Wokisme
Illustration : Samy Auzet
Société

Le wokisme accusé d'être l'arbre qui cache l'intersectionnalité

À travers les critiques se dessine une incompréhension et une difficulté à rendre audible dans l'espace public toute nouvelle forme de lutte sociale.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR
SA
illustrations Samy Auzet

Cet article fait partie d'un dossier en trois parties dans lequel nous tentons d'analyser la frénésie médiatique autour de la notion de « wokisme » aujourd'hui, mais également des stratégies politiques et des nouvelles formes de luttes qu'elle englobe.

Une des questions que pose l'incompréhension et la frénésie autour de la question du « wokisme » aujourd'hui dans l'espace public est peut-être celle-ci : comment rendre convenablement visibles (et audibles) les nouvelles formes de lutte ? Car au-delà de leur prétendue « radicalité » ou de leur « mauvaise foi », c'est peut-être la question de leur autonomie (d'aucuns diront isolement) qui emmerde le plus le camp conservateur aujourd'hui - lequel se délecte d'enfermer les nouveaux combats antiracistes et féministes dans leur supposé « communautarisme » ou « séparatisme ». Or ces derniers n'appellent peut-être qu'à une liberté de mouvement et d'action dont ils étaient privés jusqu'ici, comme le rappelle le philosophe et économiste Frédéric Lordon dans son livre Figures du communisme : « Reconnaître l’autonomie des luttes antiracistes ou féministes, c’est ne pas se raconter que, le capitalisme dépassé, ces oppressions en seraient ipso facto supprimées. »

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Tout l'enjeu réside alors dans le fait d'articuler ces luttes, et de réussir à rester sur une ligne de crête qui se situerait quelque part entre une séparation bienveillante et une entente vigilante. Il s'agirait alors de savoir définir des stratégies de rapprochement, comme le dit Aurélie Trouvé, ex porte-parole d'Attac (ayant depuis décembre rejoint la campagne de Jean-Luc Mélenchon) et maîtresse de conférence en économie, qui écrit dans son livre Le bloc arc-en-ciel : « Cette autonomie ne doit pas devenir enfermement. Forte de ses propres revendications, de sa propre culture, de ses propres militants, chacune de ces luttes peut et doit tenter des alliances, des convergences, des tentatives de recouvrement avec les autres, afin d’espérer constituer un bloc majoritaire. À la convergence des dominations sous la houlette du capitalisme, nous pouvons opposer la convergence des dominés en lutte. »

Et l'intersectionnalité dans tout ça ?

On a vu que la rhétorique de la blessure psychologique et de la politique par la honte n'allait pas sans heurts – avec souvent des conséquences désastreuses à la clé. Mais au-delà des dommages psychologiques, on peut également parler d'effets politiques pervers. Selon Jack Halberstam dans la revue Vacarme en 2015, personnaliser les souffrances des individus peut par moments ôter la dimension collective des luttes sociales, et reconduire en creux la logique stratégique du pouvoir en place : « C’est précisément en psychologisant la différence politique, en individualisant les exclusions structurelles et en vidant de sa substance le changement politique que le néolibéralisme opère. » Sans occulter la douleur réelle des victimes, le spécialiste des études de genres rappelle encore l'importance de la convergence en politique : « Dans les années 1990, la parution de livres sur le néolibéralisme, la performativité du genre et le capital racial a donc détourné l’attention de la blessure individuelle et nous a permis de démasquer nos ennemis. En dénonçant la manière dont les formes néolibérales du capitalisme dissimulent l’exploitation économique sous un discours de liberté et d’autonomie, il nous semblait que l’on pouvait délaisser le sujet blessé pour reformuler notre discours en termes de multitudes, de collectifs, de collaborations et de projets moins centrés sur les individus et leurs malheurs. »

« Le concept d’ ''intersectionnalité'' qui permet de ''penser l’articulation du sexe, de la race et de la classe'' est à mes yeux une régression par rapport aux principes fondateurs de la sociologie » - Gérard Noiriel

