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Eugène Crampon avait été surpris en train de dévaliser un marchand de vin rue Saint-Denis à Paris. Poursuivi dans la rue par de courageux passants, se retourna contre eux et fit feu de son revolver. Exécuté à Paris en 1892 par Anatole Deibler. (Crédits: La Manufacture de Livres)
Crime

Dans les yeux des guillotinés du plus grand bourreau français

Dans un ouvrage sobrement intitulé « Guillotinés », Éric Guillon, spécialiste de l’histoire du banditisme, donne à voir un étonnant portfolio des brigands du début du XXème siècle exécutés par Anatole Deibler.
Pierre Longeray
Paris, FR

Certains affichent un petit rictus bravache, d’autres semblent perdus dans les méandres de leurs troubles pensées. Mais pour la majorité de ces malfrats du tournant du siècle dernier l’heure n’est pas à la rigolade. Ils tirent clairement la tronche pendant qu’on leur tire le portrait. Devant l’objectif défilent des assassins, des voleurs, des violeurs d’enfants, ou un peu tout ça à la fois. Quand le clic retentit, nul ne sait ce qui l'attend. Les travaux forcés en Guyane ? La prison à perpétuité ? Ou un rendez-vous aux premières lueurs du jour avec le célèbre bourreau Deibler ?

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C’est en fouillant dans les archives de la préfecture de police de Paris, qu’Éric Guillon, spécialiste de l’histoire du banditisme, est tombé un peu par hasard sur ce catalogue de gueules hallucinées saisies sur papier glacé. Soigneusement conservées, elles complètent et permettent d’illustrer les carnets d’Anatole Deibler (publiés en 2004), dans lesquels le bourreau renseignait méticuleusement l’identité et le CV de ses « clients » potentiels. Si une croix rouge cerclée de noir accompagnait le nom du malfrat, alors, il avait goûté à la guillotine de Deibler.

Dans un ouvrage sobrement intitulé Guillotinés, Guillon donne à voir cet étonnant portfolio des brigands du début du XXème siècle, accompagné des récits de leur parcours criminel, dont certains témoignent de l’extrême violence d’une époque parfois fantasmée. Un exemple : la deuxième exécution de la carrière de Deibler, en 1891, concerne deux jeunes hommes coupables d’avoir tué une vieille dame à qui ils ont tenté d’arracher la langue avant de lui planter un foret dans la tempe, de danser sur son corps et de réduire son visage en bouillie avec un coquillage à pointes. Les deux assassins ont ensuite mangé un bout sur place avant de filer au théâtre pour se forger un alibi. Ambiance.

Pour mieux comprendre qui se cachent derrière ces portraits et la personnalité étonnante du bourreau Deibler, on a passé un coup de fil à Éric Guillon.

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VICE : Quand est-ce qu’on a commencé à photographier les criminels ?
Éric Guillon : À la fin du XIXème siècle, donc juste avant qu’Anatole Deibler commence sa carrière, un employé de la préfecture de police de Paris, un certain Alphonse Bertillon, a mis en place une méthode pour identifier les criminels et éviter les récidives. Avant la mise en place de ce qu’on a appelé le « système Bertillon », il était aisé d’échapper à la justice, il suffisait de prendre une fausse identité. Des dizaines de milliers de malfaiteurs ont alors été pris en photo de face et de profil pour créer des fiches sur lesquelles on renseignait aussi leurs mesures corporelles et les signes particuliers comme les cicatrices ou les tatouages. Avant Bertillon, le seul moyen fiable d’identifier les criminels récidivistes était de les marquer au fer rouge.

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De célèbres criminels sont passés sous la lame d'Anatole Deibler comme Henri-Désiré Landru, coupable de onze crimes.

Grâce aux débuts de l’identification judiciaire et aux carnets bien tenus de Deibler, qu’apprend-on sur le profil des guillotinés de ce début de siècle ?
Il est difficile de dresser un portrait-robot des guillotinés de Deibler. Ce qu’on peut dire, c’est qu’il s’agit en grande majorité d’assassins, souvent des multirécidivistes coupables d’avoir commis des crimes assez sordides avec des actes de tortures sur des femmes ou des enfants. À l’époque, la criminalité était bien pire qu’aujourd’hui. On ne pouvait pas traverser Paris sans risquer d’être attaqué par une bande d’« Apaches ». L’époque où Deibler a exercé (de 1890 à 1939) englobe aussi la Première guerre mondiale, à la suite de laquelle plusieurs affaires mettent en cause de jeunes hommes d’à peine 20 ans. On constate après chaque époque de guerre, une recrudescence de la criminalité juvénile. La destruction des structures familiales conduisait certains adolescents à devenir de sordides assassins.

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Comment se déroulaient les exécutions ?
On cachait aux condamnés le jour de leur exécution pour éviter qu'ils deviennent incontrôlables. Le condamné savait donc qu’il allait passer à l’échafaud, mais il devait parfois attendre 4 ou 5 mois avant que cela ne se fasse. Tous les soirs, les gardiens arrivaient dans la cellule des condamnés et les menottaient, pour éviter qu’ils attentent à leurs jours. Les condamnés en profitaient pour leur poser des questions et essayer de deviner sur leurs visages un signe éventuel qui trahirait leur prochaine exécution. Ensuite, ils devaient passer la nuit en ayant à l’esprit qu’elle pouvait être la dernière. Ils veillaient plus ou moins pour s’endormir enfin quand le jour se levait – signe que cela n’était pas pour aujourd’hui. En effet, la loi prévoyait que les exécutions se fassent dès les premières heures de l’aube. Les nuits d’exécutions, Deibler et ses aides montaient la guillotine dans le plus grand silence et le secret le plus complet. Mais pourtant, les gens étaient quand même informés par le bouche-à-oreille.

