C’est avec une inquiétude certaine que Sully jette un coup d’œil par-dessus son épaule avant de s’arrêter de courir. Il est environ 15 heures et les blindés de la gendarmerie viennent d’enfoncer une barricade en flammes, boulevard Haussmann, dans le 8e arrondissement de Paris. Le jeune homme cherche ses compagnons au milieu des gilets jaunes. Pas facile de s’y retrouver, la foule est compacte et l’air est saturé de lacrymogènes. Cette manifestation est une grande première pour ce trentenaire venu du Nord : « Je n’ai jamais manifesté de ma vie et je ne suis jamais venu à Paris. » Accompagné d’Alex*, Jordan, Ch’daye et Dylan, il s’est levé à 6 heures pour prendre le train à Béthune, dans le Pas-De-Calais, et rejoindre les « gilets jaunes » à Paris. « C’est les gars de Sud Rail qui nous ont permis de venir, on n’a pas assez d’argent pour se payer un billet de train », explique Sully.
C’est sur Facebook que le petit groupe s’est rencontré et a organisé son voyage d’un jour à Paris. Ils ont entre 22 et 32 ans et sont tous en CDI. Alex est chaudronnier, Sully boucher et les trois autres travaillent dans le bâtiment. Aucun d’eux n’avait enfilé de gilet jaune, ni même participé à un quelconque rassemblement local jusqu’à présent. Mais les manifestations du 1er décembre ont motivé la bande de joyeux drilles à descendre sur la capitale « parce que, il n’y a qu’ici qu’on peut être visible », dit Jordan. Pour Alex c’est « génial, tout le monde a un gilet jaune dans sa voiture, on est tous avec le même uniforme, on ne peut plus nous distinguer ». Sully a sacrifié un jour de congés pour venir : « Quand j’ai vu la répression sur tous ces pauvres gens, j’ai compris que je devais me bouger aussi. » Jamais il ne s’était imaginé manifester, mais aujourd’hui c’est clair. « On ne travaille pas pour nous mais pour les riches, clame Sully. Macron ne représente pas le peuple mais une élite économique. »
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« On ne se fait jamais un restaurant, on part 1 année sur 2 en vacances mais c’est le prix qui décide de la destination » – Sully
L’intéressé, comme ses compagnons de fortune, n’est pas politisé mais il est conscient de sa classe : « On a tous grandi dans les corons, on est tous des petits-fils de mineurs ou d’ouvrier. » Aucun d’eux n’arrive à boucler ses fins de mois. Pourtant ils se privent de tout. « On ne se fait jamais un restaurant, on part 1 année sur 2 en vacances mais c’est le prix qui décide de la destination », déplore Sully qui espère mieux pour ses enfants. « Je travaille, ma femme aussi mais j’ai dû faire un prêt pour acheter des meubles. On ne peut jamais se faire plaisir .»
Dès leur arrivée gare du Nord le ton est donné. Les cinq comparses passent un premier checkpoint. Tous les passagers sont fouillés. Qu’importe, ils gardent le sourire, ils sont à Paris et pour quatre d’entre eux c’est la première fois. Un « contact », le copain d’un copain, doit les aider à se repérer dans les rues de la capitale, mais ils doivent d’abord le rejoindre à Châtelet. Sans surprise, ils se perdent dans le métro, qui « pue » comme n’arrête pas de le répéter Ch’daye dans la rame. Dylan quant à lui enfile son gilet jaune ciglé « 62 » et file son fond de poche à un mendiant.
Arrivés dans le centre de la capitale, ils attendent rue de Rivoli, le temps que leur « ami » les rejoigne. C’est alors qu’un groupe de policiers encagoulés et armés de flash-ball les encercle : contrôle d’identité, fouille et palpation. Sully se fait confisquer son masque à gaz et du matériel médical. « Je ne comprends pas, on n’est pas venu pour casser, j’ai même pris des bandages pour soigner d’éventuelles personnes blessées », m’explique-t-il dégoûté.
Enfin rejoint par leur guide du jour, le groupe de 5 entame la traversée de Paris direction l’Arc de Triomphe. Chacun y va de son selfie : devant les flics à cheval, l’Opéra Garnier ou les blindés de la gendarmerie. « On vient manifester, on en profite pour voir la capitale », confie Dylan. Les gars s’enfilent quelques bières « payées trop cher » et déambulent cannettes à la main rue du 4 septembre, dans le 2e arrondissement. La promenade est potache, les gars découvrent la ville, charrie les « bourgeois » qui regardent passer depuis leur fenêtre le groupe de « gilets jaunes »qu’ils ont rejoint.
