Photos : Melchior Ferradou-Tersen
Manu Key est le fondateur de Different Teep, le chef de file de la Mafia K’1 Fry, et l’un des mecs que l’on respecte le plus dans ce secteur d’activité qu’est le rap français. À 41 ans, il a tout fait et tout connu : des débuts de Kery James quand il n’était encore qu’un collégien d’Orly jusqu’à la consécration nationale avec 113, Rohff et les autres, il représente cette figure du grand frère éternel qui gueule sur les kids quand ils font des conneries et qui répond aux interviews quand ils sont à la bourre. Ça fait vingt ans qu’il est relax, et malgré toutes les emmerdes qu’il a traversées, on a toujours autant l’impression qu’il ne s’est jamais énervé de sa vie.
Videos by VICE
Il y a deux semaines, les mecs d’Alariana – le label qui accueillait au milieu des années 1990 les groupes Different Teep et Idéal J et sortait les premières tapes du gang le plus racailleux de l’histoire du rap en France – ont réédité les deux albums d’Idéal J, O’Riginal MCs sur une mission, et le classique intersidéral Le Combat continue. Quand on a reçu l’email de promotion (qui ressemblait pourtant aux 349 autres communiqués de presse tout pourris que l’on reçoit chaque jour de la part des pires agences de com’ du pays), nos yeux ont quitté leurs orbites et on a immédiatement envoyé un message Facebook à Alariana dans lequel on leur demandait de mettre au point au plus vite « une interview avec un mec de la Mafia ».
En début de semaine dernière, on avait rendez-vous avec Manu Key à Jacques Bonsergent. Sans surprise, il était aimable, un peu endormi et nous a proposé d’aller boire un café près du canal St Martin. Avant de commencer à parler d’avant, il nous a offert quelques Granolas achetés chez un rabza de la rue de Lancry. On est ressortis une heure plus tard.
VICE : À quel moment vous avez rencontré les mecs d’Alariana ?
Manu Key : C’était quand on a sorti le vinyle « La Route Est Longue » de Different Teep, grâce à DJ Mehdi, qui les connaissait. Il nous fallait une plus grosse structure, pour sortir les CDs au niveau national. Eux, ils avaient déjà un label, nous on n’était qu’une association. C’était marrant au départ, vers ’94, ’95, mais il nous fallait un truc plus gros, tu vois.
C’était l’époque où il y avait encore Expression Direkt dans la Mafia K’1 Fry.
Non, ils n’ont jamais fait partie du truc. C’est juste qu’on avait une bonne affinité avec eux. Avec Delta notamment, qui avait fait l’instru de « Hardcore » d’Idéal J. Il y avait une bonne entente à cette époque-là.
OK. C’est venu quand cette délimitation géographique de la Mafia K’1 Fry à Orly, Choisy et Vitry ?
Je sais plus trop, depuis le début je crois. On venait du même secteur. On était déjà complets, on avait déjà assez de rappeurs et on voyait pas trop l’intérêt de prendre quelqu’un d’autre. Tu sais, ça faisait déjà bien six ans qu’on trainait ensemble, dans les mêmes studios et tout. On se connaissait tous très bien.
Ouais. Et il n’y avait pas que des rappeurs parmi vous.
Non, bien sûr ; il y avait des gens qui rappaient déjà, et d’autres qui nous suivaient. Rohff ne rappait même pas au début, il venait juste avec nous aux concerts et, tout à coup, il a commencé à écrire, ça lui a plu.
Tu penses que c’est toi qui a donné envie de rapper à Rohff, Idéal J ou au 113 ?
On était les premiers à faire des maquettes vers Orly, donc je pense que ça a dû motiver tout le monde à faire des trucs. Quand j’ai commencé à les driver, ils étaient au début du collège, 6ème ou 5ème. C’était vraiment des petits.
Tu leurs donnait des disques à écouter ?
J’enregistrais Radio Nova tous les vendredis soir. Eux ils dormaient déjà, ils avaient école le samedi matin, donc je leur filais les cassettes le lendemain. On faisait tourner les cassettes, on faisait des copies, c’est comme ça qu’on se faisait notre culture rap. À l’époque, il y avait RUN-DMC, Lakim Shabazz, Rakim, Afrika Bambataa, mais aussi du rap français, genre Lionel D, EJM, Timide Et Sans Complexes.
