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Crime

Les mines de jade des rebelles Kachin

Dans cette région montagneuse au nord-est de la Birmanie se joue l’une des plus anciennes guerres civiles du monde.
(Photo par Adam Gnych)

Il est 5h, et le soleil ne s'est pas encore levé sur l'avant-poste de Masen Kwang, dans les montagnes du Kachin qui s'élèvent au nord-est de la Birmanie, à la frontière avec la Chine. Des soldats de la Milice Populaire Kachin — une division de l'Armée d'Indépendance Kachin — se réchauffent autour d'un feu. Les mains au-dessus des flammes, ils échangent des plaisanteries à voix basse et fument.

À environ 500 mètres de là, de l'autre côté de deux clôtures en bambous et d'une jungle truffée de mines, se trouve l'avant-poste de l'ennemi : l'armée birmane. « On est toujours sur le qui-vive », nous explique le Lieutenant Kumbau Maw Awng, responsable des lieux. « On sait que les Birmans sont en train de manigancer quelque chose. Ils viennent de procéder à une rotation des troupes et ils ont envoyé plus de militaires sur le front. »

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Dans cette région montagneuse se joue l'une des plus anciennes guerres civiles du monde. Le conflit a éclaté en 1961, l'année où l'Armée d'Indépendance Kachin (Kachin Independence Army — KIA) a vu le jour. La KIA est une organisation nationaliste qui cherche à établir un État indépendant pour les Kachins, minorité ethnique chrétienne dans un pays majoritairement bouddhiste.

Des milliers de personnes ont perdu la vie depuis la reprise des combats en 2011 — après un cessez-le-feu qui aura duré 17 ans. Les quatre dernières années de guerre ont également fait plus de 100 000 nouveaux déplacés internes.

Alors que bon nombre de Birmans participaient en novembre aux premières élections ouvertes — pour ne pas dire libre — depuis 25 ans, les combats violents continuaient de faire rage dans le nord du pays, où l'armée birmane frappait la rébellion Kachin à l'aide d'hélicoptères et d'artillerie lourde.

Au coeur du conflit : la gestion politique des régions frontalières birmanes, qui sont le foyer de nombreux groupes ethniques. Ces régions regorgent également de ressources naturelles, dont le jade, une pierre semi-précieuse qui représente aujourd'hui une source de revenu très importante pour la Birmanie. Le marché du jade s'est développé de façon exponentielle ces dix dernières années, et la pierre est au coeur du conflit qui sévit actuellement dans l'état Kachin.

D'après le groupe de défense de l'environnement Global Witness, qui a publié un rapport sur le secteur opaque du commerce de jade, la valeur de la production de jade en Birmanie est estimée à 31 milliards de dollars en 2014. L'exploitation des mines, explique l'ONG, profite surtout à une élite politique et militaire, au mépris de la population et de l'environnement.

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Parmi ceux qui profitent le plus du secteur, on retrouve l'ancien dictateur birman Than Shwe, le général retraité Maung Maung Thein, qui fut autrefois le chef du Parti de l'Union Solidaire et du Développement (USDP), et Ohn Myint, le Ministre de l'Élevage, de la Pêche et du Développement Rural, qui fut dans une autre vie chef d'armée dans la region du Kachin.

Ils détiennent avec leurs proches de nombreuses concessions minières. Selon le rapport de Global Witness, leurs sociétés auraient tiré 220 millions de dollars de la vente officielle de cette pierre précieuse en 2014.

L'armée birmane possède également une part importante du marché. Ensemble, les sociétés affiliées à l'armée auraient enregistré des ventes officielles de 180 millions de dollars en 2014.

Mike Davis, spécialiste de l'Asie pour Global Witness et co-auteur du rapport, explique que la population du Kachin ne bénéficie pas des revenus générés par le commerce du jade. Malgré les richesses de son sous-sol, l'état continue à souffrir de la pauvreté et du sous-développement.

« Une part phénomenale des profits revient à ceux qui ne la méritent pas, » explique David. La population locale, elle, ne profite pas du tout des mines,. Et si les populations locales ne profitent pas du tout des mines, c'est pourtant elles qui en font les frais.

« La zone minière autour de Hpakant, dans l'état Kachin, est face à une catastrophe écologique » note Davis. « On assiste à un nombre extraordinaire d'éboulements qui ensevelissent les gens, les travailleurs et leurs maisons. Le paysage est littéralement en train d'être retourné. Les habitants disent que les montagnes deviennent des vallées et que les vallées deviennent des montagnes. »

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En novembre, un glissement de terrain près d'une mine de jade à Hpakant, dans l'État Kachin a fait 100 morts. Les activités minières provoquent également des inondations et font dévier les cours d'eau de la région. En réalité, les effets à long terme sont encore mal connus.

