Manger comme un fossoyeur

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Manger comme un fossoyeur

Tous les vendredis, Arturo et ses collègues se retrouvent dans les travées du cimetière de Mexico pour casser la croûte au milieu des macchabés.

À l'Est de Mexico, dans le cimetière de San José Iztacalco, une odeur de foie de bœuf rissolé émane de temps en temps des tombes.

Rien de déplaisant en cela. L'odeur du foie de bœuf, des rondelles d'oignon et des chiles toreados (des piments rôtis) se marie plutôt bien avec celle de la terre humide. Ici, un tombeau vient d'être ouvert. Là, un peu plus loin, une femme a déposé un bouquet de lys sur la tombe de son père. Le parfum des fleurs camoufle une autre odeur : le fumet de putréfaction qui s'échappe de l'emplacement où un corps vient d'être inhumé. Nous sommes vendredi et vendredi, c'est le jour où Arturo González – que l'on surnomme ici « El Caballo » (Le Cheval) – se réunit avec ses collègues fossoyeurs pour faire ripaille au milieu des macchabées.

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Arturo González, dit « El Caballo ». Toutes les photos sont de l'auteur.

N'allez pas penser qu'il s'agit là d'un manque de respect envers les morts – ça fait des années que les fossoyeurs de ce cimetière ont pris cette habitude. Ils mettent tous un peu d'argent dans un pot commun et deux d'entre eux vont ensuite faire les courses avec la cagnotte. Près de l'entrée du cimetière, ils allument alors un feu avec des fleurs séchées et les bûchettes de bois qui servaient de tréteau aux couronnes funéraires. Au-dessus des flammes, ils installent ensuite une comal, une grille de métal qui soutiendra la poêle où le foie de bœuf pourra cuire.

« Imagine un peu : un tacos de foie aux oignons avec des poivrons et une bière bien fraîche. Y'a pas mieux ! », me lance El Caballo.

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« On fait ça tous les vendredis. Enfin, on essaye – c'est pas facile quand on n'a pas trop de sous, explique-t-il. En ce moment, on arrête un peu les déjeuners en commun parce qu'avec la fête du Jour des Morts, on reçoit beaucoup de visites. Si on faisait nos tacos à l'entrée du cimetière, tout le monde en voudrait ! »

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El Caballo s'est installé à Mexico il y a 54 ans. Il avait seulement 2 ans quand ses parents ont quitté l'Etat d'Hidalgo pour venir chercher du travail dans la capitale du pays. El Caballo est devenu fossoyeur en 1984, à l'âge de 24 ans. À l'époque, El Caballo doit subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants et a sérieusement besoin d'argent.

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Un membre de sa famille lui propose alors ce job au cimetière. Il l'accepte et fini par se faire à l'idée de travailler parmi les morts.

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Les festivités du Jour des Morts comptent parmi les traditions mexicaines les plus importantes – à tel point qu'elles sont connues dans le monde entier. Le Jour des Morts est inscrit au Patrimoine Culturel Immatériel de l'Unesco et c'est une coutume qui rend fiers les Mexicains. Si tout le monde fête les morts dans la joie et la bonne humeur, aucun Mexicain ne voudrait toucher un corps mort – encore moins l'enterrer.

Arturo voyait les choses comme ça aussi, au départ, mais il s'est convaincu que c'était un métier comme les autres. Mieux, il s'est persuadé que c'était une tâche honorable et qu'en plus, elle lui permettrait de subvenir aux besoins de sa famille. Un ami venait de lui mettre ce job sur un plateau et le lendemain matin, il débarquait au cimetière.

« La paie n'est pas folle mais je bosse pour le gouvernement donc parfois on a des bonus ou bien des dons. Même si je ne reçois pas de pourboires, c'est mon boulot donc je le fais. »

En descendant l'allée centrale du cimetière, on aperçoit des gens un peu partout en train de se préparer au Jour des Morts : ils nettoient les pierres tombales de leurs proches et les décorent avec des fleurs ou des cadeaux.

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« J'ai beaucoup vieilli en travaillant ici. Ça fait presque 34 ans que je fais ce métier mais j'aborde chaque jour comme le premier, confie Arturo. En fait, je suis encore jeune. Regarde, je commence seulement à perdre mes dents », dit-il avant d'arborer un sourire édenté.

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Quand on lui pose des questions sur le petit banquet que lui et ses collègues organisent au milieu des tombes chaque semaine, il se révèle encore plus bavard : « Nous, on achète surtout des choses qui sont faciles à préparer : du pâté de tête, du jambon, du porc effiloché, des tortillas et voilà. On peut manger là directement, au milieu des tombes où ailleurs en fonction du travail. Si on a un corps à enterrer, on s'assoit à côté du cercueil et on mange notre déjeuner. Pour nous, ça n'a rien d'anormal… j'oublie le fait que je viens de transporter un cadavre. Et quand je le réalise, j'ai déjà deux tacos dans le buffet. »

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Jambon, fromage et tortillas pour casser la croûte dans le mausolée.

