l’eau bouillante.
De la fenêtre au lobster-ter
Au XIXe siècle, le pauvre homard reste toujours stigmatisé et l’essayiste John Rowan explique dans son ouvrage – au titre peu explicite – que lorsque l’on retrouve des carapaces vides de homard près d’une maison c’est souvent « un signe de pauvreté et de dégradation ». Sympa. Au milieu du XVIIIe, en 1836 plus exactement, la société B&M (Burnham & Morrill Company) ne sait plus quoi faire face à cette abondance de homard dans le Maine et le Massachusetts – elle est la première à avoir l’idée de mettre le homard en conserve et à réussir à le commercialiser au-delà des frontières américaines. Même si le homard s’est fait une nouvelle peau avec ce mode de conservation inédit, il reste une denrée peu considérée, qui se vend cinq fois moins cher qu’une boîte de « Boston baked beans ». Malgré tout, dans l’État du Maine, les usines de conserves de homard fleurissent et petit à petit, le homard s’industrialise. Tant et si bien que dorénavant, on s’autorise aussi la pêche aux « petits » homards et vers 1850, certains restaurants se mettent à le servir comme un « produit bon marché », en accompagnement de la salade. Le début de la gloire pour notre ami Homarus Americanus ? Pas vraiment.
Locomotive, image de marque et consécration
En fait, si le homard est aujourd’hui assimilé à un produit de luxe, on le doit beaucoup au développement du chemin de fer aux États-Unis, vers la fin du XIXe siècle. C’est l’époque où l’on commence à servir les premiers repas à bord des trains qui traversent le pays d’une côte à l’autre. Les dirigeants des compagnies de trains de l’époque, inventent le rebranding d’aliments et ont la bonne idée de servir du homard aux passagers des trains en le faisant passer pour une denrée exotique et à la mode. Pas bête, car d’une part, le homard demeure encore peu coûteux et d’autre part, ces passagers ne connaissent pas la réputation exécrable du crustacé de ce côté-ci du pays. Mieux encore, ils trouvent ce mets délicieux, si bien qu’à la sortie du train, beaucoup se précipitent à Boston pour en manger ou commencent à vouloir en acheter une fois rentrés chez eux. Dès 1880, les chefs américains s’intéressent enfin à la bête et découvrent que celle-ci n’exhale toute sa saveur qu’une fois plongée vivante dans l’eau bouillante. À Boston et à New-York, les gens du monde retournent leurs carapaces et décident de considérer le homard comme un aliment pour cuisinomanes exigeants. La demande s’accroît et on abaisse encore la taille des homards que l’on pêche pour la satisfaire. On dirait bien que plus personne n’ose dire « le homard m’a saoulé, man », bien au contraire.
Now we here
Dans les années 1920, la surpêche réduit de manière drastique l’offre de homard qui devient, en conséquence, un produit de luxe pour les gens qui veulent vivre la grande vie et goûter au mets préféré de Gatsby, le héros du roman de Scott F. Fitzgerald. Le crustacé atteint alors son premier pic de prix, qui ne cessera d’être revu à la hausse durant la décennie.
Pourtant, quelques années plus tard, la crise de 1929 et la grande dépression font à nouveau chuter la demande et les prix. Dans le Maine, à la même période, manger du homard redevient un marqueur de pauvreté que les familles les plus démunies mangent presque honteusement, pendant dans les écoles, les enfants tentant d’échanger leurs sandwichs au homard contre des sandwichs au beurre de cacahuète.
C’est après la seconde guerre mondiale que le homard poursuit son ascension et confirme sa place de produit de luxe. Il arrive à la table des stars hollywoodiennes d’après-guerre qui le consomment dans les dîners en ville décadents de l’époque. La surpêche atteint son paroxysme entre 1950 et 1970, et face à la pénurie et la flambée des prix du Homarus Americanus, les autorités se décident enfin à réglementer sa pêche.
Il faudra attendre 2012 pour que le homard connaisse une nouvelle crise. Cette année-là, la température des océans est particulièrement élevée, ce qui a pour conséquence une pêche très fructueuse (le homard, paradoxalement, adore l’eau chaude qui favorise sa croissance) et entraîne une offre plus forte que la demande et des prix comparables à ceux de 1929.
On espère que vous en avez profité pour vous faire un max de lobster rolls en intraveineuse car la saison 2015-2016 est marquée par une nouvelle pénurie. La raison : un hiver particulièrement froid dans le Maine, mêlé à une incroyable hausse de la demande portée par le marché Chinois.
Et dire que s’il y a 150 ans les compagnies de train américaines avaient choisi de servir des sandwichs Daunat Jambon fumé / Cantal AOP à leurs passagers à la place de homards rutilants, nous n’en serions sûrement pas arrivés là.
Le homard en Europe
En Europe, le homard européen a.k.a le homard gamarus a.k.a homard bleu ou simplement homard Breton en France, est connu et apprécié depuis l’Antiquité. Au Moyen-Âge et à la Renaissance, on luit reconnaît des vertus médicinales, tandis qu’à partir du XVIIe siècle, il commence à faire son apparition sur les tables bourgeoises lors de joyeux festins. C’est la raison pour laquelle on voit l’animal s’inviter de plus en plus dans les natures mortes des peintres flamands tels que Davidsz de Heem, Joris van Son ou encore Pieter Van Overschee. Plus rare et donc plus cher que son cousin américano-canadien, il traîne surtout sa carapace bleutée dans l’Atlantique-Est ainsi que dans le nord de la mer Méditerranée. Question goût : sa chair est réputée plus fine et plus ferme : une douceur iodée, très appréciée des épicuriens de notre temps. En termes de démocratisation de sa dégustation, le Vieux Continent semble encore accuser un train de retard sur l’Amérique. Aux États-Unis, on trouve le homard à tous les coins de rue et on le bouffe entre deux tranches de pain. En Europe, le crustacé est encore un mets réservé aux grandes tables ou gourmets qui ont les moyens. De là à ce que les Français soient prêts à le consommer en conserve, c’est une autre paire de pinces.
Et si, finalement, la meilleure place du homard n’était pas au bout d’une laisse, comme un animal de compagnie ? Quelque part au milieu du XIXe siècle, Gérard de Nerval fut justement surpris en train de promener un homard sur les marches du Palais Royal. Réponse du poète aux regards ahuris des badauds : « En quoi un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas ».
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