David Foster Wallace, 1962-2008.
L’écrivain David Foster Wallace est né en 1962 dans l’État de New York, et décédé en Californie le 12 décembre 2008. Lorsqu’il se suicide chez lui, à l’âge de 46 ans, Wallace laisse un terrible vide auprès de ses nombreux fans. Mais ne surprend personne. Dépression, séjours en hôpital, autodétestation, traitement au Nardil – un antidépresseur première période, extrêmement puissant –, jalousie ou séances d’électrochocs : l’écrivain américain avouait survivre plus qu’exister. 1962-2008. Entre ces deux dates, D.F.W., a joué au tennis, sué, fait de nombreuses crises de paniques, des tentatives de suicide, étudié, fumé, porté des bandanas, bu, inventé des mots, enseigné. Et écrit. Des nouvelles, des essais, de nombreux articles ainsi que trois romans. Désormais cultes.
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Entamé en mars 1991 sous le titre annonciateur « The Project » et conclu 1 700 pages plus tard, son second livre s’appelle « Infinite Jest » – « L’Infinie Comédie » en français. Ça raconte l’histoire d’un continent américain dystopique, où la famille Incandenza – dont le fils Hal, un tennisman surdoué – se retrouve traquée par des séparatistes québécois qui convoitent L’Infinie Comédie, une vidéo réalisée par le père Incandenza, et qui déclenche chez ceux qui la regardent une addiction mortelle.
Publié aux États-Unis en 1996*, l’ouvrage fascine le public comme les critiques. Un univers monumental, obsédé, hilarant, lardé de saillies expérimentales, d’odes à l’addiction, de structures syntaxiques disloquées et d’argot inventé. En 2005, Time l’inclut dans sa liste des 100 meilleurs livres en langue anglaise parus depuis 1923. 150 000 exemplaires sont écoulés. Foster Wallace devient une star.
« Nous savons que nous avons entre les mains un long-seller** » m’a confié un membre des Éditions de l’Olivier, lesquelles ont tiré 25 000 copies de la traduction française à l’été 2015. Trois mois après sa sortie, le livre est aux deux-tiers épuisé.
Pourtant, le livre a mis près de deux décennies à parvenir en France. Refus des éditeurs, mépris, peur ou paresse d’empoigner un bloc de plus de plus 1 000 pages relativement difficiles d’accès. Préparer Infinite Jest pour les lecteurs français a d’ailleurs constitué une petite saga en soi dans le monde de l’édition.
J’ai rencontré l’un de ceux qui se sont frotté au plus près à l’adaptation de l’œuvre de Wallace : son traducteur. Il a passé trois ans avec le manuscrit sur sa table. Il dit s’appeler Francis Kerline, mais c’est un pseudonyme. Parce qu’outre-tombe et d’outre-Atlantique, la paranoïa suinte encore du bandana de D.F.W.
*Publié sous une version raisonnable de 1 079 pages, flanquées d’une centaine de notes.
**Un livre au trajet instable, qui peut continuer de s’écouler des mois, voire des années après sa parution .
David Foster Wallace en train de se faire baiser en enfer par un M&M. Illustration : Johnny Ryan.VICE : Comment devient-on traducteur de David Foster Wallace ?
Francis Kerline : J’ai un copain qui est devenu traducteur pendant qu’il était en cavale – c’était un dealer. Après la taule, il en a fait son boulot à temps plein.
Les traducteurs de ma génération viennent d’horizons différents. Il y a des universitaires, des profs de langue qui ne veulent plus enseigner, des auteurs qui ont trouvé ce moyen pour vivre, d’anciens journalistes… C’est très variable. Moi, j’aurais dû être prof de philo, j’ai fait Normale Sup Saint-Cloud, mais cette période de ma vie a coïncidé avec différents problèmes personnels qui m’ont conduit à devenir un glandeur total. J’ai galéré, essayé de vendre des encyclopédies, puis, un jour, j’ai répondu à une petite annonce de journal, Cherchons rewriters professionnels . J’ai passé un test, j’ai été pris.
