Les journalistes sont-ils voués à être remplacés par des robots ?

Des journalistes

« Chaque année, le métier [de journaliste] devient plus médiocre, plus flexible, suscite plus de défiance, soulève plus de vindictes. Chaque année, la presse française est un peu plus libérale et un peu moins libre. Moins éthique, plus étique. Donc mon métier se meurt… » déclare Olivier Goujon, auteur du livre Ces cons de journalistes (éditions Max Milo, janvier 2019).

Les journalistes, perçus jadis comme les hérauts de la liberté d’expression, sont présentement en crise. Face au primat de l’urgence, les journalistes de la précarité (trop) passionnés doivent pouvoir délivrer, en un temps restreint, une information avec originalité et très peu de moyens pour un maigre salaire. Travailler dans l’urgence, quitte à ne plus avoir le temps de vérifier la véracité d’une information, a drastiquement changé la profession, condamnée à user de tous les ressorts possibles pour attirer l’attention du lecteur et se démarquer de la masse, quitte à rédiger des articles clickbait (pute à clics). Alors que le journalisme doit se réinventer et réaffirmer sa légitimité, il fait face à un autre obstacle de taille, les « robots journalistes » ou plus justement nommés data rédacteurs. Peut-on envisager que des algorithmes puissent effectuer le travail d’un journaliste et anéantir une profession déjà mise à mal ? Doit-on d’ores et déjà s’avouer vaincu et se reconvertir ? Menaces ou alliés du journaliste, les intelligences artificielles rédactrices représentent déjà le futur de demain.

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Apparus dès les années 2000, les data rédacteurs peuvent tout aussi bien écrire des dépêches purement factuelles sur des résultats sportifs que sur des élections politiques. Ces machines de rédaction automatique offrent exactitude et rapidité, en permettent de couvrir l’exhaustivité d’un événement en un temps record. Elles sont capables de rédiger une multitude d’articles en quelques secondes, à l’image des 36 000 articles accessibles sur le site Le Monde lors des élections régionales de 2015. Malgré leurs capacités époustouflantes, elles suscitent de vives réactions dans les rédactions et auprès du grand public. En effet, ils n’ont pas l’allure d’un humain, sont de simples logiciels et pourtant ils possèdent une plume indéniable. Ces algorithmes de rédaction sont programmés pour ausculter une quantité mirobolante de données (chiffres et textes), collectées sur un site ou via les informations entrées dans le logiciel par un humain. Toutes les datas sont ensuite traitées et retranscrites en textes, suivant des modèles précis de mise en forme. Qui plus est, chaque article se révèle être différent, grâce notamment au vocabulaire adapté avec l’aide de linguistes à la ligne éditoriale du média-client.

« Ils écrivent plusieurs milliers d’articles par seconde, rythme qu’aucun humain n’est capable de tenir »

Cette technologie qui peut paraître au premier abord déconcertante est non moins captivante, et suscite l’engouement de certains médias. À l’étranger, l’algorithme Quakebot rédige déjà une partie des informations quotidiennes pour le Los Angeles Times. L’agence de presse norvégienne NTB s’est elle aussi mise à la page, en automatisant les comptes rendus de résultats sportifs livrés en moins de 30 secondes. La France n’est pas en reste et a, elle aussi, adopté les data rédacteurs. Syllabs, une entreprise de rédaction automatique de textes fondée en 2006, est une des chefs de file sur le marché français. Si les débuts ont été peu glorieux, son dirigeant Claude de Loupy assure pourtant « qu’un marché en France, aussi minime soit-il pour l’heure, existe pour la rédaction automatique ». S’il confesse avoir « obtenu des réactions parfois hostiles du côté des rédactions, incrédules vis-à-vis de la qualité rédactionnelle de la machine », la demande est pourtant de plus en plus forte. En mars 2018, Syllabs a levé 2 millions d’euros afin d’accélérer son développement sur de nouveaux marchés à l’étranger, où le frémissement au changement se fait déjà grandement ressentir.

