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Il est où l’after ?

after party soirée

Cet article fait partie de notre série « Afters », dans laquelle on s’interroge sur la capacité de l’après-fête à représenter une nouvelle quête d’intensité ou un simple prolongement de la fête. On vous propose ainsi des récits, analyses, interviews ainsi que guides de survie pour pouvoir vous y retrouver.

Dans l’inconscient collectif, l’after est un moment délimité dans le temps, qui commence précisément dès l’instant où les autres s’arrêtent de faire la fête. Une parenthèse dont la clôture est en option, et dans laquelle une certaine idée romantique tenace nous dit qu’on peut y croiser d’autres gens, différents misfits et désaxés aux crânes qui implosent, et qui nous accompagnent dans une dissociation du temps et de l’esprit. Au choix, une simple prolongation de la fête ou bien une porte d’entrée vers autre chose. Dans tous les cas, une précipitation dans l’après. Mais un après de quoi de juste ?

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Forcément, si on veut bien comprendre de quoi on parle ici, c’est dans son rapport à la fête en elle-même. Et si l’after a longtemps été considéré comme un moment à part, tout au mieux un appendice, il semblerait aujourd’hui que l’after fasse partie intégrante de la fête. Et qu’elle a désormais dépassé le seul des teufeurs, justement.

La raverie solitaire

Prenons Antoine, par exemple, libraire parisien trentenaire tout ce qu’il y a de plus raisonnable. À la dernière soirée Possession, qui avait lieu au Blanc-Mesnil dans un gigantesque hangar rempli de teufeurs sous substances, la soirée durait 15 heures, jusqu’à midi. Antoine, pourtant pas exactement un professionnel de la teuf, a décidé de la faire du début à la fin, jusqu’à midi, de surcroit tout seul, uniquement muni d’un gramme de MD. C’était une première solitaire pour lui, mais il n’a pas été dépaysé par ce qu’il y a vécu : « Je suis habitué à terminer les soirées seul donc, même si c’était la première fois, ça ne m’a pas fait bizarre d’y aller sans aucune personne pour m’accompagner. Certains aiment faire la teuf avec leur bande, d’autres préfèrent se dissoudre anonymement dans la masse. Ces deux approches me parlent, donc peu m’importe. »

On pourrait penser que tous les discours autour de la fête dans ce qu’elles recoupent d’épopée collective auraient fait leur trou, mais ce n’est pas le cas pour Antoine, qui assume un rapport de plus en plus solitaire à la fête : « Le sentiment d’union et de communion entre teufeurs, c’est un mythe tenace auquel je n’adhère pas : la teuf, pour moi, c’est une multitude de solitudes. Si le mouvement « teuf » fait l’éloge de la diversité et de l’originalité des individus (dans son discours en tout cas), la vérité est qu’une bonne fête recrache toujours des silhouettes uniformisées. »

« L’after, pour moi, c’était les fêtes de Noël en famille. »

Que ce soit pour Possession, mais également pour d’autres soirées comme a pu l’être Concrete, ou des lieux comme le Peripate, l’after est ainsi directement arrimé à la soirée, s’y infiltre sans qu’on l’ait venu venir. C’est le lieu où on se rend au début et pas nécessairement à la fin de la nuit. Selon Antoine, c’est même à partir de 7h que tout commence vraiment : « Au petit matin, ce n’est plus la même ambiance : la lumière du jour investit le lieu et le frappe d’une lumière crue ; les traits sont tirés par la fatigue, l’alcool, les drogues ; les vêtements et les peaux sont recouverts de sueur et de crasse amalgamés ; cela devient dur de sourire… La séduction des corps mute vers quelque chose de plus brut, sale, uniforme, qui nivelle tout le monde par le bas. Et c’est aussi pour ça que j’aime bien arriver en début de soirée et rester jusqu’à la toute fin : pour mesurer l’étendue et les étapes de cette transformation. »

Et même si selon Antoine, « l’after, pour moi, c’était les fêtes de Noël en famille. », impossible de ne pas y déceler un symptôme contemporain de tirer la corde jusqu’au bout. Qu’on pourra même qualifier de générationnel, dans sa manière, consciente ou non, d’échapper momentanément au monde.