Il s’agissait de remanier des traductions de romans sentimentaux. De fil en aiguille, je suis devenu traducteur. Pour une douzaine d’éditeurs. Puis spécialisé, malgré moi, dans les textes intraduisibles. Ça a commencé à la Série Noire avec un roman de Larry Brown, Dirty Work, que personne ne voulait faire. Puis j’ai appris que les Éditions de l’Olivier ne trouvaient pas de traducteur pour un nouvel auteur au style ardu, Will Self. On me le confie. Ensuite, Olivier Cohen me dit qu’il vient d’acheter un Hubert Selby Jr., que c’est intraduisible et me demande de m’y coller. Après ç’a été Motherless Brooklyn , de Jonathan Lethem, un auteur que j’aime beaucoup. Olivier m’informe qu’il n’envisage pas de publier ce roman parce que c’est tout en jeux de mots impossibles à rendre en français. Je lui réponds « et si je le fais ? » Et il l’a publié. Bref, voilà comment on devient le traducteur d’Infinite Jest .
Techniquement, comment travaille-t-on une telle traduction ?
J’avais l’édition américaine sur un porte-livre bricolé par mes soins, au-dessus de l’écran pour prévenir les torticolis, comme toujours. Tout sur ordinateur. À mes débuts dans les années 1980, je travaillais à la machine à écrire : c’était beaucoup moins commode, il fallait mémoriser toute une page avant de taper pour éviter de multiplier les corrections.
On m’a prévenu que la lecture complète de « L’Infinie Comédie » représentait un de total de trente heures. Il t’a fallu combien de temps pour venir à bout de sa traduction complète ?
30 heures ? Je dirais plutôt le double. Je crois que je me suis mis à la tâche en septembre 2012. J’allais finir en mars 2015 mais, fin décembre 2014, je reçois un mail de l’assistante des éditions de L’Olivier me disant que, pour accélérer le mouvement, elle avait « commandé la traduction des notes à quelqu’un d’autre ». Sans mon avis. C’est évidemment contraire aux usages, et même au droit, mais je ne suis pas procédurier. J’en suis resté à une simple engueulade avec L’Olivier, pour qui je ne travaillerai plus jamais. J’ai rendu mon manuscrit début février 2015.
Trois ans sur Infinite Jest. Un combat.
Un combat ? Non, rien de brutal dans « L’Infinie Comédie », il suffit de se laisser porter. Les raisons pour lesquelles cette traduction a été si longue sont bien sûr d’ordre littéraire. Des phrases interminables, volontairement mal fichues. Et des références qui m’obligeaient un énorme travail de recherche. J’aurais pu choisir d’aller plus vite, en arrangeant la syntaxe bancale, en morcelant les phrases longues, en simplifiant les référents ou en adoptant un langage d’aujourd’hui. Franchement, si on m’avait dit « l’essentiel est de publier au plus tôt », j’aurais expédié le travail en moins d’un an. Seulement voilà, c’était un roman culte, je me sentais une responsabilité. J’ai donc commencé par une mise au point avec la future relectrice, Cyrielle Ayakatsikas. Je l’ai prévenue que j’allais m’employer à être fidèle au style, et que, par conséquent, mon texte semblerait brouillon et mal écrit. Et qu’il n’était pas question de le retoucher.
Oui, j’imagine que la correctrice devait être tenue au courant de ne pas modifier quoi que ce soit.
En effet. Pour maîtriser le texte final, tel qu’il serait publié, il fallait que la préparatrice s’engage à ne pas intervenir en cachette. Il arrive qu’on ait des déconvenues. On croit que le texte sera imprimé tel quel et on découvre, à la publication, qu’un correcteur est passé, a déplacé des virgules, changé un mot ici ou là, qu’un préparateur a eu de petites fantaisies quoi. En feuilletant le livre en septembre dernier, j’ai vu qu’on avait remplacé mes M. et Mme par des M. et Mrs, ce qui dénature certains dialogues. Qu’on avait également sucré plusieurs de mes notes de bas de page et, plus grave, qu’une de ces notes, à la fin du roman, avait été intégrée dans une phrase au lieu de rester à sa place, en bas de page. Comme si le traducteur, ma pomme, avait pris la liberté de délayer le texte de Wallace. Bref ce sont peut-être des détails, mais pour celui qui a passé deux ans et demi à fignoler ces détails, c’est désespérant.
