À l’occasion de la sortie de Capitale du plaisir – Paris entre-deux-guerre de l’historien spécialiste de l’érotisme Alexandre Dupouy, nous publions un chapitre consacré à l’âge d’or des maisons closes parisiennes. Entre le Sphinx et le One-Two-Two, le Tout-Paris ne sait que choisir.
Profitant des débordements sexuels de l’entre-deux-guerres, le monde de la prostitution prend des proportions démesurées. Ce que l’on a coutume de désigner comme « L’Âge d’Or des maisons closes » semble aujourd’hui une époque bien révolue, un temps où émancipation féminine et prostitution pouvaient faire bon ménage. Comme pour démontrer qu’il ne s’agit pas « que » de l’exploitation de la femme par l’homme, les ambitions de deux femmes vont dominer le Paris de l’entre-deux-guerres : Marthe Marguerite, dite Martoune, née en 1898 et Camille Fernande Alfrédine, dite Dinah puis Doriane, née en 1899.
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Camille entre au Chabanais à l’âge de vingt ans. Cette maison de tolérance fondée en 1877 est en perte de vitesse depuis la Belle Époque. Son heure de gloire semble passée. La prostitution ne se consomme plus bourgeoisement comme au temps de La Maison Tellier de Maupassant. Les clients ne désirent plus fréquenter les bordels des princes, mais plutôt festoyer en toute complicité avec les filles. Aidée de son amant Marcel Jamet, dit Fraisette, Camille reprend le Palais de Cristal de la rue Taitbout et le baptise de son premier surnom : Dinah. Cette petite « maison familiale » ne suffit pas à son ambition. En 1927, Dinah et Marcel font l’acquisition du One-Two-Two, dit le « One ». One-Two-Two, parce que le bâtiment est situé au 122 de la rue de Provence, parce que cela sonne bien et fait international. Dinah change alors son surnom en Doriane. La maison est assez classieuse et intègre le club fermé des « grandes maisons parisiennes ». Mais, en 1931, s’opère une véritable révolution dans l’univers prostitutionnel : le Sphinx surgit de terre, boulevard Edgar-Quinet, en plein quartier Montparnasse.
Le Sphinx n’est pas vraiment un bordel. Les filles peuvent sortir, le Tout-Paris vient se distraire à sa table, personne n’est obligé de « monter ». Au contraire des autres lieux de plaisir vénal, on peut venir en couple – légitime ou pas. Au contraire des lieux confinés, l’endroit s’affiche, comme une vitrine – certes discrète – du luxe et de la volupté.
Ce Sphinx, c’est l’idée de Marthe Marguerite, dite Martoune, et de Georges Lemestre. D’un côté, une « fille » qui a envie de réussir et qui n’y croit pas en restant vendeuse de magasin. De l’autre, son « homme » un peu dur, mais aimant, qui la protège, la soutient et lui montre qu’on peut y arriver lorsqu’on est dégourdie et pas bégueule. Mais, ces deux-là, contrairement à la plupart de ceux qui exploitent l’asphalte parisien ou l’intimité des volets clos, décident de découvrir le monde.
De retour des États-Unis, Martoune n’a qu’une idée : une maison à elle, mais pas n’importe laquelle. Elle veut un écrin conçu dans l’esprit de ce qu’elle a découvert au-delà de l’Atlantique, avec fête permanente, le champagne qui coule à flots, la lumière, la musique – le jazz surtout –, la liberté, les filles libres et jolies, l’espace ; une maison chic, à l’opposé des maisons de tolérance classiques, guindées, version tradition française, croulant sous d’épaisses tentures rouges.
Et l’emplacement ? Encore une idée de génie. Martoune ne rachète pas un bouge ancien à la réputation désuète et sulfureuse. Elle fait construire du flambant neuf à quelques mètres de la gare Montparnasse, au cœur du quartier en vogue, à la réputation internationale, quartier des artistes et de la vie nocturne. Le Sphinx est inauguré en grande pompe au printemps 1931. Le gratin montparno festoie le soir même, curieux et ébloui.
