« Il y a un revival de l’Action Française »

Ils sont les fils spirituels d’Eric Zemmour et Elisabeth Levy. La politique, ils sont tombés dedans en manifestant, pour la toute première fois, contre le Mariage pour Tous. Depuis, ils ont lu tous les livres de Charles Mauras, fréquenté l’Action Française et pris un abonnement à Valeurs Actuelles. Dans son livre, Le vieux monde est de retour (éditions Stock), la journaliste Pascale Tournier dresse un portrait de ces « babys réacs » qui, à vingt ans à peine, parlent déjà comme des vieux. Interview.

Vice : Qui sont ces « nouveaux conservateurs » auxquels vous consacrez votre livre ?
Pascale Tournier : pour faire court, on pourrait dire que c’est la jeune génération qui a manifesté contre le Mariage pour Tous en 2012-2013. Battre le pavé contre la loi Taubira a représenté pour eux une école de formation politique. C’était un peu leur mai 1968 à l’envers. Puis en 2016, lors de la primaire de la droite, ils ont voté pour François Fillon – et sont d’ailleurs à l’origine de son succès. Depuis l’échec cuisant de leur candidat, et le retrait de la vie politique de Marion Maréchal-Le Pen, ils se sentent orphelins. Ils ne partagent pas tous les mêmes idées mais ont au moins deux marqueurs communs : ils sont contre l’ouverture de la PMA à toutes les femmes et défendent les Chrétiens d’Orient.

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En quoi se différencient-ils de leurs aînés ?
Nés après la chute du mur de Berlin, le clivage gauche-droite a moins de force pour eux. Ce qui leur permet de puiser dans le référentiel de gauche en fonction de leurs intérêts. Ils assument leurs idées sans complexe : ramener leur pensée aux sombres heures de l’histoire ne les atteint pas. Alors que leurs églises se vident, beaucoup assument d’être cathos. Mais ils ne vivent pas tous de la même manière leur foi. Face à l’islam certains revendiquent les racines chrétiennes de la France : eux, forment le courant dit « identitaire ». Pour d’autres, la foi est un moteur pour transformer la société et renouer avec le bien commun.

Quels sont leurs référents intellectuels et idéologiques ?
Parce que c’est une génération qui est en demande de repères, elle va chercher dans sa bibliothèque des auteurs du passé pour forger ses idées. On peut citer de nombreux auteurs catholiques comme Bernanos, Bloy, Maritain. Plus récents George Orwell, la philosophe juive Simone Weil, auteure de « l’enracinement », un mot qui leur sied bien. Aujourd’hui, trônent sur leur table de chevet Michel Houellebecq, Christophe Guilluy, Alain Finkielkraut, Michel Onfray ou encore Jean-Claude Michéa. Et bien sûr, le théoricien Patrick Buisson occupe une place à part.

Vous parlez de Jacques de Guillebon, directeur de la rédaction de la revue de la droite décomplexée l’Incorrect. Il a un parcours sinueux. D’abord soutien de Julien Coupat et de la bande de Tarnac, il est ensuite devenu la plume de Marion-Maréchal Le Pen. Comment l’expliquez-vous ?
Jacques de Guillebon est un cas un peu particulier, qui illustre néanmoins les liens qui peuvent exister entre les néoconservateurs et une certaine gauche. Le point d’accroche étant l’anticapitaliste et le souverainisme – de plus en plus prégnant dans cette partie de l’échiquier. Plume effilée, qui a grenouillé dans de nombreux journaux ( Le Figaro magazine, Causeur, Atlantico…) et qui est passé par l’Action Française, il se définit comme un « anarchrist » et un « royaliste de gauche » dans la lignée de Proudhon. Il a croisé Julien Coupat au début des années 2000 dans le cadre des sommets altermondialistes. Dans le même genre de liens improbables, citons aussi François Bel-Ker, le secrétaire général de l’Action française qui a prêté main-forte à Augustin Legrand de l’association Don Quichotte, quand il avait occupé le canal Saint Martin avec ses tentes Quechua.