Objet d’un véritable culte, l’œuvre de Wallace a donné naissance à une église. Toute église a ses chiismes. Ici, le dissident Bret Easton Ellis.
Combien on touche pour un tel boulot ?
J’ai reçu 48 000 euros nets en quatre fois. Sur trois ans. Car, même si je n’ai commencé à travailler réellement qu’après la signature du contrat, je n’ai rien pu faire d’autre pendant trois ans. Je ne pouvais pas m’engager ailleurs, j’avais donné mon accord, on m’annonçait une signature imminente… Dès que j’ai mesuré l’ampleur de la tâche, au bout de deux ou trois mois, j’ai compris que ce serait une mauvaise affaire financièrement. Mais je ne voulais pas bâcler le travail. Et je comptais me refaire un peu avec les notes, je les connaissais à fond, j’avais prévu de les traduire en un mois et demi, or l’éditeur les avait calibrées à 350 feuillets. On me les a retirées au dernier moment. Bref, au total, ça m’a rapporté un peu moins de 1 400 € par mois.
Un traducteur est payé en droits d’auteur, habituellement 1 % du prix de vente hors taxe. Mais, sachant qu’un livre traduit se vend entre 5 000 et 10 000 exemplaires en moyenne, qu’une traduction prend environ quatre mois, et qu’il faut attendre un an avant les premiers relevés de droits, on ne peut pas « en vivre ». Si bien que notre vraie rémunération est l’à-valoir, lequel est proportionnel au nombre de feuillets de format 1 500 signes. Ici, c’était 23,50 € bruts le feuillet, soit un peu moins de 22 € nets.
Ça a été difficile tout le temps. Pour les longues phrases déstructurées, il m’était impossible d’écrire au fil de la plume, précisément parce qu’elles sont longues et que la syntaxe est tordue.
Est-ce le coût de traduction qui aurait justifié selon toi les 20 ans d’attente pour une traduction francophone ? Ou autre chose ?
Comme quoi, par exemple ?
Le mépris d’une écriture très moderne, parfois expérimentale, dans les maisons d’édition de France ?
Quand Marion Mazauric [fondatrice des éditions Au Diable Vauvert, NDLR] a acquis les droits de Wallace, il n’était pas encore l’auteur culte qu’il est devenu. Je suppose que les éditeurs ne se bousculaient pas au portillon. Maintenant, pourquoi a-t-elle fait le choix de retarder la publication d’ Infinite Jest en commençant par d’autres livres moins importants ? Il faudrait le lui demander, mais je pense que tu as donné la réponse, qui est la première. C’est le coût. Je ne connais pas le coût final, mais ça doit représenter un paquet. Il n’y a pas eu de frilosité particulière des éditeurs, Wallace n’est pas un auteur à scandales. Ce que regardent les éditeurs en premier lieu, c’est toujours la rentabilité.
« Francis est un peu fatigué par ses trois années sur “Infinite Jest”. Il est plein de paradoxes. C’est l’homme des missions impossibles mais au bout d’un moment, il se met à détester le livre. » J’ai lu ces propos d’Olivier Cohen [fondateur des éditions de l’Olivier] dans la presse il y a quelques mois. C’est vrai ?
L’article de Slate est un règlement de compte. Il a été rédigé par une copine de Marion Mazauric, qui n’a pas digéré qu’Olivier lui a piqué Infinite Jest . Ces « propos », pour reprendre ton terme, prouvent qu’Olivier s’est fait piéger. Bien que nous soyons en froid, comme je viens de l’expliquer, jamais un éditeur ne dirait, en pleine promotion, que le traducteur a détesté le livre. C’est suicidaire.
Il existe une communauté fan-art dédiée à David Foster Wallace. Illustration via Flickr.
Comment endosser et faire vivre des formes d’écritures aussi éclatées que celles de Wallace ? Tu t’imposes une forme de discipline ?