C’était volontaire de votre part de vous différencier des mecs de Paname, des « zoulous », en vous fringuant en survet’ ?
Le survet’, c’est vraiment le style décontracté, sport, banlieue. Au début des années 1990, c’était hyper Lacoste, Nike, Adidas. Le baggy, c’est venu vers ’95, avec EPMD. Ils avaient ce style qu’on aimait bien, la casquette, sweat gris et baggy. Aux pieds, des Timberland ou une paire de baskets blanches. Ouais, baggy et sweat capuche.
Ça ressemblait à quoi vos premières tournées ?
La première tournée, c’était Idéal J, en 1996, après O’riginal MC’s, juste avant Le Combat Continue. C’était une tournée d’une quinzaine de dates, on partait trois semaines sur la route. C’était magique, on était tous dans le car à se marrer, on dormait deux heures par nuit. On écoutait du son, on chantait les textes des autres, chacun découvrait un peu les albums des autres. Les concerts étaient toujours pleins, y’avait pas trop d’enjeu encore.
Vous avez joué à Paris ?
On y a joué en 2001, pas avant. Pour la tournée O’riginal MC’s, c’était la province, Lyon, Strasbourg, les petites villes. On n’avait pas de tourneur à l’époque, juste un car, et nos potes qui nous suivaient en voiture, pour ceux qui en avaient une. On prenait huit chambres de deux dans les hôtels, mais en fait y’avait deux fois plus de monde qui y dormait. Le promoteur prévoyait des repas pour 10 personnes, et ils se retrouvaient avec 30 mecs affamés autour de la table.
Ah, ah. J’ai toujours eu l’impression que c’est Idéal J qui a inventé le rap français tel qu’on le connaît aujourd’hui. Un truc de caillera, en fait. Avant c’était encore la figure du b-boy remonté contre « le système ».
C’est vrai qu’on était un peu les premiers là-dessus, mais faut pas oublier DJ Mehdi, qui a aussi largement contribué à donner un son à tout ça. Quand Le Combat Continue est sorti, quand Kery a commencé à amener son truc « rue », les autres groupes genre, La Cliqua, ont commencé à s’effacer. Il ne restait qu’Idéal J, Different Teep et Mafia K’1 Fry, qui commençait à monter.
D’autres équipes étaient en concurrence avec vous, non ? Genre, Time Bomb.
Time Bomb, c’était un autre discours. Ils étaient dans l’egotrip, un truc très New York, mais ils n’ont – malheureusement – pas duré. Les X-Men ont sorti un album qui n’a pas très bien marché. À part Oxmo Puccino, qui nous a un peu suivi dans le rap à thèmes, et IAM, NTM, on était toujours un peu les seuls à faire notre rap. Le style banlieue Sud.
Vous écoutiez les autres mecs du rap français, à l’époque ?
On s’écoutait tous. Personne te le dira jamais mais tout le monde écoutait tout le monde et, aujourd’hui, c’est toujours pareil. Dès qu’il y a un truc nouveau, on s’empressait de l’écouter. Pareil pour NTM et IAM. Ces mecs, c’était les fers de lance de l’époque. On disséquait leurs morceaux genre « putain, il a fait un thème, j’avais la même idée mais je savais pas comment l’aborder, machin. » Tout était bon à prendre.
Vous deviez saigner Générations 88.2.
Ouais, tout le temps. IAM faisait de grosses ventes avec L’École du micro d’argent donc quand ces gars-là étaient en interview, c’était intéressant de les écouter. Ils évoquaient d’autres sujets, ils parlaient de choses qu’on ne comprenait pas vraiment. On se posait des questions, « Pourquoi il a fait ce texte-là ? Pourquoi il parle de ça ? » On buvait les paroles d’Akhenaton parce qu’il était trop fort.
Je ne savais pas que la Mafia K’1 Fry était à ce point sur IAM.
Bien sûr. Tout le monde écoutait IAM, même si personne n’osait l’avouer.
Comment vous trouviez le blé pour les tournées à l’époque ?
La première tournée d’Idéal J, on l’a financée grâce à tous les petits concerts qu’on avait faits en banlieue. Le manager avait gardé tous les cachets et, avec ça, on a financé le car, les décors, les habits, les platines, les MPC… Tout ça grâce aux petits concerts.
