Sur la colline du crack, à Paris

On les croise surtout à Gare du Nord, Stalingrad ou Château-Rouge. Dans le 18e arrondissement de Paris, à quelques pas de la porte de la Chapelle, perché entre le boulevard des Maréchaux et le périph’, les fumeurs de crack de la capitale disposent aussi d’une véritable « épicerie » de la drogue. Surnommé la « Colline », l’endroit est en fait un bidonville à très mauvaise réputation où s’accumulent déchets et morceaux de vieille ferraille. Né il y a quelques années, lors du démantèlement de plusieurs squats voisins, il s’étale sur une cinquantaine de mètres et voit le passage de 100 à 150 personnes chaque jour.

Durant trois mois, de septembre à novembre 2015, Pierre Faure, photographe indépendant, s’y est rendu afin d’y rencontrer ses visiteurs. « Il y a quelques années, j’ai passé neuf mois dans un centre d’hébergement d’urgence parisien afin de documenter le quotidien dans ce genre de structure, explique-t-il. J’y ai rencontré un agent d’accueil qui avait travaillé avec des toxicomanes. Nos échanges m’ont donné envie de faire un travail sur ce sujet. »

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Ainsi, il y a un an, lors de repérages pour ce nouveau projet, il découvre la Colline. « On m’a dit de ne pas rester là et d’aller à la “boutique 18”, une structure d’accueil pour les “usagers”. Là-bas, j’ai rencontré Yves, un travailleur social qui m’a expliqué ce qu’était le crack » – un puissant dérivé de cocaïne mélangée à de l’ammoniaque ou à du bicarbonate de soude aussi destructeur qu’addictif qui se fume généralement à l’aide d’une pipe à air. Ce premier contact permet au photographe de se rapprocher des autres membres de l’équipe de la « boutique », qui se révèle être un Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD).

Photos de Pierre Faure / Hans Lucas

Venant en aide de façon anonyme et gratuite aux « polytoxicomanes en errance », le centre, ouvert en 1992, dispose de trois services spécialisés : un espace mixte « qui reçoit 80 à 100 consommateurs au quotidien », un espace dédié aux femmes « qui accueille des usagères et des prostituées, non-usagères de drogues », et une antenne mobile « qui sillonne chaque soir le Nord-Est parisien ». S’il reçoit « une majorité d’usagers de crack », il s’adresse aussi aux « injecteurs et aux personnes alcooliques ». En plus de permettre à ses visiteurs de bénéficier de « matériel propre » de sorte à réduire les risques sanitaires, le centre propose un soutien dans l’accès aux soins et une aide à l’insertion ou la réinsertion professionnelle. Aujourd’hui, on compte une quinzaine de structures similaires sur toute l’Île-de-France. « J’ai été marqué par ces travailleurs sociaux, raconte Pierre Faure. Ils travaillent au quotidien avec une population difficile, instable, souvent violente et rarement reconnaissante. Ils font un véritable travail de fond et sont totalement impliqués. Ils permettent aux toxicomanes de garder contact avec la société et les aident dans leurs démarches administratives ou familiales. Parfois, il y a de belles histoires : des gens qui décrochent du crack, qui trouvent un logement, etc… »

Sa présence quotidienne auprès du personnel du centre lui permet rapidement de se faire accepter et de réaliser des portraits dans les locaux de l’association. Ce n’est qu’au bout de plusieurs jours qu’il retourne finalement à la Colline. « Là, les choses étaient différentes, explique-t-il. La grande majorité des gens présents ne voulaient pas être pris en photo. Les troubles psychiques, le manque ou la surconsommation, les accès de violence et la paranoïa dus à la consommation de crack font qu’il est presque impossible d’établir une relation de confiance avec un consommateur. J’ai toujours refusé de payer pour pouvoir faire des images – pratique malheureusement assez répandue chez les photojournalistes –, et il m’a donc été très difficile de travailler. Parfois, l’ambiance était tellement tendue que je n’y restais qu’une heure. Ils pouvaient être extrêmement violents. Durant la période où j’y allais, une femme est même décédée suite à une agression. »