Le travail de traducteur est un travail d’acteur. Il s’agit d’interpréter le rôle de l’auteur. Ça vient petit à petit, au bout d’une quarantaine de pages. C’est le moment où on commence à sentir comment le texte s’écrit en français. Au début, il y a beaucoup d’hésitations, puis le… comment dire, le flux narratif, la manière, s’impose, et alors ça roule. Quoique pas toujours. Chez Wallace, ça a été difficile tout le temps. Pour les longues phrases déstructurées, j’ai trouvé la manière assez vite mais il m’était impossible d’écrire au fil de la plume, précisément parce qu’elles sont longues et que la syntaxe est tordue. Il fallait que je les décortique d’abord, que je sache où j’allais pour retomber sur mes pieds mais en donnant l’impression d’improviser et de retomber n’importe comment. Parce que Wallace écrit souvent comme ça dans Infinite Jest. On ne sait ni où la phrase va s’arrêter ni pourquoi elle s’arrête.
Tu n’as jamais été tenté de modifier le texte ? Procéder à quelques entorses pour faciliter la compréhension ?
Beaucoup de traducteurs le font, s’arrangent avec l’original pour faciliter la compréhension. Je m’y refuse autant que possible. Je préfère mettre une note en bas de page. J’ai des tas d’exemples. En tant que lecteur, lorsque je lis un livre traduit sans aucune note, je me méfie, parce que je sais d’expérience que le traducteur a procédé à des aménagements. L’idée, c’est d’être absolument fidèle. Ne rien retrancher, ne rien ajouter, ne rien inventer. Imiter. Tenter de placer tous les mots de l’original sans exception, dans la mesure où le lexique et la grammaire le permettent.
Les traductions de slang sont souvent ringardes, parfois ridicules. Dans « L’infinie Comédie », ça marche parfaitement.
Dans ce roman-là, c’était particulier. Wallace dit que c’est un argot typique de Boston. Certains assurent que c’est faux, que beaucoup de mots sont inventés. De toute façon, c’était impossible à rendre. Alors j’ai fabriqué un argot neutre, que personne ne parle vraiment en France. Parce qu’il ne fallait surtout pas que ça ressemble au parler de la banlieue, par exemple. On est à Boston. J’ai employé quelques mots de verlan, c’est vrai, mais simples, que tout le monde comprend.
Sauf ton respect, l’âge de celle ou celui qui traduit joue selon toi ?
J’ai bientôt 60 ans alors je ne pense pas ! Non, l’âge du traducteur n’est pas en cause. Un argot ringard peut venir d’un traducteur de 30 ans. Ce qui est important, c’est l’époque du roman. Par exemple, dans Infinite Jest, j’ai traduit le titre de l’un des films d’Incandenza par « La Religieuse dure à cuire ». C’est tout à fait désuet et c’était indispensable, pour deux raisons : l’âge d’Incandenza et l’effet comique créé par la répétition de ces termes dans la longue description du film.
On dit qu’on ne rencontre jamais vraiment les gens, sinon à travers leurs œuvres. Comment qualifierais-tu ta relation avec Wallace ?
Si Wallace avait été vivant lors de la traduction, mon travail aurait été différent. Et probablement simplifié. J’aurais sans doute été en contact permanent avec lui par e-mail. Je l’aurais peut-être même rencontré et cela aurait pu avoir une influence sur ma façon de transposer ce qu’il écrivait. Mais, en vérité, je ne me suis jamais interrogé sur sa personne. Je n’étais en relation qu’avec un texte et un auteur. Un traducteur est un écrivain, dans l’acception propre du terme, puisqu’il produit du texte. Mais il n’est pas un auteur, dans la mesure où le sens ne lui appartient pas. Il doit reproduire un sens. En disant « sens », je veux dire aussi le ton, la nuance, l’impression. Et, pour ça, il n’y a pas de méthode, c’est intuitif. Tu peux être bon lecteur mais mauvais écrivain, et tu traduiras mal, parce que tu ne trouveras ni les mots, ni le ton, ni le rythme.
En fait, tout est là. Il faut réussir à écrire un texte qui en imite un autre en changeant tous les mots, ce qui est paradoxal puisque justement, dans un texte, tout tient aux mots. Voilà pourquoi cette opération est si intuitive. Si tu n’es pas capable de percevoir les variations et les rendre à l’instinct, c’est que tu n’es pas fait pour être traducteur : il faut changer de boulot.
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