Non, Clichy-sous-Bois n’est pas une « no-goal zone »

Fin d’après-midi, jeudi 27 octobre 2005. Une dizaine de gars de Clichy-sous-Bois se dirigent vers chez eux, après avoir passé la journée à taper le ballon entre potes du côté de Livry-Gargan. Sur leur chemin, ils croisent des policiers et prennent la fuite pour éviter un contrôle d’identité. Poursuivis, trois d’entre eux se réfugient près d’un transformateur électrique. Zyed Benna et Bouna Traoré vont mourir sur le coup, brûlés vifs, Muhittin Altun survit, malgré la gravité de ses blessures. La suite, tout le monde la connaît : trois semaines d’émeutes dans les banlieues françaises, qui amènent le gouvernement à décréter l’état d’urgence. Dix ans plus tard, les Clichois n’ont pas oublié. Et certains jouent toujours au foot, dans le quartier où vivaient Zyed et Bouna et sur un terrain qu’ils ont certainement dû fouler.

Pour voir du foot à Clichy, il faut marcher. Une fois descendu du bus 601, il faut traverser un petit bois, slalomer entre les barres d’immeubles, déambuler dans les allées d’un centre commercial bloqué dans les années 1970, franchir des travaux sur la chaussée et ensuite, se laisser guider par le murmure. Un murmure dans la ville qui, en se rapprochant, devient une clameur : celle d’une centaine de gamins et de teens réunis autour d’un terrain de soccer. Sur le synthé, deux équipes de cinq s’affrontent pour le compte d’un tournoi de street football organisé par Nike.

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Un peu plus loin, Mustapha observe le match des futurs prodiges. Originaire de la ville, le capitaine de l’équipe de France de futsal a fait ses gammes sur les terrains du quartier du Chêne-Pointu. Mais pas sur le synthétique impeccable du city-stade tout neuf, plutôt sur le terrain défoncé d’à-côté. Au bord de cette étendue de béton, marquée par les traces de pneus et les buts sans filets, ses souvenirs refont surface. « Le foot a toujours réuni tout le monde ici. Ça a créé des liens forts entre les gars des différents quartiers de la ville. » Baptisé le « bowling » à cause de l’ancien bâtiment présent ici, l’enceinte n’avait alors rien à envier aux plus grands stades européens à écouter Mustapha. Au niveau de l’enjeu en tout cas. « On organisait souvent des tournois entre les quartiers : Chêne-Pointu, Stamu… Chaque joueur venait avec une bouteille de Coca ou de jus de fruits. L’équipe gagnante repartait avec toutes les bouteilles. C’était un peu notre Ligue des champions. »

Des tournois qui pouvaient accueillir plus de 60 joueurs, sans compter la centaine de zonards massés autour du terrain. « C’était pas chaud mais très compét’, reprend Mustapha. Personne ne voulait perdre. T’imagines, après tu te faisais charrier pendant des jours en allant acheter ton pain, faire tes courses… » Une culture de la chambre et du bon mot qui se ressent même pendant les matchs. « Ici on préfère mettre un petit pont que marquer un but. C’est l’esprit du foot de cité. » Se retrouver, vanner, provoquer… À chaque génération, les mêmes rites sur et autour du terrain. À peu de choses près, l’après-midi vécue par Zyed, Bouna et tous les autres le 27 octobre 2005.

Depuis cette date, l’un des frères de Bouna organise chaque année un tournoi de football pour commémorer la disparition des deux garçons. Ceux qui l’ont côtoyé décrivent Bouna comme un « bon footeux, très technique. » Un talent partagé par son plus jeune frère, qui participait à une journée de détection au Havre le jour du drame. Dix ans après, vivre du foot reste le rêve de tous les gamins du coin. Une quinzaine d’entre-eux sont aujourd’hui en centre de formation. Leurs modèles ? Des mecs moins prestigieux que les superstars issues de banlieue (comme Pogba, de Torcy en Seine-et-Marne, ou Demba Ba, de Montrouge dans les Hauts-de-Seine) mais des joueurs aux carrières honnêtes : Samba Diakité (QPR) et Mamadou Samassa (Brest), qui ont grandi à Clichy.

Une densité de talents qui n’étonne pas Ferhat, référent terrain de Nike sur place pour chapeauter les tournois de jeunes. « Les joueurs de cité sont très bons pour deux raisons : parce qu’ils jouent ensemble depuis l’enfance et parce qu’ils font du foot tout le temps. Et tout simplement parce qu’il y a rien d’autre à faire ici, regrette-t-il. Leur point commun, qui explique peut-être qu’ils soient plus nombreux à atteindre le haut niveau, c’est qu’ils sont tous morts de faim. » Une règle qui s’applique aux matches du quotidien. Sur le terrain, les gagnants restent, les perdants se font blackbouler. Et vu la file d’attente d’équipes prêtent à en découdre, ils ne sont pas près de refouler le synthé.

Sur le terrain ce jour-là, ça tricote pas mal. Le niveau général est plutôt bon, mais une équipe sort du lot. À l’occasion de ce tournoi, ils se sont baptisés les Energyze. À l’aise dans les petits espaces, ils mettent pas mal de gars dans le vent. Pour le plus grand kiff des mecs adossés aux rambardes, qui encensent les virtuoses. « Aha, t’es un tueur toi : c’est sûr, tu vas signer à l’Ajax bientôt ! » Un peu plus loin, Mustapha se marre en observant les branleurs. « A force de jouer sur des terrains tout pétés, on a que des techniciens ici. Le problème, c’est que la plupart ne veulent pas courir. Et ils jouent tellement souvent à cinq que certains ne connaissent pas le hors-jeu. »

Pendant ce temps-là, les Energyze continuent de se promener et se qualifient pour la finale nationale de ce tournoi de street. Crête saillante et regard assuré, leur capitaine s’appelle Samy. « Plus tard, je veux jouer pour Manchester United », promet-il en posant fièrement avec le survêtement prêté par la marque à la virgule. Inscrit dans un club de foot (à onze), il avoue un faible pour le cinq contre cinq. « Au quartier on y joue tout le temps avec mes potes d’enfance. C’est plus technique, on lâche plus vite la balle. On s’amuse plus. » Quand il dit ça, Samy a le regard qui pétille. Heureux d’avoir gagné, heureux de participer au tournoi final à Paris, heureux de jouer aux foot avec ses potes tout simplement. Sans se poser de questions, juste kiffer être un gamin de 17 ans d’aujourd’hui.

Mathieu est sur Twitter.

Photos HLenie