Terre sac plastique
Illustration : Ingrid Bourgault
Société

« Désobéir à des ordres injustes, c’est beau et c’est intelligent »

Félicien Bogaerts nous rappelle que c’est pas en faisant pipi sous la douche, même par hectolitres, qu’on empêchera Amazon de couper une forêt ou de bétonner une prairie pour construire un nouvel entrepôt.
Nadia Kara
Antwerp, BE

Des étés caniculaires, des hivers qui font le grand écart, les glaciers qui fondent, les feux de forêt, les inondations… Il y a de quoi se sentir submergé·e par le changement climatique – sans mauvais jeu de mots. L’époque où l’avenir nous excitait est définitivement morte et enterrée, et certain·es dirigeant·es dont nous ne prononcerons pas le nom dansent sur sa tombe à chaque sommet climatique. En 2021, une étude révélait que 75% des enfants et jeunes de moins de 25 ans ont peur de l’avenir. On aurait presque envie de laisser tomber et de se terrer sous la couette pour attendre l’apocalypse. Presque.

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Félicien Bogaerts (25 ans), lui, n’est pas prêt à lâcher l’affaire : animateur et activiste, il investit son temps, ses talents et ses espoirs dans des projets qui informent et inspirent, comme la chaîne YouTube Le Biais Vert et la websérie Diamant Palace, qu’il coréalise avec Elias Sanhaji et Ilyas Sfar. Le docu-fiction en 6 épisodes imagine la vie dans une communauté autogérée et invite des intervenant·es militant·es à échanger autour d’un but commun : imaginer des mondes meilleurs – et surtout, les créer. On a rencontré Félicien pour aller chercher notre dose d’espoir.

VICE : Mon cerveau a explosé en regardant l’épisode La nature n’existe pas de Diamant Palace : vous y invitiez l’anthropologue Philippe Descola, qui nous explique que notre civilisation a défini la nature comme un concept, comme si on n’en faisait pas partie, et a enfermé la nature dans des espaces, comme si elle n’était qu’un bien de consommation. Est-ce que tu penses que c’est à cause de ce rapport à la nature que beaucoup de gens ne ressentent pas l’urgence ou la gravité de la situation actuelle ?
Félicien :
Je pense en tout cas que cette séparation que nous avons établie – nous Occidentaux –, entre « les humains » et « le reste du monde » se voit aussi dans notre manière moderne d’habiter le monde, c’est-à-dire principalement en ville. Les villes, par définition, nous coupent du voisinage et de la relation quotidienne avec les autres espèces vivantes, qui ont pourtant fait partie de nos vies pendant 99% de notre existence, comme le disait Derrick Jensen, un célèbre écologiste américain (fondateur du mouvement Deep Green Resistance, NDLR). Aujourd’hui, il est tout à fait possible de grandir sans presque jamais voir une vache, un chevreuil, un hérisson, une mésange, un papillon, un poisson – sous une autre forme qu’un fish stick. Et sans voir les étoiles.

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À l’évidence, il est très difficile de renouer un lien sensible avec le monde vivant si on ne le voit jamais ou presque. On perçoit parfois la nature comme une grande soupe verte, là où d’autres sociétés humaines y voient un ensemble de sujets sociaux dont les humains font partie. L’intérêt et l’importance qu’on reconnaît dans les autres espèces que la nôtre est le premier pas pour commencer à voir ce monde autrement qu’en un théâtre de l’expression de nos petites individualités.

Dans le combat écologique, on responsabilise beaucoup les citoyen·nes, en nous disant ce qu’on peut changer, à notre niveau, pour « sauver le monde ». T’y crois, toi, aux petits ruisseaux qui font des rivières ?
Bien sûr que c’est très bien de tenter de diminuer notre impact environnemental dans nos comportements de tous les jours mais les effets concrets de ces bonnes pratiques individuelles restent très limités : il faut différencier les habitudes quotidiennes de l’action politique, ce sont deux choses différentes. C’est pas en faisant pipi sous la douche, même par hectolitres, qu’on empêchera Amazon de couper une forêt ou de bétonner une prairie pour construire un nouvel entrepôt.

Il faut se méfier du discours qui consiste à mettre la responsabilité des désastres écologiques sur les seul·es consommateur·ices, qui ne sont que le bout de la chaîne et qui, par définition, ne font que « consommer » un système dont ils n’ont pas défini les bases. Ce ne sont pas les consommateur·ices qui ont milité pour que Coca-Cola passe de la bouteille en verre consignée à la bouteille en plastique... Ni pour qu’on démantèle des infrastructures ferroviaires au profit de la voiture, pour ne citer que ces deux exemples. Ce sont des choix politiques, économiques, sur lesquels nous – citoyen·nes, consommateur·ices – n’avons jamais l’occasion de nous exprimer.