Le Sphinx n’étant pas un bordel – enfin, pas vraiment –, toutes les célébrités de la politique, du cinéma, du music-hall et des arts fréquentent « le temple » de la galanterie française et nombreux sont les habitués qui y finissent leur soirée : Albert Londres, André Salmon, Georges Simenon, Mistinguett accompagnée ou non de Maurice Chevalier, Pierre Dac, Colette, Francis Carco, Kees Van Dongen, Blaise Cendrars, Paul Poiret, Max Jacob, Joseph Kessel, Jean Cocteau, Sacha Stavisky, Curnonsky, Marguerite Moreno, Marlene Dietrich, Pierre Brasseur, Michel Simon, Arletty, les Américains Clark Gable, Gary Cooper, Errol Flynn, Cary Grant, j’en passe et j’en oublie, et Alberto Giacometti bien sûr, un habitué qui, comme les deux Kiki – Kiki de Montparnasse et Moïse Kisling – vient en voisin. Martoune, devenue bonne Montparno, pratique l’entraide de quartier. Aider les artistes ne peut faire que du bien à sa renommée.
Alors au One, les Jamet ne se laissent pas miner et réagissent. S’ils veulent s’attacher la clientèle de toutes ces célébrités, il faut passer à la vitesse supérieure : changer les coutumes, changer de maison ou plutôt rénover. De grands travaux sont entrepris et, en 1935, l’entreprise familiale n’a plus rien à envier au Sphinx. Les Jamet ont fait surélever le bâtiment en confiant l’aménagement intérieur à des peintres et décorateurs de talent. Il y a maintenant un bar, un fumoir, plusieurs salons, salon Miami, salon Mousquetaire, salon japonais, salon Maple à l’authentique mobilier d’acajou anglais, un restaurant – Le Bœuf à la ficelle –, et une vingtaine de chambres à thème : la Barbe-Bleue, les Indes galantes, la Corsaire, le Sleeping, la Case africaine, la Transatlantique, l’Orient-Express, le Grenier à foin, l’Igloo, le Tipi, la Provençale, la Champêtre, l’Égyptienne, la Romaine, la Grecque, la Renaissance, la Galerie des Glaces ou Cent-miroirs, la Chambre des tortures ou celle des supplices. Tout comme au Sphinx, les filles sont choisies pour leur beauté, vivent désormais à l’extérieur, ont un jour de congé par semaine, coiffeur, pédicure, manucure, lingère, douze douches, « de vraies princesses ». Rive droite contre rive gauche, Doriane contre Martoune, le Tout-Paris accourt découvrir le joyau de Saint-Lazare. Et ça marche, l’usine à plaisirs tourne à plein rendement.
Vers la fin des années trente, Marcel, démon de midi aidant, prend pour maîtresse sa sous-maîtresse Fabienne. Ou bien c’est Doriane qui prend un amant en quittant le One. Ce qui est sûr, c’est que l’ancienne pensionnaire revient à ses anciennes amours, et prend la direction du Chabanais. Marcel épouse Fabienne en pleine Occupation dans une orgie de champagne et sous le regard de Parisiens qui s’en souviendront à la Libération lorsqu’il s’agira de voter contre les prérogatives des tenanciers. L’histoire s’arrête le 7 octobre 1946. Le décret Marthe Richard établit l’abandon de la tolérance. Tous les bordels parisiens doivent fermer. Tout est consommé.
La prostitution déserte Paris. Mais la capitale des plaisirs conserve encore comme une saveur de cette époque révolue. Malgré cette fermeture, scélérate diront certains, malgré les clinquants Éros-Centers d’outre-Rhin, le souvenir des grandes maisons parisiennes n’a pas quitté le cœur des amateurs de concupiscence. One-Two-Two, Chabanais ou rue des Moulins sont des noms inscrits pour toujours dans le grand livre du Paris de la luxure. Mais il en est un qui surpasse les autres et brille plus fort au firmament de la mémoire collective… Perle rare, au cœur de Montparnasse, lieu de raffinement de la volupté et de l’orgie, le fantôme du Sphinx hantera à jamais l’âme des libertins.
L’ouvrage Capitale du plaisir – Paris entre-deux-guerre d’Alexandre Dupouy est disponible chez les éditions La Manufacture des Livres.
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