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Anatole Deibler, à droite.

C’est-à-dire ?
À part les officiels – avocats, juges, procureurs – personne n’était prévenu. Mais pourtant des bruits ruisselaient, si bien que des gens se pressaient pour assister aux exécutions – publiques jusqu'en 1939. Pour trouver le lieu, c’était simple, la guillotine était toujours montée au même endroit à Paris : devant la prison de la Roquette, puis celle de la Santé. Les exécutions ont toujours fasciné les gens, il y avait une certaine idée de vengeance. La population venait voir le sang couler en guise de « réparation ». Ils voulaient voir l’assassin payer de sa personne. C’était un véritable spectacle où l’on se pressait au petit matin après avoir soupé et passé la nuit à se divertir.

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« Les bourreaux forment une espèce de caste depuis le Moyen-Âge, comme une sorte de grande famille. Les gens se mariaient entre eux. C’était un milieu assez fermé, dont on ne sortait pas facilement »

Comme un after en somme.
Les artistes, les gens de la haute société s’y pressaient. Quand le condamné avait acquis une certaine célébrité, des places étaient louées à prix d’or, comme les appartements qui donnaient sur le lieu de l’exécution. D’autres montaient sur des murs, dans des arbres. La population voyait cela comme un divertissement. Comme on pourrait aujourd’hui regarder certaines émissions de télé un peu malsaines. Puis le récit de l’exécution était aussi fait dans le journal, où l’on appréciait le professionnalisme du bourreau. Pour la première exécution de Deibler, le journal du lendemain écrivait « Le jeune Monsieur Deibler, qui montra un tour de main et une aisance de vieux praticien. On peut après cet heureux essai lui prédire une bonne carrière et nombre respectable de représentations. »

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Deux membres de la bande des « bandits d'Hazebrouck », à l'origine de nombreux crimes et vols dans la région du Nord.

Comme on ferait la chronique d’un film ou d’une pièce de théâtre donc. Et cet Anatole Deibler était apprécié ?
Il a toujours été qualifié de bourreau exemplaire. S’il exerçait un métier assez particulier, il voyait ça comme une tâche à effectuer du mieux possible comme le faisait un horloger ou un ébéniste. Il était très professionnel si bien qu’il essayait de perfectionner au mieux la guillotine. Par exemple, en ajoutant des roulements aux endroits où il pouvait y avoir des frictions. Mais ce n’était pas un sadique, il ne prenait aucun plaisir à exécuter des gens, il voulait que la machine fonctionne bien pour ne pas prolonger leur souffrance.

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Comment est-ce qu’on se retrouvait bourreau ?
Anatole Deibler est issu d’une longue lignée de bourreaux, qui œuvrait depuis le XVIIème siècle en Allemagne, puis en France. Les bourreaux forment une espèce de caste depuis le Moyen-Âge, comme une sorte de grande famille. Les gens se mariaient entre eux – comme Deibler qui s’est marié avec la fille d’un bourreau, tandis que sa mère était la fille d’un bourreau qui œuvrait en Algérie. C’était un milieu assez fermé, dont on ne sortait pas facilement.

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Étienne Bouvier, coupable d'avoir tenté de violer puis tué une enfant de 5 ans.

Anatole Deibler ne voulait pas devenir bourreau ?
Non, il ne se destinait pas à ce métier. Il voulait échapper à la fatalité familiale. Avant de devenir bourreau il était vendeur pour confection dans un grand magasin parisien. Mais finalement ses proches l'ont poussé à rejoindre la tradition familiale. Il a donc fait comme son grand-père et son père, qui est d’ailleurs le seul bourreau à avoir démissionné. Il avait contracté une maladie assez particulière : l’hématophobie. Il avait peur du sang, ce qui était un peu embêtant pour sa fonction. Il tremblait à chaque fois qu’il procédait à une exécution. Il a alors laissé la place à son fils, qui s’était fait la main en tant qu’assistant. Anatole est en tout cas resté dans les mémoires, puisqu’après lui, les exécutions n'ont plus été publiques suite à une exécution très mal réalisée par son successeur, où il avait fallu s’y reprendre à trois fois pour que la tête soit séparée du corps. Anatole Deibler était même célèbre chez certains criminels qui se faisaient tatouer sur la nuque « Ma tête à Deibler » avec une ligne autour du cou accompagné d’un « À découper selon les pointillés ».

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Comment était vue cette profession par l’opinion ?
C’était un métier assez convoité à cause du statut que cela offrait et aussi bien sûr du salaire confortable pour finalement assez peu de travail. Au Moyen-Âge par exemple, les bourreaux jouissaient de certains avantages, comme de pouvoir se servir sur les marchés des denrées dont ils avaient besoin. Quand Deibler est mort en février 1939, la chancellerie a reçu près de 200 candidatures.

Sait-on s’il a eu des remords à exercer cette fonction ?
À part ses carnets, il n’a pas laissé d’écrits et il ne s’est jamais confié à qui que ce soit. C’était quelqu’un de très secret. On peut imaginer que comme son grand-père et son père, il n’avait pas de scrupule à faire ce métier. Il faut se replacer dans l’époque. Pour lui, c’était un mal nécessaire.

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Albert Fournier, exécuté à Tours en 1920. Coupable entre autres d'avoir tué sa sœur, ainsi que du viol et de l'assassinat d'une bonne.

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