Réunis dans des cabanes de fortune, les toxicomanes y consomment leur crack à l’abri du monde extérieur. S’y retrouvent aussi les modous – les dealers, dont le surnom viendrait de la contraction du prénom « Mamadou » ou du mot « émigré » en wolof – qui vendent en permanence leurs galettes, des petites portions de crack, entre 10 et 20 euros. « Certains crackeurs peuvent rester là plusieurs jours et nuits, sans manger, témoigne Pierre Faure. Ils sont généralement sans-abri et dorment dans la rue, dans des structures d’accueil ou à l’hôtel. D’autres logent chez leur famille et d’autres encore vivent à plein temps dans des tentes de la Colline. J’y ai rencontré beaucoup de profils différents. J’ai notamment croisé un ancien professeur d’université, un dont la sœur est diplomate, un ancien champion de boxe qui a tenu des squats, la fille d’un réalisateur, des sans-papiers, des jeunes en rupture familiale, des “anciens” qui consomment depuis 30 ans… Aussi, il y a une très grande majorité de personnes africaines ou d’origine africaine, mais pas exclusivement. Ils se retrouvent tous là car il n’y a pas de lieu “officiel” de consommation et qu’il s’agit d’un des rares endroits où on les laisse faire. »

Parmi ces rencontres, celle avec Aïcha, une femme de plus de 60 ans, consommatrice de crack et surnommée « Mama » par les autres, a particulièrement marqué le photographe. « Elle passait souvent plusieurs jours à fumer à la Colline, finissant dans un état d’hébétude total, mais était toujours d’une grande gentillesse. Elle ne se livrait pas beaucoup, mais on a passé beaucoup de temps à discuter ensemble de choses anodines. »

Oscillant entre extrême précarité, défonce, violence, recherche d’argent et passages en prison – « où ils se refont une santé avant de replonger à leur sortie », selon le photographe –, le quotidien de la plupart de ces gens est un véritable enfer. « Si certains touchent le RSA, celui-ci est très vite dépensé. Rares sont ceux qui ont un emploi. La plupart font la manche et beaucoup de femmes se prostituent. Au final, tous les moyens sont bons pour trouver de l’argent : vol, agression, trafic, proxénétisme… » Ainsi, le rôle du CAARUD voisin est très important : « Le lieu leur permet de se reposer et d’avoir des relations apaisées, même si la violence ne peut être totalement évacuée.

À ces difficultés, viennent s’ajouter l’isolement et le mépris dont ils sont victimes – non seulement de la part du reste de la population, mais aussi des autres camés. « Les fumeurs de crack sont tout en bas de l’échelle des toxicomanes, explique Pierre. On vient à la Colline avant tout pour acheter et fumer des galettes et il n’y a pas de mélange de population, même s’ils prennent aussi d’autres substances – notamment du Subutex pour la descente, du shit et de l’alcool. Quand la Colline sera démantelée, dans les semaines ou les mois à venir, ils trouveront un endroit sûrement pire – si ça existe – et resteront toujours isolés. »

Après près de trois mois passés là-bas, le photographe décidera de mettre fin à son reportage pour sa sécurité personnelle : un consommateur « complètement défoncé » a essayé de lui voler son matériel et l’a poursuivi jusqu’au local du CAARUD, où il s’est réfugié. Depuis, il continue à travailler sur d’autres formes de précarité. « Avant ce projet, j’avais déjà passé un an dans un camp de Roms et travaillé sur les conditions d’existence des sans-abri. Depuis quelques mois, je m’intéresse à la pauvreté en milieu rural. Je rencontre des agriculteurs en difficulté, des retraités isolés, des toxicomanes qui vivent à la campagne… » Par ce nouveau travail et ses précédents, il continue ainsi la mission qu’il s’est donnée : faire le portrait d’une France livrée à elle-même, honnie et bien souvent invisible.

Pierre Faure est photographe indépendant et membre du studio Hans Lucas. Retrouvez-le sur son site.