Bienvenue dans « LAST CALL », une série dans laquelle nous passons du temps avec des barmans expérimentés afin de profiter de leurs leçons de vie. De comment surmonter un cœur brisé à ce qu’il ne faut absolument pas commander pour éviter de se couvrir de ridicule, ils nous racontent.
Il existe des endroits sympas où vous êtes officiellement les bienvenus, mais où vous n’osez pas entrer sans une grande bouffée de courage. On pense aux salons de thé marocains, les darkrooms ou les antiquaires du Sablon. Avec sa façade turquoise, ses concerts légendaires et ses cocktails sophistiqués, L’Archiduc dans la rue Dansaert est un lieu de ce genre. Le café bruxellois respire tellement le savoir-vivre qu’il semble exclusivement réservé aux plus grands de ce monde. Et depuis que Miles Davis, U2 et Lady Gaga – ici sur la photo avec le manager – y sont déjà venus prendre un digestif, ça sonne encore plus vrai.
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Mais L’Archiduc est bien plus qu’un discret lieu m’as-tu vu. C’est l’un des endroits les plus originaux, les plus beaux et les plus glorieux de Belgique. Jean-Louis, le propriétaire, gère L’Archiduc depuis les années 1980. Je me suis assis avec lui et je lui ai parlé de relations extraconjugales, d’écrivains et des meurtres dans le quartier.
VICE : L’Archiduc a aujourd’hui 82 ans, qui en est à l’origine ?
Jean-Louis : L’Archiduc a été créé en 1937 par une certaine Madame Alice. C’était au départ un lieu de rencontre pour les boursiers et leurs secrétaires. Entre les banquettes au rez-de-chaussée, se trouvaient des séparations qui allaient jusqu’au bout de la table ainsi qu’un élément en fer forgé qui allait jusqu’au fauteuil. Il s’agissait vraiment de petites alcôves.
Le « A » qui est au dessus de la porte d’entrée, c’est le A de Archiduc, le nom du bar, Alice et Amour. Amour, parce que c’était un lieu de rencontres. Il y avait des rideaux et c’était très fermé. Il n’existe aucune photo de cette époque pour cette raison : les clients tenaient à leur intimité car pour beaucoup, il s’agissait de couples illégitimes.
« L’Archiduc était alors un peu l’Olympia de Bruxelles et beaucoup d’artistes qui passaient à l’Ancienne Belgique venaient ici avant ou après les concerts. »
Quand le café est-il devenu un haut lieu du jazz ?
En 1953, Stan Brenders, qui était un grand chef d’orchestre belge, a repris l’affaire. Un film à son propos titré « Manneken Swing » est d’ailleurs sorti récemment. Quand l’Archiduc était à remettre à cette époque, il l’a changé. Il a été séduit par son côté amphithéâtre. Et comme il jouait du piano tous les soirs, c’était parfait pour lui. Et là c’est devenu un peu un « bar à jazz » dans la mesure où le patron était un pianiste de jazz. Le piano, qui date de 1935, s’intègre si parfaitement qu’on penserait que l’Archiduc a été construit autour de lui. Il est important pour moi aujourd’hui qu’un piano soit accordé et à disposition et qu’on puisse l’employer. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne fait pas attention à qui y joue.
Etait-ce l’âge d’or de l’Archiduc ?
A cette époque, Barbara venait jouer et chanter régulièrement. Ayant retrouvé pas mal d’anciens clients de l’Archiduc, je peux en déduire qu’elle a rencontré Jacques Brel ici. C’était un habitué. J’ai notamment retrouvé des poésies de poètes de passage qui ont écrit sur Jacques Brel qu’ils côtoyaient ici. L’Archiduc était alors un peu l’Olympia de Bruxelles et beaucoup d’artistes qui passaient à l’Ancienne Belgique venaient ici avant ou après les concerts. D’autant plus que Stan Brenders connaissait beaucoup de musiciens. L’Archiduc a vu passer notamment Nat King Cole qui a repris une de ses chansons, « I envy ». Quand ce dernier était en Europe, il venait souvent le voir pour savoir si il n’y avait pas une autre de ses chansons qu’il pouvait reprendre.
Comment en es-tu venu à reprendre l’Archiduc ?