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Différentes strates d’intensité

Disciples d’un présentisme absolu, perpétuel, endettés à l’égard du passé comme du futur comme le suggère l’historien François Hartog, nous serions avant tout condamnés à chercher des variations d’intensité. L’after comme continuation de la fête, d’une fête plus longue ou plus forte, plus festive ou plus chimique, d’une fête encore plus fête, est le symptôme que décèle le philosophe Tristan Garcia dans l’époque ( La Vie Intense). Notre présent est marqué par le nivellement horizontal de toutes choses, l’absence d’événements et nous cherchons à démultiplier les intensités possibles pour donner à notre vingtaine une autre destinée qu’un encéphalogramme plat.

L’after n’est alors qu’une longue redite de ce qui, une première fois, la fête a fait bouger chez nous, le perpétuel remake de notre première montée en para. « Bien entendu, la seconde fois autorise d’augmenter, d’affiner, de corriger ou d’approfondir le sentiment de la première expérience. Mais dans la première expérience seulement le sentiment se livre en entier. » Conséquence pour Garcia, une longue montée dans l’intense, une formidable perche sans atterrissage : « Ce qui renforce le sentiment de la vie risque toujours de l’affaiblir autant. Pour soutenir ce sentiment grisant, il devient donc nécessaire de surabonder, au risque de contredire l’impulsion initiale : il faut vivre de plus en plus intensément. » Dans ce jeu de références à une fête originelle, le teufeur rejoue à l’infini l’épiphanie d’une transe qu’il ne reverra plus.

Dans l’after vient s’éprouver la dimension performative et transformationnelle de la fête : au-delà de la parenthèse, les expériences vécues en fête se prolongent d’effets durables.

Historiquement et philosophiquement pourtant, l’after consiste à nier l’ordre diurne comme référentiel exclusif et inventer un langage propre à la nuit, une grammaire et un mode d’être au monde qui permet de faire durer la nuit, et les possibles qu’elle déroule, au-delà de l’aurore. La nuit par-dessus le jour consacre un temps improductif et non fonctionnaliste (un temps mort) dans lequel se joue, au travers d’une libération des corps, des expériences de fluidité, de travestissement non attentives aux catégories de genre ou de sexualité. Le corps se libère d’entraves physiques et sociales, mais également symboliques et politiques. Et quand la nuit se termine, on refuse de rentrer dans le rang : se réalise une utopie concrète qu’on ne veut voir s’éteindre, fusse son échelle restreinte ou dérisoire : l’after fait advenir – et maintient, fébrilement, en vie – des possibles (fluidité, tolérance, proximité, convivialité, disponibilité, don de soi). Dans l’after vient s’éprouver la dimension performative et transformationnelle de la fête : au-delà de la parenthèse, les expériences vécues en fête se prolongent d’effets durables. L’hétérotopie de Foucault se change en TAZ (Temporary Autonomous Zone) de l’activiste Hakim Bey, et se dilue dans l’espace, se diffracte dans le temps, rétive à la disparition.

Sortir de la marchandisation

De cet idéal politique à peine masqué, surnage une volonté de sortir de la marchandisation du club, que Paris a alimenté malgré elle en démultipliant les possibilités. Exemple parmi d’autres : la péniche Concrete, ouverte en 2011 et fermée l’année dernière pour cause de litige avec le bailleur (pour laisser place à Dehors Brut dans le 12e), qui a à la fois symbolisé l’ancre d’un renouveau des soirées house et techno à Paris, tout autant que son pendant forcément vampirique et monstrueux, en particulier lorsque le lieu a ouvert pendant des week-ends entiers, important un principe berlinois et en en faisant une sorte d’ogre gargantuesque. Cela n’a pas empêché cette configuration de témoigner de très beaux moments, comme le dit Brice Coudert, ex-directeur artistique du lieu :

« La licence 24h nous a permis de mettre en avant les deux types de publics. Le mec d’after professionnel, qui vient vraiment pour ça. Et t’as aussi le mec qui s’est fait piéger par la nuit, qui vient peut-être là pour la première fois, et qui s’est pris une claque. Ces gens-là sont devenus de plus en plus plus nombreux. C’est souvent les plus actifs, voire même les relous un peu parfois, parce qu’ils ne connaissent pas les règles. Mais c’est beau quand ces deux publics se croisent, et c’était ce qu’on voulait faire, on voulait populariser cet aspect-là de la fête. »

« À la base, je voulais rendre la fête accessible, et pour moi ça commence par le prix libre, c’est quelque chose que je trouve très important. »