Les Mexicains ont l'habitude de bien manger pour les fêtes comme le Jour des Morts et la Fête des Mères ou tout simplement quand ils viennent rendre visite leurs morts. Certaines personnes prévoient même un en-cas pour l'enterrement, pendant que le cercueil est mis en terre. Il n'y a pas une si grande différence entre cette façon de faire et le fait de prendre son déjeuner à côté d'une tombe fraîchement rebouchée.

« Tu imagines ? On respire tous les trucs qui sortent de ces cadavres, remarque Arturo en riant. Mais je me dis que ça va, on produit assez d'anticorps pour combattre toutes ces bactéries. »

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Pour être fossoyeur, il faut savoir jongler entre les différentes tâches qui ponctuent la journée. Il faut nettoyer toutes les allées du cimetière, de la plus large à la plus petite ; Il faut jeter les bouquets fanés et les vieilles gerbes de fleurs ; il faut construire des caveaux ; il faut remplir les camionnettes avec les déchets, graver les pierres tombales et réparer les installations. Sans oublier leur activité principale qui est de creuser les tombes et de faire de la place dans les caveaux pour les nouveaux cercueils.

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« Tu manges quoi du coup ce midi ? »

« Je ne mange pas aujourd'hui. » C'est la première fois depuis le début de la journée qu'El Caballo parle sérieusement. Sa voix n'est plus du tout enjouée. « On a du travail. C'est notre boulot. Parfois on peut manger et d'autres fois, non. »

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Mais le fossoyeur ne travaille pas l'estomac vide. Chaque matin avant de partir de chez lui, El Caballo boit une tasse de café au lait avec deux brioches et un bout de pain. Ça lui fait assez d'énergie pour commencer la journée. S'il n'a pas assez de temps pour manger le matin, il achète des cacahuètes ou des biscuits à une dame qui en vend à l'entrée des toilettes du cimetière. Ou alors, il s'offre un « petit-déjeuner de business man » – car il a vu des hommes en costume-cravate prendre ça avant le travail : une bouteille de Coca et un Gansito (une sorte de Kinder Pingui local).

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« Tu veux savoir c'est quoi mon plat préféré ? J'adore le porc. J'aime bien en manger le Dimanche, quand je peux me le permettre. Sinon je me l'imagine. J'aime bien le porc avec des piments verts, des nopalitos ou bien du pourpier et des pommes de terre… On n'a pas le temps pour faire frire la couenne donc on l'achète toute prête chez le boucher. On ouvre le sachet et on mange ça comme ça. On achète deux kilos de tortillas, on fait passer le sachet de porc et tout le monde se fait ses tacos avec des chiles cuaresmeños, du sel et du citron vert. »

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El Caballo s'arrête de parler. « Ça y est, j'ai la dalle. »

Il reprend ensuite sa litanie : « C'est tout ce qu'on mange parce qu'on a beaucoup de choses à faire. Tu t'imagines l'énergie qu'il faut pour porter ces gros blocs de granit ? Imagine un peu ! Il faut qu'on les porte en faisant bien attention de ne pas les casser. »

El Caballo a sans doute raison quand il dit que le fait de manger à côté des cadavres contribue à renforcer son système immunitaire. Les accidents dans ce métier sont très fréquents et même si les ouvriers portent des bottes de chantier et si certains ont carrément un uniforme, les fossoyeurs n'ont pas d'équipements bien à eux pour se protéger des débris qui pourraient leur tomber dessus, voire des morceaux de ferraille qui pourraient leur écorcher la peau. Ils ne portent ni gants ni masques de protection. La seule chose qui importe au gouvernement, c'est que tout le monde soit à jour niveau vaccinations. El Caballo n'échappe pas à la règle.

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L'un de ses co-équipiers, El Gallo, vient de terminer une pierre tombale de 1mètre 80 de long sur 1 mètre de large. Il l'a réalisée en un jour à partir de ciment et de carreaux en céramique. Elle fait presque 100 kg. S'ils travaillent à trois, ils peuvent creuser une tombe de 2 mètres 20 de profondeur – de quoi enterrer trois cercueils – en seulement quatre heures. Ils ont juste besoin de briques et de ciment.

El Caballo, El Gallo ainsi qu'un jeune de 18 ans transportent la pierre tombale sur trente mètres. Vu l'état du sol, c'est littéralement un parcours semé d'embûches.

Après avoir annoncé sa volonté de faire une pause Coca, El Caballo raconte qu'après le 2 novembre, quand les âmes des morts ont fini de se nourrir de l'essence de la nourriture apportée par leur famille, il se sert ici et là dans les offrandes : il prend une pomme sur la tombe d'un vieil homme, un morceau de pain sur celle d'un jeune ou bien un bonbon sur celle d'un enfant. Il ne faut pas voir ça comme du vol mais plutôt comme un échange de bons procédés.

Il s'occupe d'eux toute l'année, les morts peuvent bien partager ce qu'ils ont un jour dans l'année.

Juste avant d'arriver au stand de la dame devant les toilettes, El Caballo livre le secret pour être un bon fossoyeur : « Tu sais ce qui est important dans ce métier ? C'est de le faire avec amour. Si tu bosses avec amour, tu seras protégé. J'aime mon job. Il me donne tout ce dont j'ai besoin, Dieu merci. »

Ce reportage a été initialement publié sur MUNCHIES Mexico.