L’auteur Damien Desbordes s’est lui aussi penché sur les effets de l’automatisation de la presse dans son ouvrage Les robots vont-ils remplacer les journalistes ? (éditions Plein Jour, mai 2018). À travers le prisme du journalisme, il aborde la place future des data rédacteurs aux côtés des journalistes et la nécessité d’anticiper au mieux ce bouleversement imminent. « Ils écrivent plusieurs milliers d’articles par seconde, rythme qu’aucun humain n’est capable de tenir » annonce d’emblée Damien Desbordes, et il est loin d’avoir tort. Les intelligences artificielles rédactrices sont capables de générer du contenu de qualité, unique et directement publiable. En produisant des articles chronophages, les machines seraient censées libérer du temps de travail aux journalistes, les ôter d’une pression face à l’infobésité d’informations à traiter en une journée, et les épauler lors de reportages ou d’enquêtes en triant quantité de données. Alors, on dit merci qui ?

« Si l’erreur est humaine, elle n’est toutefois pas tolérée chez une machine »

Pourtant, loin d’être parfaits, les outils de rédaction automatique nécessitent des données structurées qui peuvent ensuite être transformées en textes. « Il faut expliquer à la machine ce qu’on attend d’elle car elle n’a pas de corpus d’entraînement sur lequel se baser » notifie le responsable de Syllabs. Mais une fois les data collectées, leur puissance est incontestable. En 2015, le journal Le Monde a utilisé le logiciel rédacteur de Syllabs pour collecter, en seulement quelques minutes après les résultats des élections régionales, pas moins de 36 000 articles. Certes, les écrits s’apparentaient plus à une synthèse de données qu’une profonde analyse, mais comme le souligne Claude de Loupy, « c’est la première fois au monde que l’on utilisait de la rédaction automatique pour des élections. Le Monde a osé publier des articles sans relecture, donc notre responsabilité était d’autant plus importante car nous devions garantir que les textes étaient corrects à 100%. » Si l’erreur est humaine, elle n’est toutefois pas tolérée chez une machine.

Cette avancée majeure pour la société Syllabs a cependant bien des limites et son dirigeant en a pleinement conscience. « Essayez d’envoyer une machine effectuer un compte rendu d’un homme politique en temps réel, elle reviendra forcément bredouille parce qu’elle est tout bonnement incapable de lire entre les lignes d’un discours et de rebondir sur une question lors d’une interview » signale Claude de Loupy. En effet, un article écrit par un logiciel de data rédactionnel sera uniquement composé d’informations simples tel que la minute précise à laquelle un joueur de football a marqué un but, tandis qu’un journaliste prendra soin d’enrichir l’article en décrivant précisément le but, et retranscrira avec justesse l’euphorie dans les tribunes.

Cette neutralité à toutes épreuves n’est pourtant pas si désagréable. « Il est fort possible que dans le futur certains data rédacteurs seront utilisés pour servir la propagande d’Etat. Nous avons déjà reçu une requête de ce genre chez Syllabs, mais avons refusé sur le champ de soumettre des articles politiquement orientés » révèle Claude de Loupy. Des réflexions éthiques s’engagent alors sur la meilleure utilisation possible des logiciels de rédaction, mais la première étape au vu de la frilosité des rédactions, seraient d’accepter ces rédacteurs d’un genre nouveau. « Si les médias ne s’y intéressent pas, le risque est d’être rapidement noyé par la concurrence qui saura utiliser à bon escient les machines rédactrices » estime Claude de Loupy. Damien Desbordes déclare lui aussi la nécessité « d’apprendre dès aujourd’hui à se préparer à leur arrivée au sein des rédactions ».

Anticiper ne signifie toutefois pas s’affoler comme le précise Claude de Loupy, « Je pense non seulement que les journalistes ne sont pas voués à disparaître, mais que paradoxalement les machines vont développer le journalisme ». Il indique également que « Syllabs a été créé non pas pour remplacer les journalistes, mais les accompagner et apporter un plus-value rédactionnel ». Impossible en effet pour une intelligence artificielle de supplanter la créativité et l’esprit critique d’un journaliste. Exit le fantasme Terminator « montrant que la machine tue et prend la place de tout le monde, c’est une dystopie totale dans laquelle nous sommes baignés » rassure David de Loupy.

« Etudier les phénomènes perçus pour actualiser son modèle du monde, mettre en forme des connaissances et communiquer, ne peut-on pas réduire la majorité du fonctionnement du cerveau humain aux tâches d’un journaliste ? » interroge Damien Desbordes. Soyez sans crainte collègues journalistes et lecteurs, notre extinction n’est pas pour demain.

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