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Cette façon d'individualiser les luttes sociales est un peu en creux le reproche qui est fait par certains à l'intersectionnalité, notion sociologique devenue ces dernières années la bête noire du camp conservateur, mais aussi plus globalement des chaines d'info en continu et des médias liés à Vincent Bolloré. D'abord employé juridiquement pour questionner les imbrications des différentes oppressions dans le champ social, notamment de race, de classe et de genre, cet outil doit son origine à la fin des années 70 lors desquelles des militantes noires du collectif Combahee River publièrent une déclaration féministe dans laquelle elles expliquaient comment elles en étaient arrivées à militer à la fois dans le mouvement noir et dans le mouvement féministe, et de quelle manière elles ne se sentaient pas pleinement représentées dans aucune de ces organisations. Le terme a ensuite été formellement théorisé par la juriste Kimberley Crenshaw dans un article de droit publié en 1989, et s'est depuis exporté, certains le qualifiant de « gadget sociologique », ou bien émettant des doutes quant à la pertinence de la transposition d'un cas d'école américain dans un contexte français.

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En France, le concept fait parfois rage au sein même des sciences sociales d'un point de vue méthodologique – ce qui n'a absolument rien d'inhabituel soit dit en passant. Si par exemple la sociologue Armelle Testenoire pense que l'intersectionnalité « permet d'étudier si telle ou telle mesure de politique publique visant à aider les femmes "en général" n'est pas en réalité discriminante pour une partie d'entre elles », d'autres voix jugent utile d'en tempérer l'enthousiasme. A l'image de Gérard Noiriel toujours, qui y voit une forme de dévoiement des principes mêmes de la méthodologie sociologique : « Le concept d’ ''intersectionnalité'' qui permet de ''penser l’articulation du sexe, de la race et de la classe'' est à mes yeux une régression par rapport aux principes fondateurs de la sociologie. Il ne suffit pas de combiner, en effet, trois entités réifiées pour rendre compte de la complexité des réalités sociales. » 

Essentialisme ou articulation précise ?

Principalement, c'est la notion d'essentialisme qui est au cœur des critiques formulées à l'encontre de l'intersectionnalité, qui selon certains observateurs, en viendrait à reconduire l'idée d'une identité figée, réduite dans sa forme ontologique pure. Le concept serait pour certaines de ses critiques situées à sa gauche, un faux nez de l'idéologie néolibérale dominante, laquelle aurait tout à gagner à séparer les travailleurs entre eux. Selon le professeur de philosophie et président de l'institut IHT Loïc Chaigneau (dont il faut signaler que la parole est vivement contestée dans certains cercles militants de la gauche radicale), « il y a un intérêt objectif pour le Capital à la mise en concurrence des hommes contre les femmes, des blancs contre les ''racisés'', et ainsi de suite. Les débats actuels consistent alors à opposer une droite réactionnaire qui réagit comme son nom l’indique à une ''gauche'' postmoderne, mais l’une et l’autre s’engendrent réciproquement en occultant toutes deux les réalités matérielles. »

« Si l’on veut déracialiser la société – et donc faire de telle sorte que la couleur de la peau n’ait pas plus d’importance que celle des yeux ou des cheveux -, il faut bien commencer par en parler. » - Pap Ndiaye

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Notons tout de même que ces idées aux atours franco-français circulent également de l'autre côté de l'Atlantique, une partie de la gauche critique américaine partageant certains points de divergence. C'est le cas par exemple du professeur de sciences politiques Adolph Reed, qui ne se contente pas de pointer l'absence de réflexion quant aux conditions matérielles qui engendrent des systèmes de dominations et de discriminations, mais va même jusqu'à remettre en cause le principe des identity politics (notion pourtant très prégnante dans le débat public aux Etats-Unis), lequel gomme selon lui les disparités économiques et sociales des individus en les essentialisant. Dans la revue The New Republic, dénonçant ce qu'il appelle « le mythe du réductionnisme de classe », il écrit par exemple : « Les disparités raciales évidentes entre les individus sont inquiétantes, mais la marche à suivre est précisément celle des politiques sociales et économiques qui s'adressent à la population noire en tant que travailleurs, parents, étudiants, contribuables, citoyens, demandeurs d'emploi, en attente d'un logement décent, d'une couverture maladie conséquente, ou concernés par la politique étrangère de leur pays – et non celle de les regrouper de façon homogène sous une seule et même classification raciale. »