OK. Puis vous avez enfin sorti Le Combat Continue.
C’était un album plus riche qu’O’riginal MC’s qui était plus un gros EP. Kery avait pris de la maturité, on savait que c’était un album avec une grande visibilité et une plus grande distribution par rapport à O’riginal MC’s qui s’était vendu à 40 000 exemplaires, en indépendant.
Tu pressentais que ça allait devenir aussi gros ?
Ouais. Musicalement et textuellement c’était fort ; sérieux, je savais que cet album allait devenir un classique. On avait mis tout le crew sur vinyle, tout le monde sur un disque, on allait partir faire une grosse tournée. C’était le grand retour d’Idéal J.
Qui a pris la décision de foutre « Hardcore » en single ? C’est ballsy comme choix.
C’est le réalisateur du clip, Armeni Blanco. Il avait décidé qu’il fallait absolument clipper ce titre. Je me souviens, on est partis faire le truc à 60 bornes de Paris, à ce truc-là, la Mer de Sable, parce qu’on cherchait à montrer un côté un peu militaire. On avait rendez-vous à huit heures Place d’Italie, un car est venu nous chercher. Y’avait tout Mantes-La-Jolie, Orly, Vitry, Choisy, et tous les alentours, parce quand on disait qu’on tournait un clip, y’avait tout le monde qui venait, les petits voulaient passer à la télé. Donc on se ramène à plus d’une centaine à la Mer de Sable, en plein décembre, les mains congelées, en train de patauger dans le sable. On a dû arrêter au bout de quelques heures, il faisait trop froid, Kery en pouvait plus.
Ça t’a pas emmerdé que « Hardcore » devienne la « carte de visite » de la Mafia K’1 Fry, alors que des morceaux moins caillera, type « Un Nuage De Fumée » ou « L’Amour » auraient pu faire l’affaire ?
Non, parce que le truc préféré de Kery c’était la scène, il adorait ça. Dès que le morceau commençait, les gens devenaient ouf. Et les morceaux comme « Hardcore » marchaient bien sur scène. Il était fait pour ça.
Ça me fait toujours bizarre de réécouter ce morceau. La phase « Comme L.A.S [Montana, membre fondateur du groupe Intouchable, assassiné en 1999], je le serai jusqu’à la mort » a pris un sens tout autre après sa disparition.
Ça a été un tournant dans la vie de Kery. De 2000 et 2005, c’était plus du tout le même homme. Pendant cette période, on n’a pas vu le même mec. Il avait du mal à revenir sur scène, à faire des albums. Il le dit lui-même, il se cherche encore, c’est un truc qui l’a marqué à vie.
On ne sort pas indemne d’une annonce comme celle-là.
Non. Je me rappelle, j’étais en train de jouer au basket, des mecs sont venus me voir et m’ont dit, « On a retrouvé L.A.S dans la Seine. » On le cherchait depuis quinze jours ; ça nous a fait… On était loin de penser à ça. C’était plus que flippant, on s’est tous retranchés, et je pense que ça a choqué Kery plus que les autres. C’est là qu’on s’est dit qu’il fallait se calmer et prendre un nouveau tournant dans la vie. On est allés à l’enterrement la veille du concert à l’Élysée Montmartre.
Ça vous a rapprochés, j’imagine.
Kery a fait une pause après ce concert, mais nous on a continué, avec le 113 notamment, histoire d’essayer de passer à autre chose. Je réalisais l’album avec DJ Mehdi. Comme on était fans de la Fonky Family, on a fait appel à Pone. On est descendus à Marseille pour le rencontrer, nous mélanger. L’album s’est fait très vite.
C’est la première fois que vous collaboriez avec des gens d’ailleurs ?
Au début, on était plus du genre à rester entre nous, ouais, mais quand on a écouté ce que faisait Pone de la FF, on a vraiment eu l’impression qu’il apportait quelque chose d’autre dans le rap. Je me souviens, on voulait absolument le rencontrer. Et cette fois-ci, on en avait l’opportunité.
Quand vous êtes-vous retrouvés tous ensemble ?
Pendant la tournée Princes de la Ville du 113. Rohff était en première partie. DJ Mehdi ne pouvait pas partir avec nous, il était resté à composer ; on avait pris Cut Killer à la place. On a fait salle comble partout, raflé deux victoires de la musique. Laisse tomber. Et puis en 2003, ça a été le grand rassemblement avec « La Cerise sur le ghetto ».