Plus de 100 morts dans un glissement de terrain près d'une mine de jade en Birmanie

« Il est difficile de visiter les zones d'exploitation minière, mais il est indispensable que nous ayons des données quantitatives et une évaluation de l'impact environnemental de la production de jade » explique Davis. « Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur le coût humain ni sur les dommages faits aux écosystèmes et à la biodiversité. Mais les autorités rendent l'accès [aux mines] difficiles à la presse locale et aux journalistes étrangers, parce qu'ils ne veulent pas que les gens puissent voir le paysage du Hpakant."

Les dernières élections ont peut-être même contribué à l'accélération des activités minières dans la région.

« D'après les images satellites, il y a eu une augmentation importante des activités de production de jade et de la destruction de l'environnement à Hpakant de 1998 à 2015," explique Matthieu Salomon, responsable de la Birmanie au Natural Resource Governance Institute à New York — une organisation qui promeut la gestion responsable des ressources naturelles.

« Des projets de loi ayant pour but d'adopter une nouvelle convention minière et les élections ont encouragé l'expansion, puisque les exploitants des mines ne savent pas si le gouvernement suivant va renouveler les permis ou s'il va sévir contre l'application laxiste des lois régissant les contrats [d'exploitation]. »

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Les principaux intervenants du secteur usent peut-être de leur influence politique pour prolonger le conflit armé au Kachin et pour mettre un frein aux réformes politiques.

« Ceux qui profitent le plus [de cette activité] sont ceux qui ont le plus à perdre des réformes, » note Davis. « Un nouveau gouvernement pourrait changer la règle du jeu et menacer le système actuel du favoritisme. »

Même si ce sont les élites politico-militaires et leurs amis qui s'emparent d'une grosse partie des recettes générées par le commerce du jade, la KIA prend aussi sa part du gâteau. Que ce soient la collecte de taxes, le transport ou la revente du précieux minerai, le jade est aujourd'hui la principale source de revenus de l'organisation rebelle.

« Le jade est étroitement lié au conflit armé, » explique Davis. « Les revenus du jade aident la KIA à continuer ses opérations et lui permettent de ne pas avoir à accepter un accord de paix qui ne serait pas juste, ou pas sincère. »

Les unités militaires birmanes présentes dans le Kachin extorquent de l'argent aux mineurs — typiquement 20 pour cent de la valeur marchande — et se livrent également à un racket auprès des entreprises de la région. D'après Global Witness, une part importante de ces revenus finissent entre les mains des chefs militaires et des généraux de l'état Kachin, qui ont donc intérêt à ce que le conflit perdure.

« S'il y a la paix, ces types vont devoir rentrer chez eux et ils ne pourront plus profiter du commerce de jade, » explique Davis. « C'est pareil pour les grosses entreprises, qui appartiennent aux hommes politiques, aux généraux et à leurs amis. Ils savent qu'ils vont tout perdre s'il y a un accord de paix, et avec un autre accord pour une gestion équitable des ressources de jade dans l'état Kachin. »

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Le conflit a également encouragé l'exploitation non durable des autres ressources naturelles, y compris le bois. En Septembre, l'Agence d'Enquête Environnementale (the Environmental Investigation Agency) a appelé les gouvernements de Chine et de Birmanie à mettre fin au trafic illicite du bois entre les deux pays — trafic qui génère chaque année des centaines de millions de dollars. D'après l'organisation, les entreprises chinoises offrent des pots-de-vin aux fonctionnaires corrompus et aux groups armés de la région contre des permis d'exploitation forestière.

« Si le gouvernement [birman] s'intéressait réellement au bien-être de ses citoyens, les revenus du commerce de jade serviraient à améliorer le bien-être de toute la nation », affirme le Général Gun Maw, chef d'état-major adjoint de la KIA.

Vue sur un avant-poste birman depuis une position de la KIA. Les deux camps sont à environ 500 mètres l'un de l'autre. (Photo par Adam Gnych)

La KIA aimerait que les questions concernant la gestion des ressources naturelles et le partage des revenus soient au centre d'un débat politique, explique le général. « Le développement durable d'un pays est directement lié à la manière dont ces questions sont étudiées et gérées,» dit-il.

De retour à l'avant-poste Masen Kwang, les rebelles Kachin s'affairent. Certains jouent le rôle de sentinelles et surveillent les avant-postes birmans dans les massifs avoisinants. D'autres creusent des tranchées.

« On manque d'armes lourdes, mais on n'abandonnera jamais cette région, » nous dit Kumabu Maw Awng, le commandant de l'avant-poste. « C'est notre territoire. Les Birmans nous attaquent. Nous devons être prêts. »

Brang Aung, un pasteur baptiste, est venu pour prêcher aux soldats. Alors que la moitié des guerriers restent aux aguets, les autres se rassemblent sur un banc de bambou — têtes baissées et fusils entre les jambes. Ils ferment les yeux, écoutent le Pasteur qui leur lit l'évangile selon Saint Luc. « Sois sans crainte, petit troupeau », lit-il, « votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume ».

Suivez Axel Kronholm sur Twitter: @axelkronholm