Pourquoi voter est une farce

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Culture

Pourquoi voter est une farce

« La Grève des électeurs », célèbre pamphlet d’Octave Mirbeau, ressort en France. Voici un extrait.

Hamon, Mélenchon, Poutou, Fillon, Macron, Le Pen, Jadot, Dupont-Aignan, Arthaud – et j'en passe des dizaines d'autres. La liste des candidats déclarés pour l'élection présidentielle de 2017 est une suite ininterrompue de noms à l'effet neurasthénique quasi-immédiat. Courses à l'échalote pour accéder à des strapontins généralement confortables, les élections ne manquent plus d'être marquées par les traditionnels chiffres de l'abstention – c'est devenu un truisme que de l'évoquer sérieusement. Derrière la souveraineté nationale se dissimule donc un désintérêt quotidien, simplement perturbé par quelques présidentielles mettant en compétition des caractères plus que des programmes.

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Ce dégoût – qui est le mien, et celui de beaucoup d'autres – n'a pourtant rien d'une nouveauté, contrairement à ce que pensent les thuriféraires du sens de l'Histoire. Dès 1888, alors que la Troisième République s'enracinait peu à peu malgré les tensions boulangistes à venir, le polémiste Octave Mirbeau publiait un texte dans les colonnes du Figaro. La Grève des électeurs entendait dénoncer l'imposture électorale et sa propension à légitimer des puissants avec l'assentiment d'un grand nombre de citoyens.

« Les moutons vont à l'abattoir, ils ne disent rien, eux, et ils n'espèrent rien. Mais, du moins, ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l'électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des révolutions pour conquérir ce droit. »

Six mois après ce texte – dont est tiré l'extrait visible ci-dessus – Mirbeau publiait un nouveau pamphlet, plus sobrement intitulé Prélude. Dans celui-ci, cet écrivain inclassable, à qui l'on doit Le Journal d'une femme de chambre, déployait ce que l'on nomme communément « sa verve » pour interroger une nouvelle fois la participation électorale du peuple, allant jusqu'à comparer les politiciens à une armée de lépreux putréfiés et nauséabonds. Mirbeau ne propose rien en échange de sa critique. Il s'en fout. Ses écrits, 130 ans plus tard, sont toujours à lire, pour la simple et bonne raison – s'il n'en fallait qu'une – qu'Octave Mirbeau est bien plus doué que l'ensemble des éditorialistes hexagonaux contemporains réunis.

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« Pour me donner une idée approximative de ce que vont être ces élections, je n'ai qu'à̀ me souvenir de certaines fêtes religieuses de Bretagne, les jours de grand pardon. Souvenirs délicieux ! Chères évocations de la beauté humaine qu'il me suffira de transposer du physique au moral, pour avoir la représentation nette, impartiale, et glorieuse de tous les partis qui vont mendier tes suffrages, éternel constructeur, toujours battu, de la fortune des autres, ô triple électeur que tu es !

Autour de Sainte-Anne-d'Auray, sur les routes qui traversent le saint village et les sentes qui y aboutissent, les mendiants, les estropiés, les monstres font aux pèlerins une double haie, d'épouvante et d'horreur. D'où̀ viennent-ils ? De quelle morgue ? De quel enfer ? De quels germes atroces sont-ils donc sortis ? Je n'en sais rien. Hurlant et tordus, les uns rampant sur le sol, avec des grouillements vermiculaires ; les autres, brandissant, entre leurs guenilles poissées de sanie, des membres tronqués, mutilés ; tous, la face convulsée, troués de gangrènes immondes, ils montrent, non sans coquetterie, des plaies qui n'ont pas de nom, même dans les léproseries de l'Orient ; ils étalent, avec une fierté visible, des difformités paradoxales, pleines d'hallucination et de cauchemar. On les voit avivant, avec un bel orgueil, leurs chairs rongées, putréfiées, pressurant de leurs moignons, de façon ostentatoire, des tumeurs hideuses, d'où̀ le pus jaillit. Et c'est à̀ qui de ces misérables – vivantes pourritures – sera le plus repoussant, exhalera la plus insupportable puanteur.

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Par un étrange oubli – et peut-être par une haine consciente – de l'Humanité qui les a vomis, ils mettent une sorte d'amour-propre, un point d'honneur, une vanité à ne plus conserver rien d'intact, par où̀ se reconnaît en eux qu'ils ont été des hommes. Et quels foudroyants mépris pour les camarades dont les membres gardent encore, de-ci, de-là, des vestiges de formes humaines, dont les chairs accusent, parmi les coupures et les boursouflements, des parties inattaquées ! Quelles jalousies, entre eux, pour un polype rare, un cancer plus beau que les leurs, un éléphantiasis de grosseur insolite : jalousies qui vont parfois jusqu'à̀ l'assassinat.

Eh bien ! mon brave électeur, normand ou gascon, picard ou cévenol, basque ou breton, si tu avais une lueur de raison dans ta cervelle, si tu n'étais pas l'immortel abruti que tu es, le jour où les mendiants, les estropiés, les monstres électoraux viendront sur ton passage coutumier étaler leurs plaies et tendre leurs sébiles, au bout de leurs moignons dartreux, si tu n'étais pas l'indécrottable Souverain, sans sceptre, sans couronne, sans royaume, que tu as toujours été, ce jour-là, tu t'en irais tranquillement pêcher à̀ la ligne, ou dormir sous les saules, ou trouver les filles derrière les meules, ou jouer aux boules, dans une sente lointaine, et tu les laisserais, tes hideux sujets, se battre entre eux, se dévorer, se tuer. Ce jour-là, vois-tu, tu pourrais te vanter d'avoir accompli le seul acte politique et la première bonne action de ta vie. »

14 juillet 1889

© La Grève des électeurs - Octave Mirbeau - Suivi de Les Moutons noirs de Cécile Rivière - 2017 - Éditions Allia

N'hésitez pas à vous procurer La Grève des électeurs sur le site des éditions Allia.

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