L’épouse de Stan Brenders a continué à exploiter le café après sa mort jusqu’en 1984-1985 quand je suis venu. Et l’affaire s’est faite. Je suis arrivé en 1985 avec mon épouse Nathalie. Avant celui-ci, je tenais un bar avec des associés sur la Grand Place qui s’appelait « Interférence ». On y organisait également des concerts. Je ne venais pas vraiment à l’Archiduc avant de le reprendre. C’est Marc Moulin qui m’a fait découvrir l’Archiduc. Tu vois qui est Marc Moulin ? C’est lui qui a fait « Banana split ». C’est aussi lui qui a fait le groupe Telex. C’était un grand ami à moi.
« Quand nous sommes arrivés en 1985, il y avait un mort par semaine dans le quartier. L’Archiduc était un phare dans la nuit. »
As-tu changé beaucoup de choses à ton arrivée ?
J’ai tout gardé sauf les appliques et le chrome autour des colonnes et j’ai relevé la rambarde à l’étage. Elle était très basse et je trouvais ça dangereux, d’autant plus pour un bar… C’est un café qui n’a pas bougé depuis 82 ans. Ce qui fait qu’il y a des gens qui sont venus à une autre époque et l’ont redécouvert à l’identique des années plus tard.
En 1988, Philippe Starck s’est inspiré de l’architecture de l’Archiduc pour dessiner le premier café Costes aux Halles à Paris. Malheureusement, il n’existe plus aujourd’hui mais il en reste des images. Il s’était inspiré des deux colonnes, de la mezzanine qui donne sur la porte d’entrée. Quand tu pénètres le lieu, tu te retrouves au milieu de la scène.
De quoi avait l’air le quartier Dansaert à l’époque ?
Quand nous sommes arrivés en 1985, il y avait un mort par semaine dans le quartier. L’Archiduc était un phare dans la nuit. C’était un rythme infernal, c’était bourré tous les jours, même la nuit de dimanche. On buvait beaucoup plus de bières qu’aujourd’hui, pas des cocktails… Ça nous a entrainés dans un rythme qui rend la prise de distance compliquée.
Pourquoi as-tu décidé de développer l’héritage jazzy du lieu ?
J’ai tout de suite compris que c’était le jazz qui correspondait le mieux à ce décor. J’ai organisé des concerts. Puis j’ai eu la chance de rencontrer Mal Waldron, le dernier pianiste de Billie Holiday… mais ça l’énervait un peu quand on disait ça parce qu’il a joué avec tous les grands musiciens de jazz des années 60 et 70. Nous sommes devenus amis et à chaque fois qu’il était libre il appelait pour savoir s’il pouvait venir jouer.
« Quand on a repris l’Archiduc, on pouvait faire ce qu’on voulait avec un tel décor ; une boite à champagne, un truc à filles ou n’importe quoi. Mais je voulais être avec des gens que j’aime bien. »
Un lieu jazzy mais très ouvert, comment arrive-t-on à ce cocktail ?
Quand nous avons repris l’Archiduc, il était évident qu’on pouvait faire ce qu’on voulait avec un tel décor ; une boite à champagne, un truc à filles ou n’importe quoi. Mais je savais que j’allais passer beaucoup de temps de ma vie ici et je voulais être avec des gens que j’aime bien. J’ai cultivé cette ambiance et ça a fonctionné.
On croise beaucoup d’écrivains ici. L’Archiduc, c’est un lieu romantique ?
Francis Dannemark a sorti un roman qui s’appelle « Les agrandissements du ciel en bleu », qui est un roman qui se passe à l’Archiduc. On y retrouve Mal Waldron, ainsi qu’un certain Jean-Louis (moi-même), à qui l’on demande à un moment dans le livre « comment vas-tu, Jean-Louis ? » et je réponds « ah je suis très heureux, bientôt un enfant », et ça annonce la naissance de ma fille.
En parlant de romance, est-ce toujours un lieu de rencontres ?
Beaucoup de couples se sont rencontrés ici. J’aimerais bien faire en sorte que des gens qui se sont rencontrés ici y reviennent. Il y a en beaucoup. Beaucoup plus qu’on ne le pense d’ailleurs. J’en connais quelques uns et parfois je rencontre des gens qui me disent « tu sais que c’est à l’Archiduc que j’ai rencontré ma femme »… Il y a 30 ans, il y a 20 ans… On aimerait faire un appel et réunir tous ces couples nés à l’Archiduc.
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