Ce qu’il en reste, en tout cas, c’est quelque chose de l’hédonisme pur et dur. Et si ça n’empêche pas les teufeurs invétérés et téméraires de s’adonner tous les week-ends aux joies jusqu’au-boutistes de la Possession, certains ont choisi, par richochet, de s’en retirer. Depuis quelques années, on observe de plus en plus d’initiatives a priori isolées, rentrant inconsciemment ou non, dans la logique économique de la multiplicité des niches – certains diront d’une idée « décroissante » de la fête. Comme Benjamin Nicco, qui a créé les soirées Spazio, à la régularité incertaine, dans des petits espaces, inclusifs.

La dernière after avait lieu il y a un mois au squat Carbone 17 d’Aubervilliers, où il y a son atelier de gravure sur pierre. L’idée était surtout selon lui de sortir des codes du club : « À la base, je voulais rendre la fête accessible, et pour moi ça commence par le prix libre, c’est quelque chose que je trouve très important. Sur place, des petits prix au bar. J’ai remarqué que les gens restaient plus que passaient, d’habitude y’a plus de gens de passage. Des liens plus intéressants, et y’avait un petit déjeuner, les gens restaient, discutaient autour d’une part de gâteau, d’un café, et ça a même duré un peu plus longtemps que prévu. Il y avait vraiment une impression de petite maison. Mais au-delà de l’aspect argent, j’avais envie que l’espace soit bienveillant, avec cette notion de safe space qui me parle. »

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Mais cet espace réduit, cet évènement qu’on se refile sous le manteau, par le bouche à oreille ou en adhérant à un groupe privé sur Facebook, ne rend-t-il pas pour autant compte d’un certain entre-soi, d’une forme de reproduction sociale ou tout simplement des mêmes gens que l’on croise tout le temps ? « Je comprends tout à fait, et d’ailleurs j’en parlais souvent de cette question avec d’autres personnes. Déjà, je voulais commencer tout petit, avec ces étapes de groupe privé. Ce n’était pas pour exclure des personnes, mais pour choisir mes canaux de communication, maitriser ces aspects-là. J’ai l’impression que les gens qui viennent sont vraiment intéressés du coup. Je ne croise pas forcément les mêmes personnes en plus. Après je ne contrôle pas tout. En tout cas la porte n’est pas fermée. Je refuse par exemple qu’il y ait quelqu’un à l’entrée qui fasse le vigile. »

Cet angle mort de la notion de safe space, DJ Sprinkles en parlait lorsqu’on la rencontrait en septembre 2018 : « Aujourd’hui, la notion de ‘’safe space’’ est devenue mainstream parce qu’elle résonne avec les façons dont la culture dominante utilise les hétérotopies comme des outils de contrôle social et de pacification. Alors oui, c’est quelque chose dont il faut être critique. […] L’idée que le clubbing en soi puisse être une façon de s’organiser politiquement est débile. Vraiment. […] Les questions de genre ou de classe remontent rarement à la surface, à part dans de grands gestes d’exclusion. Alors putain, balançons enfin par la fenêtre ce mensonge qui dit qu’on va danser, twerker ou voguer jusqu’à la révolution. S’il vous plaît. Franchement ça suffit. »

Ce piège de vouloir faire de la fête (et à plus forte raison de l’after en ce qui nous concerne) un endroit hors-sol, coupé des affres du monde, guette toujours fatalement ceux qui s’aventurent à vouloir déplacer le cadre imposé de la fête. Pour autant, DJ Sprinkles parlait du club. On pourrait rétorquer que l’after, l’après-club, ou même l’anti-club, en serait une réponse en forme de contrepoint. Car même si comme le club ou la teuf d’une manière générale, il reste une soupape où il est momentanément accepté socialement d’avoir des attitudes déviantes, il n’en représente pas moins une possibilité d’échappée. Ne serait-ce que dans sa spécificité de parenthèse ouverte dont on parlait en préambule. Contre les déclinismes ambiants, les discours décadents et les délires collapsologues, l’after devient alors absence de fin, un autre nom de l’attente, celle-là même qu’affectionne l’écrivain Louis-René Desforêts dans Le Bavard : « Je veux continuer à incarner l’attente, l’attente pute, sans promesse et sans demain, car le monde s’est écroulé depuis tant de nuits et le mien ne revient pas. »

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