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Faire du rap en Turquie à l’époque d’Erdogan

Fuat, c’est un peu le baron du rap en Turquie. La victoire surprise dès le premier tour d’Erdogan aux élections du 24 juin dernier l’a mise KO. Depuis, il est trop en colère et n’a plus voulu répondre à nos questions à ce sujet. Quelques jours plus tôt, installé à la terrasse d’un café à deux pas de la place Taksim, le rappeur espérait pourtant un changement pour son pays : « Ces connards doivent partir. Si ce n’est pas le cas, ça va être terrible, on ne pourra plus rien dire », ajoutait-il l’air inquiet.

Fuat

Le rappeur né en Allemagne se souvient de ses débuts dans le Berlin-Ouest des années 90 : « Là-bas, la liberté c’est autre chose qu’ici. Mon premier opus s’appelait Hassicktir* (va te faire foutre, en turc) , je fumais sur scène… ». Un scénario difficile à imaginer en Turquie comme le montre l’arrestation récente de deux rappeurs – Ezhel et Khontkar – pour leurs textes « incitant à la consommation de drogues » selon la police. Si le premier a récemment été libéré après un mois de détention, le second est lui toujours derrière les barreaux.

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L’art de la contestation

Polo bleu, pantalon treillis et cheveux coupés courts, Fuat, l’affirme : « Pour moi cest important de parler de ce qui se passe dans mon pays politiquement, des injustices et de ce quest la justice ». Sur le mur rempli de graph’ qui lui fait face, se trouve justement une représentation de la déesse grecque Thémis, symbole de la justice. Après y avoir jeté un coup d’oeil, il lance : « Ils lont violée tellement fort dans mon pays, ils ont brisé tous ses os ».

La politique a toujours été un thème récurrent abordé par les rappeurs turcs. Dans les années 90, Cartel — l’un des premiers groupes de rap turc formé à Berlin — dénonçait à travers ses textes les conditions de vie des Turcs en Allemagne, leurs difficultés d’insertion, les injustices, le racisme.

Heja, un protégé de Fuat, s’inscrit dans la même veine. Rencontré le jour de la libération d’Ezhel, lui et sa bande traînent à Kadikoy. C’est dans ce quartier branché de la rive asiatique d’Istanbul que se retrouvaient déjà les amateurs de hip-hop vingt ans plus tôt. Cheveux courts et barbe bien taillée, il annonce calmement : « Au lieu de sortir dans la rue et de répondre à la violence de la société par la violence, jai choisi de transformer ma colère en musique ».

Heja, avec son pote Selo

Dans « Anlat »* (Raconte, en turc), le jeune rappeur originaire de Mardin, dans l’est de la Turquie, rend hommage à son père « tué de sept balles au-dessus du ventre ». Son portrait tatoué sur l’avant-bras, Heja raconte : « Ils l’ont tué parce qu’il avait dénoncé les conditions de détention dans la prison de Diyarbakir où il a lui même être été emprisonné ». Il confie : « Son assassin vit toujours dans le même quartier et n’a jamais été jugé ». À travers ce texte, il lance un appel à raconter, témoigner, dire la vérité sur ces crimes non résolus. Et comme un hommage à cette légende du rap au phrasé percutant, Fuat apparait dans le clip de « Anlat ».

https://www.youtube.com/watch?v=JS59frFbprs

En 2012, le baron écrit « Karar Bizim »* (Notre décision, en turc), texte dans lequel il critique l’urbanisation intensive d’« Istanbulshit ». Il voit la place Taksim comme celle de Tahrir en Egypte et rappe : « Nous déciderons de ce qui va nous arriver ». On est alors un an avant les manifestations de Gezi de 2013 qui allaient engendrer un vaste mouvement de contestation de la jeunesse contre Erdogan. Si le mouvement s’est terminé dans la violence, Da Poet, un autre rappeur, l’affirme, c’est à travers cet événement que le rap est devenu populaire en Turquie. T-shirt « Rage Against The Machine » sur le dos il précise : « Quand on était jeune, la musique contestataire c’était le rock. Aujourd’hui, c’est le rap ».

Mais en Turquie, rap et auto-censure vont souvent de pair. « Si tu ne t’auto-censures pas tu vas avoir des problèmes, comme Ezhel et Khontkar » affirme Da Poet. Évoquant avec lui les textes de Kery James, il s’étonne : « Il n’est pas en prison lui? ».

Hayki, casquette Vans rouge vissée sur la tête, se rappelle d’une chanson dans laquelle il critiquait la police : « J’ai dû retirer le mot police et je lai remplacé par mouche », raconte le rappeur connu pour son franc-parler. Fils d’immigrés bulgares et ancien enfant travailleur dans le quartier populaire de Hasanpaşa où il a grandi, il embraye : « Les mouches, elles dérangent et ne servent à rien. C’est ce quils sont ».

Hayki

Ne pas être trop frontal ni dire directement ce que l’on pense fait partie du job de rappeur en Turquie. L’une des explications est simple : le ministère de la culture peut mettre son veto et refuser la sortie d’un album. « Ils ont un flingue sur notre tempe et contrôlent tout ce quon dit », explique Fuat qui avoue lui aussi bien réfléchir avant de poser ses textes.

