Les femmes aussi tuent, se vengent et assassinent. Il peut-être temps de se demander : qui sont-elles, comment tuent-elles, avec qui et pourquoi. Nous leur avons consacré une série, « Les tueuses ».
17 juillet 1676. Les riches parisiens ont loué à prix d’or les balcons et les fenêtres qui surplombent la Place de Grève – actuelle place de l’Hôtel de Ville. Sur l’échafaud, le bourreau, André Guillaume, trépigne d’impatience. Depuis la veille, le peuple s’agglutine sur le parvis pour tenter d’apercevoir l’empoisonneuse du siècle. Une femme sur l’échafaud, c’est rare mais une marquise d’autant plus. Une clameur s’élève alors qu’une charrette fend la foule. Marie-Madeleine Dreux d’Aubrey, Marquise de Brinvilliers, 46 ans, s’y recroqueville en chemise de bure et jambes nues, une corde autour du cou.
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Petit gabarit, yeux bleus et chevelure sombre en bataille, elle gravit les marches de l’estrade. Mécanique, le bourreau lui coupe les cheveux et dénude ses épaules pour mieux viser. De lourdes larmes dévalent le long des joues de la condamnée qui murmure sa dernière prière. L’épée fend l’air, et tranche la tête dans un geste précis. Un silence de plomb submerge la capitale.
Après une traque de trois ans, le cadavre de l’empoisonneuse la plus célèbre du royaume de France est jeté dans les flammes. La fumée s’élève et avec elle, sa légende noire. Madame de Sévigné, femme de lettres qui a suivi l’affaire, l’affirme dans une correspondance datée du 22 juillet 1676. Au lendemain de l’exécution : « On cherchait ses os parce que le peuple disait qu’elle était sainte ». Avant sa mise à mort, elle a confessé avoir tué ses deux frères et son père grâce à un savant mélange alliant arsenic et bave de crapaud. La paranoïa des poisons envahit la cour du Roi Soleil.
Née le 2 juillet 1630 à Paris, Madeleine Dreux d’Aubrey, aînée de cinq enfants, perd sa mère morte en couches. Son père, Antoine Dreux d’Aubrey, premier officier de police de la capitale siégeant au Châtelet, souvent absent, confie ses enfants à un précepteur. Elle reçoit une bonne éducation, noblesse de robe oblige, c’est par le savoir qu’on accède aux hautes sphères. Dans ses confessions manuscrites, elle affirme « avoir cessé d’être fille » à 7 ans après sa rencontre avec un domestique, violée. Ce viol repris dans les correspondances de Sévigné, participe à sa réputation de femme sulfureuse et incestueuse.
Trois siècles plus tard, le souffle sexiste ne retombe pas. En 1957, dans La marquise de Brinvilliers, empoisonneuse, le romancier Etienne Gril explique que la sœur cadette de la Marquise « l’avait croisée tenant serrée son frère dans une position animale et diabolique ». Plus récemment, dans son émission Café Crime en 2010, le présentateur Jacques Pradel, vieux briscard du fait divers radiophonique, raconte l’épopée d’une jeune fille qui avait « le diable au corps depuis sa toute petite enfance », « déflorée à l’âge de 5 ans ».
Plutôt que le terme de viol, la légende préfère la « précocité sexuelle ». Dans un article de 2007 publié dans Le Figaro, le journaliste Hervé de Saint-Hilaire raconte la vie sexuelle d’une gamine qui n’a même pas dix ans : « À 5 ans, Marie-Madeleine, elle, n’est déjà plus une jeune fille. À 7 ans, elle ne cède pas aux avances de ses frères : elle les incite ». Pour en rajouter une couche, orpheline de mère : elle a grandi sans le sacro-saint modèle féminin.
Le 20 décembre 1651, Madeleine Dreux d’Aubrey épouse Antoine Gobelin dans l’église Saint-Eustache à Paris. Elle prend le nom de marquise de Brinvilliers. Son mari lui présente Godin de Sainte-Croix dont elle devient la maîtresse. Le mari ne sourcille pas, lui aussi va voir ailleurs. Ce libertinage assumé hypersexualise d’autant plus la tueuse en série dans les représentations collectives. Diabolique et séductrice. La relation libre qu’elle entretient avec son mari, les liens incestueux avec ses frères, ses trois enfants bâtards nés hors mariage complètent le portrait.
« Pour tester la puissance de ses potions, la légende raconte que la Brinvilliers les aurait faites ingurgiter aux malades de l’Hôtel-Dieu, avec quelques gouttes dissimulées dans des biscuits et des confitures »
En plus d’assassiner, elle vit à la marge des conventions sociales de l’époque. L’amant et la marquise dépensent sans compter et sombrent dans le jeu. Antoine Dreux d’Aubrey, le patriarche, voit d’un mauvais œil la relation extra-conjugale de sa fille. Pour blanchir son nom et sa réputation, il fait emprisonner Sainte-Croix en 1663. Dans les geôles obscures et humides de la Bastille, l’officier de cavalerie se frotte aux secrets de l’alchimie enseignée par l’Italien Exili, un fin connaisseur des poisons. À sa sortie, l’amant initie la maîtresse et le duo en quête d’argent, donc d’héritage, prend conseil auprès de Glaser, apothicaire et chimiste au jardin royal des plantes.
Pour tester la puissance de ses potions, la légende raconte que la Brinvilliers les aurait faites ingurgiter aux malades de l’Hôtel-Dieu, avec quelques gouttes dissimulées dans des biscuits et des confitures. Une âme charitable, rendant service aux démunis pour mieux tuer. « La marquise était connue pour une femme pieuse et bienfaisante ; rarement, la misère s’adressait à elle sans être soulagée », raconte Alexandre Dumas dans l’ouvrage qu’il lui consacre en 1856 pour sa série de romans Les crimes célèbres. Les malades s’éteignent, les médecins n’y voient que du feu, l’arme du crime se peaufine.