De quelle manière comptent-ils s’imposer dans le débat ?
Suivant les préceptes de Gramsci, ils investissent le champ culturel et la bataille de l’opinion. Prenant exemple sur celui du journaliste Eric Zemmour, ils ont compris que les débats n’avaient plus lieu dans les amphis de la Sorbonne mais sur les plateaux télés (Cnews, notamment) et dans les journaux ( Le Point, le Figaro, Valeurs actuelles) ou des revues plus confidentielles ( Limite, l’Incorrect). Ils ont par exemple réussi à imposer leurs mots : enracinement, monde liquide et bougisme qu’ils dénoncent aussi à coups de tweets/clashs.

Quels sont leurs ambassadeurs médiatiques ?
Parmi les journalistes, on peut mettre en avant Eugénie Bastié ( Figaro), Alexandre Devechhio ( Figaro), Charlotte d’Ornellas (Valeurs actuelles). Sur la scène intellectuelle, on peut relever le philosophe François-Xavier Bellamy, le sociologue québecois Mathieu Bock-Côté, la féministe Marianne Durano, la philosophe Bérénice Levet. Chacun a son dada et ils ne sont pas d’accord sur tout, quand ils ne se jalousent pas.

Les nouveaux conservateurs infiltrent des pans inattendus de la société…
Réduire leur incursion dans le débat aux questions sociétales serait une grossière erreur. Ils ont investi l’écologie, l’éducation, les questions liées à la souveraineté nationale, l’Europe, le féminisme… S’il y a une idée à retenir, c’est celle de la limite – face au progrès, à la technique, aux méfaits de la mondialisation, à la conquête des droits individuels, source pour eux de dilution du lien social, d’affaissement moral de la société et de la montée du communautarisme. Reste l’économie qui est un vrai angle mort. Non seulement leurs visions divergent en la matière, mais souvent ils n’ont rien à dire si ce n’est clamer un antilibéralisme primaire.

Quels sont leurs liens avec les partis politiques ?
Laurent Wauquiez ne leur plaît pas, car ils s’interrogent sur sa sincérité. Même si Marine Le Pen, comme on l’a vu lors de son discours, a essayé de leur parler, ils préfèrent de loin Marion Maréchal-Le Pen dont ils attendent le retour avec impatience. En attendant l’arrivée d’un homme ou d’une femme providentielle, certains prônent l’union des droites ou des personnalités pour élargir leur base. Certains échaudés par la violence du monde politique disparaissent dans le social.

Où se forment-ils ?
Pour aiguiser ses armes contre le progressisme, cette génération a compris la nécessité de se structurer intellectuellement. D’où le revival observé de l’Action Française, qui depuis Charles Maurras a toujours été un lieu de formation pour les jeunes. Mais ils peuvent aussi écumer les soirées philo tenues par François-Xavier Bellamy, les conférences de l’Abbé Grosjean. Moins connue mais pas moins influente, l’Institut de formation politique située dans le 16 e arrondissement de Paris. Créée en 2004 par Alexandre Pesey et Thomas Millon, le fils de Charles Millon, l’ancien ministre de la Défense, cette école a formé depuis 2004 plus de 1 200 jeunes activistes de droite qu’on retrouve chez LR, assistants parlementaires, sur TV libertés… Même Marion Maréchal-Le Pen y est passée. Elle s’inspire d’ailleurs de l’IFP pour l’école qu’elle veut fonder.

Vous dites qu’Emmanuel Macron envoie des signaux à cette jeunesse. Lesquels ?
Emmanuel Macron regarde de près cette jeunesse. Si le logiciel de la gauche est usé, voire dépassé, leur pensée fait, a contrario, système. Elle est élaborée, et représente une véritable opposition à son pouvoir. Ils sont donc dans le viseur du président, qui a entrepris une opération de fracturation de la droite depuis son élection. Dans ses discours ciselés par sa plume, Sylvain Fort, il leur envoie de nombreux signaux. Cela passe par exemple par de nombreuses références religieuses (« culture de mort », « martyr laïc » à propos du préfet Erignac). On l’a vu lors de son discours devant les évêques de France, où les emprunts à leur vocable abondent. Et puis, Eugénie Bastié a été reçue à l’Elysée en juin dernier, alors qu’elle n’a que… 27 ans !

Le vieux monde est de retour, Pascal Tournier, éditions Stock.