« Au total, j’ai dû changer entre 10 et 20% de mon travail », précise Hayki. Il se souvient d’ailleurs s’être rendu directement au ministère à deux reprises: « Ils ne me refusaient pas la sortie de lalbum mais ils me faisaient attendre. Du coup jai pris rendez-vous avec le ministre de la culture pour accélérer les choses et mon album est finalement sorti ». Puis, faute de distributeur, Hayki s’est rendu lui-même à l’usine, avec l’argent dont il disposait il a acheté 2000 albums et les a vendus de la main à la main. Mais il tient à préciser que la situation aurait pu être bien plus compliquée : « Je ne suis pas une célébrité et mes textes ne sont pas devenus une cible de la censure ».

Certains rappeurs, au contraire, ne rencontrent pas ce genre de problèmes : « Si tu écris des textes qui vont dans le sens d’Erdogan, alors tu peux avoir des financements et des concerts beaucoup plus facilement, avec le soutien de la mairie », explique Da Poet.

Da Poet

À ces difficultés s’ajoutent celle de la diffusion puisque les rappeurs contestataires sont bannis des ondes turques. « C’est absurde, sinsurge Heja, il y a tellement de programmes stupides à la télévision et nous quand on relate la réalité, les difficultés de la rue, on se fait censurer ! ». Les rappeurs utilisent donc Internet pour diffuser leurs musiques. « Ça nous permet de nous exprimer plus librement » assure Da Poet.

Excédé par cette situation, il préfère d’ailleurs en rire, relevant lui aussi l’absurdité de cette censure. Il se souvient ainsi qu’en 2008, 50 Cent était venu chanter « Candy Shop » sur un plateau de télé turque : « Comme cest en anglais et que les gens ne comprennent pas les paroles, ils ne censurent pas. Mais cette même chanson en turque et à la télé ça ne serait pas possible ! » s’amuse-t-il. Et alors que deux rappeurs turcs ont récemment été arrêtés pour « incitation à la consommation de drogues », le rappeur américain Wiz Khalifa qui affiche ouvertement son amour de la weed sera en concert à Istanbul le 4 juillet prochain.

Affectant directement les artistes, les festivals sont d’ailleurs moins nombreux et plus chers. La faute au gouvernement qui depuis 2012 a interdit aux marques d’alcool de sponsoriser les festivals de musique. Parmi les autres signes d’autoritarisme du pouvoir, on peut également évoquer l’interdiction par la Radio-Télévision d’Etat, entre 2016 et 2018, d’un peu plus de 200 chansons pop accusées de faire « la promotion du terrorisme » ou dont le contenu est jugé « immoral ». Une première en Turquie depuis le coup d’État de 1980.

« En ce qui concerne la politique, l’administration, l’économie et la démocratie, c’est comme si on vivait dans le passé », constate Hayki, consterné.

EZHEL : intimidation VS résistance

« En arrêtant Ezhel, ils veulent nous intimider » lance Da Poet. Mais dans cette histoire, c’est lui qui a gagné la partie, ajoute-t-il satisfait : « Aujourd’hui tout le monde le connait ! Son arrestation l’a médiatisé et cela a permis de mettre en avant ses textes plus politiques que les jeunes ne connaissaient pas forcément ».

À travers ses textes reflétant les difficultés de la vie de quartier, le chômage des jeunes ou encore la violence du capitalisme, Ezhel à la popularité grandissante, a très certainement irrité le pouvoir en place. Rapidement après son arrestation un véritable mouvement de solidarité s’est mis en place. Le hashtag #FreeEzhel en soutien à l’artiste est devenu viral et les graffitis ont recouvert les murs de la ville.

« Dans ce pays il y a tellement de gens critiquables qui ne sont pas en prison » soupire Da Poet en référence à la corruption qui gangrène le pays. Fuat, atterré par cette arrestation relève lui aussi l’hypocrisie de cette arrestation: d’un côté on arrête Ezhel et de l’autre l’AKP (le Parti de la paix et de la justice, au pouvoir en Turquie depuis 2002) refuse de mener une enquête sur le Bonzaï, une drogue de synthèse aux effets semblables à ceux de la marijuana à laquelle sont accros près de 500.000 Turcs et qui tue plusieurs jeunes chaque semaine.

Da Poet lors d’un DJ set

Si Fuat avait déconseillé à son ami de parler si ouvertement de marijuana, il se désole de cette arrestation et réplique : « Il faut qu’on puisse écrire librement. Le pays doit se libérer de ses chaines et de la censure ».

Hayki, aux textes souvent politiquement incorrects débite cash : « Plus ils me tapent dessus, plus ça me rend fort. Plus je sens cette oppression, plus jai envie de résister ». Pour ces rappeurs engagés, gêner le pouvoir est une bonne chose : « Ça doit forcément déranger quelqu’un, sinon c’est que tu ne fais pas du bon boulot et ça ne sert à rien », affirme le rappeur.

Actuellement en préparation de son huitième album, Fuat n’a de son côté pas pu se retenir : « J’ai écrit deux chansons où je leur crache au visage, je ne peux pas rester silencieux », lâche-t- il. « Je risque la prison pour ces textes. Vous viendrez me voir à Silivri* (prison près d’Istanbul) ? enchaîne Fuat sur le ton de la plaisanterie avant d’assurer fièrement : « Je n’ai pas peur d’eux : s’ils me mettent en prison, ce sera un honneur pour moi ».

Claire Corrion arrive tout juste sur Noisey.