À l’automne 1766, pour combler ses dettes et se venger de l’embastillement de son amant, elle fait embaucher le domestique de Sainte-Croix dans le château de son père à Offémont, en Franche Comté, propriété perdue en plein milieu de la forêt. Elle glisse son poison dans le bouillon du soir. Depuis sa chambre, elle tend l’oreille : sa victime se tord de douleur, convulse sur l’oreiller. Les médecins francs-comtois lui diagnostiquent une indigestion. Un voyage à Paris et quatre jours d’agonie plus tard, il meurt sous les yeux impuissants des meilleurs docteurs de la capitale.
« Le poison est considéré comme l’arme des faibles dans l’imaginaire collectif et par conséquent, avec une grille de lecture misogyne de l’histoire, des femmes » – Frédéric Chauvaud, historien
Avec Marie-Madeleine Dreux d’Aubrey, la représentation de l’empoisonneuse se construit. Dans la pénombre de son laboratoire éclairé par le faible halo lumineux de quelques bougies, la sorcière confectionne des mélanges mortels qu’elle glisse dans les aliments. Un crime qui s’exerce dans la sphère domestique, dans le secret de la cuisine.
« Le poison est considéré comme l’arme des faibles dans l’imaginaire collectif et par conséquent, avec une grille de lecture misogyne de l’histoire, des femmes », décrypte Frédéric Chauvaud, historien, spécialiste du crime féminin et co-directeur de l’ouvrage Vénéneuses. Figures d’empoisonneuses, de l’antiquité à nos jours. « On oppose la force brutale comme mode opératoire du crime masculin à l’empoisonnement qui prend plusieurs jours et serait l’apanage des femmes. Dans l’imaginaire collectif, l’homme a des coups de folie meurtrière, la femme prémédite, réfléchit. C’est un crime de proximité et de la sphère domestique », reprend-il.
Pour assassiner ses frères, Madeleine Dreux d’Aubrey fait embaucher le même valet que pour son parricide, mais décide de travailler des poisons à effets plus lents. Une nouvelle mort inexpliquée dans la famille éveillerait les soupçons. Elle fait verser le venin dans une tourte de pigeonneaux lors d’un dîner et orchestre ce double assassinat à distance. Selon Alexandre Dumas, « les poisons auraient mis 72 jours à agir ». Ils décèdent à Paris en 1670. Les médecins pensent à une maladie héréditaire, que le père aurait transmise aux fils.
Pour la faire chanter, Sainte-Croix, son amant, lui demande de coucher ses crimes sur papier et dans le détail. Un document qu’il protège avec les lettres d’amour qu’elle lui a écrites, preuve de son adultère, des fioles de poison, deux obligations d’argent souscrites par elle après l’assassinat de ses frères et de son père, le tout dans un coffret rouge agrémenté d’un écriteau « à n’ouvrir qu’en cas de mort antérieure à celle de la marquise ». Le fait divers a tout du roman.
Le 31 juillet 1672, Sainte-Croix manipule ses mélanges mortifères dans son laboratoire. Il a pris soin de fixer un masque de verre sur son visage pour se protéger. La protection se détache, les émanations le tuent. Dix jours plus tard, criblé de dettes, ses créanciers viennent dresser un inventaire de ses biens. Le coffre de cuir rouge est ouvert le 8 août, les crimes de la Brinvilliers sont découverts mais elle est déjà en fuite. La fugitive s’installe à Londres avec sa domestique puis trouve refuge aux Pays-Bas, ennemi du royaume de France.
À Paris, elle a déjà été condamnée à mort par contumace, ses confessions écrites à l’appui. Dans le coffret, parmi les lettres, un courrier trahi son amitié avec Peneautier, receveur du clergé, proche de Colbert, ministre des Finances du roi. Louvois, ministre de la guerre, voit dans l’arrestation de la Brinvilliers l’occasion rêvée de faire chuter Colbert, ennemi de toujours. L’arrestation de l’empoisonneuse devient affaire d’État.
À l’hiver 1676, alors qu’elle se cache dans un couvent à Liège, attablée avec les religieuses, un officier franchit la porte de la salle commune. La coupable croque dans son verre pour se suicider, ultime échappatoire possible. In extremis, l’exempt de police enjambe les tablées, et parvient à lui faire recracher.
Soumise à la question (comprenez la torture) on l’oblige à ingurgiter 16 litres d’eau avec un entonnoir. Sa résistance au supplice se propage dans tout le royaume au point d’être représentée sur plusieurs gravures. Elle avoue tout : pyromane, elle a empoisonné son père et ses deux frères, tenté d’empoisonner sa sœur et son mari.
Le mythe de la Brinvilliers ne s’arrête pas avec sa mise à mort le 17 juillet 1676. Les mélanges qu’elle a confectionnés auraient été utilisés pour assassiner des membres de la cour, c’est le début de l’Affaire des poisons. Une paranoïa sans équivalent hante le pays. « Ce qui a fasciné et ce qui fascine, c’est qu’elle appartient au milieu mondain, à l’élite dirigeante. Si elle avait été fille du peuple, on pourrait se demander si un crime pareil aurait autant passionné l’opinion », conclut l’historien Frédéric Chauvaud. Avec l’affaire Brinvilliers, ce qui fascine c’est surtout comment la liberté d’une femme peut l’accabler d’autant plus.
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