Le premier vrai album de la Mafia K’1 Fry.
On s’est retrouvés avec un pote, Jakus, qui faisait du son à l’époque. C’est lui qui a foutu ce grain vachement rue, crade. On avait fait une quête entre nous pour se payer les studios, pour pouvoir faire l’album avec tout le monde. On est resté une quarantaine de jours ensemble ; les morceaux déchiraient. Y’avait pas de prise de tête, pas de limite, ça rappait, ça s’entraidait. On ressent cette force aujourd’hui, en l’écoutant. Personne n’arrivait avec des textes ; on écrivait tout sur place, on prenait tout en une prise.
Après les morceaux plus commerciaux du 113, ça a surpris tout le monde que vous reveniez avec un truc comme « Pour Ceux ».
Hé, hé. On s’est lâchés sur cet album. On a tout enregistré et mixé avec nos propres thunes, puis on l’a présenté au label. On leur a dit, « On a un album Mafia K’1 Fry, on veut qu’il sorte, c’est un album à risques, il est à prendre ou à laisser, on changera rien. » Ils n’ont rien changé.
Et sans faire exprès, vous avez lancé la carrière du fils Gavras.
On connaissait un peu Koutrajmé ; on avait vu leurs vidéos, et on s’est dit qu’on aimerait bien que ce mec fasse notre clip. On demande à Oxmo, qui avait son contact. Je suis allé le rencontrer chez lui avec Mokobé. On lui a laissé le CD, et deux, trois jours après, il nous rappelle et nous dit : « J’ai une idée, on va juste filmer la vie dans le quartier, en une journée. Je viens avec mon pote Kim [Chapiron, autre moitié de Kourtrajmé], ramenez du monde. » On lui répond, « OK, on fait ça ce week-end. » On était jeudi, on en a parlé aux autres – ça a fait le tour de toutes les cités, tout le monde voulait être dans le clip. Ils sont arrivés, genre « Wow, ah ouais y’a du monde ! »
Ah, ah.
Ils avaient aussi ramené un dresseur de chiens, pour tourner la scène avec Demon One. Et je me souviens que c’est Romain qui a eu l’idée de filmer OGB dans un grec. On lui a laissé faire ce qu’il voulait et le clip a révolutionné le rap français.
Tu t’es dit quoi quand t’as vu les rushes du truc ?
Laisse tomber. C’était chanmé, du jamais vu. On l’a envoyé dans toutes les MJC de France, les mecs ont fait des copies à tous leurs potes. Y’avait plus de monde que dans tous les clips, c’était inédit. Tous les autres gars se sont mis à pomper ce style-là. C’était plus fort que le Wu-Tang.
C’est quoi maintenant, la Mafia K’1 Fry ? Il y a des jeunes avec vous ?
Toujours les mêmes. On veut faire un dernier album, histoire de marquer le coup. Je ne suis pas le seul à penser ça, tout le monde a envie de faire un bon truc une dernière fois.
Je vois. Les autres ont un métier à côté du rap ?
Non, non, je pense pas, ils se démerdent, tu vois [rires]. Heureusement, ils arrivent toujours à faire de bons albums – Dry [d’Intouchable] ou Kery, qui est toujours en haut de l’affiche. Chacun essaie de vivre de sa passion.
Rohff sera sur le prochain Mafia K’1 Fry ?
Jusqu’à nouvel ordre, il ne fait plus partie du crew, donc je ne pense pas, non. Ce sont des choses qui arrivent, on fait les choses sans lui maintenant.
Qu’est-ce que tu penses du rap d’aujourd’hui – les synthés, les vocoders, etc. ?
C’est un tournant logique. On a commencé il y a une vingtaine d’années, c’est normal que ça change. Il y a des machines, il y a Internet, le rap est devenu plus pop. Ce sont deux époques différentes. Le truc s’est élargi, c’est moins underground qu’avant ; nous, on a vécu le rap à l’ancienne, eux ils font autre chose. C’est pas grave.
Pour plus de rap :
J’AIME PAS LES FILMS D’HORREUR : ROHFF FAIT DES TRUCS TROP SÉRIEUX
2010 RAP REPORT : RETOUR SUR DIX ANS DE RAP AU XXIÈME SIECLE PART I