Mais vers 13 heures, près de l’avenue Courcelles quatre voitures banalisées prennent en chasse le groupe. Frein à main, tir de flash-ball, Jordan évite de peu le projectile. Des hommes casqués et encagoulés sortent des véhicules. Dylan est plaqué au sol et Ch’daye, qui ne comprend rien, se prend des coups de tonfa dans les cuisses. « T’as l’air bien pressé de partir », lui assène l’un des policiers. À nouveau fouillés, ils seront relâchés quelques minutes plus tard.
En haut de l’avenue Friedland une barricade est en feu. Prudent, Sully s’avance pour faire quelques photos. Dylan fait un Facebook live. Le climat est extrêmement tendu. « Cela fait un peu peur », avoue Sully. Ch’daye et Dylan assistent au callaissage de la Chambre du commerce et d’industrie. La bonne humeur est revenue et les deux lascars ne peuvent s’empêcher de faire les guignols sous le regard ahuri des quelques manifestants. La violence monte un peu plus à chaque minute. Une bagarre éclate au milieu du rassemblement, l’Action Antifasciste charge un groupe d’extrême droite et l’expulse avec fracas du cortège. De l’autre côté du trottoir, un mec arborant dans son dos le message « contre le grand remplacement » se fait à son tour taper et sortir par d’autres « gilets jaunes ». Ça arrache le bitume, ça brise, ça brule de partout. Un Range Rover est retournée puis enflammée. Jordan diffuse la scène en live sur Facebook. Les vitrines volent, la fumée noire étouffe la rue, ambiance crépusculaire. Sorti de nulle part un extrait de « Vive le feu » des Bérurier Noir couvre les bruits de destruction.
Monté sur un feu de signalisation, Dylan regarde au loin les gardes mobiles charger la barricade. Tirs de lacrymogènes, brume asphyxiante, l’air est suffoquant. La petite bande est dispersée. Sully tente d’y voir clair dans tous les sens du terme. « Macron n’en a rien à foutre de nous, il sait qu’il ne sera jamais réélu, il fait ça pour les riches », dit-il. Pendant plusieurs heures, le groupe se perd dans les rues adjacentes pour finir avenue de la Grande-Armée au pied de l’Arc de Triomphe. Dylan se plante devant les gendarmes, l’air circonspect et demande si « c’est ça l’Élysée ». Alex achète un sandwich avec les 5 euros qu’il lui reste. Il le partage avec ses copains d’aventure avant de penser à voix haute : « La nuit va tomber ça va devenir n’importe quoi ! » Lors de la dernière charge des forces de l’ordre, Sully et Jordan ont disparu. Ils sont injoignables. Le groupe s’inquiète et rigole moins. L’ambiance change, les policiers avancent et enchaînent les tirs de flash-ball sur tout le monde. La foule est disparate, moins compacte. Beaucoup de jeunes déboulent et attaquent des boutiques. Un gilet jaune tente de s’interposer, Alex essaie de le dissuader avant de lâcher l’affaire, comme absorbé par l’ambiance générale : « Il faut que ça pète sinon on aura fait toutes ces manifestations pour rien. »
Chassés jusqu’à l’avenue de Ternes par les lacrymogènes, les gars sont perdus. « Comment on rejoint la gare au Nord », demande Ch’daye toutes les deux minutes. Les jambes sont lourdes des 20 km parcourus dans la journée alors que les métros ne circulent plus. Alex s’inquiète car « c’est Sully qui a le plan pour rentrer à Béthune et on n’a pas de quoi se payer un hôtel. » Le trio se perd dans les petites rues pour éviter les barrages de police. Il faut rejoindre un métro sans se faire attraper par les bandes adverses. Sur le chemin beaucoup de voitures et de vitrines sont cassées. Ils croisent çà et là des « gilets jaunes » assis sur le bitume pour casser la croute, se reposer ou chercher leur chemin. Nos gars du Nord mettront 45 minutes pour rejoindre la gare et retrouver Jordan et Sully. Ce dernier en est convaincu : « S’il y a une nouvelle journée d’action je poserais une journée pour revenir manifester. »
Épuisés, nos cinq gars du Nord s’assoient par terre dans le grand hall. La police ferroviaire leur demande de se lever. Alex proteste et fini plaqué contre une grille pour un énième contrôle. Le groupe loupe son train, heureusement il en reste un dernier.
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