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En France bien entendu, la question est particulièrement épineuse (pour le dire vite, chacun accusant l'autre d'invisibiliser sa lutte). En (re)mettant sur la table la notion de race, longtemps taboue au sein d'un universalisme jugé corseté ou dogmatique pour certains, ce lexique permettrait de mettre en lumière les discriminations liées à la couleur de peau ou à l'appartenance ethnique des individus, au lieu de les mettre éternellement sous le tapis comme s'ils n'existaient pas. Ce qui a longtemps été reproché aux universalistes dits « orthodoxes », et qui rappelle le « républicanisme performatif » défini par Albin Wagener dans la première partie de cette série. Comme le dit l'historien Pap Ndiaye dans un entretien au Monde : « Même s’il est évident que la ‘race’ n’existe pas d’un point de vue biologique, force est de constater qu’elle n’a pas disparu dans les mentalités : elle a survécu en tant que catégorie imaginaire historiquement construite, avec de puissants effets sociaux. […] Si l’on veut déracialiser la société – et donc faire de telle sorte que la couleur de la peau n’ait pas plus d’importance que celle des yeux ou des cheveux -, il faut bien commencer par en parler. »

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« La répétition à l’infini de ce langage vidé de son sens montre que les gens ne lisent pas et ne maîtrisent pas les concepts. À chaque fois qu’on critique la gauche intersectionnelle, je me demande comment on peut être contre un outil d’analyse. » - Rokhaya Diallo

Dans le livre Race paru en septembre 2020, la sociologue Sarah Mazouz s'attèle à défendre selon elle « un usage critique du mot race », en précisant dans son essai que cette notion est bel et bien une construction sociale. Selon elle, la nécessité de s'emparer de ce concept en France advient à un moment précis. Dans la foulée de la mort de George Floyd aux Etats-Unis en mai 2020, Emmanuel Macron s'attaquait un mois plus tard aux universitaires qui selon lui « encourageaient l'ethnicisation de la question sociale » en utilisant un discours « intersectionnel » ou « racisé ». D'où l'importance de ne pas se laisser déborder dans le récit des idées.

Ce que mettent en lumière ces différents chercheurs, c'est qu'à l'instar du « wokisme », la notion d'intersectionnalité est reprise par des acteurs politiques et/ou médiatiques de manière souvent outrancière (et électoraliste), et que cela rend par conséquent tout à fait inaudibles leurs travaux sur le sujet. Car au contraire du « wokisme », concept fourre-tout qui n'a jamais voulu dire grand-chose, l'intersectionnalité est quant à elle une notion précise, qu'il faut manipuler avec précaution et méthode. D'ailleurs, il suffit d'ôter ses lunettes polémiques pour se rendre compte qu'il existe autant d'approches et de courants intersectionnels que de chercheurs qui travaillent sur le sujet (c'est-à-dire, comme on l'a vu précédemment, pas tant que ça non plus). A l'image par exemple de la sociologue féministe matérialiste Danièle Kergoat, qui, si elle embrasse la notion d'intersectionnalité, en propose une approche critique, préférant parler de « consubstantialité des rapports sociaux », et mettant en avant « l'imbrication des différentes oppressions depuis une compréhension dynamique des rapports de pouvoir ».

Dans un entretien pour Les Inrockuptibles, la journaliste et militante antiraciste Rokhaya Diallo déclarait : « La répétition à l’infini de ce langage vidé de son sens montre que les gens ne lisent pas et ne maîtrisent pas les concepts. À chaque fois qu’on critique la gauche intersectionnelle, je me demande comment on peut être contre un outil d’analyse. » C'est peut-être bien là le nœud du problème : si vous en avez marre d'entendre parler de « wokisme » à longueur de journée, d'intersectionnalité ou encore de décolonialisme, le mieux est peut-être encore de lâcher Twitter (voire même de dégager de cet écran), et de commencer à ouvrir des livres de sciences humaines et sociales. Et si la tâche s'avère bien trop ardue, contentez-vous de laisser travailler les universitaires et les chercheurs en paix. Qui sait, tout le monde y gagnerait peut-être au change.

La première partie de la série est à lire par ici et la deuxième .

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