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Est-ce qu’on a un pouvoir quelconque, finalement, face aux multinationales et aux politiques qui pilotent nos vies ? Qu’est-ce qu’on peut faire de plus, en tant que citoyen·ne, pour avoir plus d’impact?
Comme en musique et en botanique, ce qui est intéressant, ce qui est beau, riche et stimulant, c’est la diversité : il faut une quantité de formes originales dans les façons d’agir politiquement. Il est urgent de stimuler notre imagination politique pour ne pas toujours reproduire les mêmes schémas. Bien sûr il y a les manifestations, les happenings symboliques, les pétitions, les blocages, les grèves, les boycotts, les recours juridiques en collectifs de citoyens, les ZAD quand on est très motivé·e ou qu’il n’y a vraiment plus le choix…

Toutes ces actions ont leurs raisons d’être, mais on peut encore inventer bien d’autres façons de semer des petits cailloux dans les mécanismes qui broient la terre, notamment à l’ère d’internet et du hacking. Il est aussi important de s’intéresser à ce qu’il se passe près de chez nous. C’est bien de s’alarmer de la déforestation en Amazonie, mais peut-être qu’au même moment, une intercommunale s’apprête à bétonner les sentiers champêtres de ton enfance pour y installer un nouveau zoning ou de nouveaux immeubles en béton, dans l’indifférence générale.

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La désobéissance civile, c’est un thème récurrent dans ton militantisme. Est-ce que tu penses qu’on doit avoir recours à l’illégalité pour être entendu?
Tout dépend de quoi on parle. Le degré d’illégalité des actions militantes se mesure généralement au degré de violence et d’injustice des décisions politiques qui conduisent, notamment, à la destruction d’espaces naturels précieux pour la biodiversité ou des formes de vie de certaines collectivités locales. Désobéir à des ordres injustes, c’est beau et c’est intelligent.  

Ces dernières années, on voit régulièrement des actions « guérilla », mises en place surtout pour attirer l’attention, perturber le déroulement de certaines conférences… Ça fait couler de l’encre, mais la machine continue à tourner. Est-ce qu’on voit trop petit ? 
Il faut faire feu de tout bois ! C’est en multipliant les moyens d’action et les prises de conscience que, tout à coup, on se rend compte un jour que le monde a changé. C’est aussi vrai pour les autres combats essentiels qui se mènent aujourd’hui : féminisme, lutte contre le racisme, le sexisme, l’homophobie… La machine, tôt ou tard, finira par s’arrêter. Tout en luttant contre elle, il faut déjà commencer à construire les autres manières d’habiter et de s’organiser qui dessinent les contours des mondes de demain.

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Et le pluriel ici est crucial. Il n’y a pas un « nouveau monde » à inventer. C’est une idée presque aussi coloniale et potentiellement fascisante que ce qu’on appelle justement l’ « ancien monde ». Il y a des mondes à co-créer, en fonction des différentes réalités locales (environnementales mais aussi humaines, culturelles, sociales…), une diversité à stimuler et à nourrir.

Quels sont les freins dont on pourrait se débarrasser pour arriver à véritablement avoir un impact sur le réchauffement ?
Le premier frein est dans notre tête, au niveau de notre imagination. Il faut arrêter de penser que la société capitaliste est une organisation « naturelle » de la vie humaine. Non seulement ce n’est pas la norme mais, en plus, ça ne fait que très peu de temps qu’une grande partie du monde fonctionne selon ce modèle.

Il faut aussi arrêter d’opposer ce modèle à un seul autre qui serait la solution miracle à tous nos problèmes. Il y a un million de sociétés à inventer, en tenant compte des spécificités de chaque endroit, de chaque communauté, des langues, des cultures, des savoirs locaux, des autres formes de vies avec lesquelles nous cohabitons ou pas. Il faut se réinventer en tenant compte de la réalité qui nous entoure. S’intéresser à ce qui se passe près de chez nous. Et sonder son corps pour voir jusqu’où on est prêt à aller pour lutter contre les forces qui nous nuisent.

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En tant que militant écologiste, tu dédies ta vie à une problématique qui est gargantuesque ; quel impact penses-tu avoir sur les mentalités et sur un changement concret ? Ça doit être frustrant, parfois, non ?
Je ne ressens plus de frustration par rapport à ça. Ça a pu être le cas par le passé, mais aujourd’hui, je me demande surtout comment je peux mettre ma petite expérience au service de quelque chose qui en vaille la peine. Comme nous le disions dans un épisode de Diamant Palace : il faut se débarrasser de l’idée de l’homme providentiel, du héros qui débarque pour tout sauver qu’on nous vend depuis des décennies dans le cinéma hollywoodien notamment.

À titre personnel, je ne sais pas quel impact j’ai pu avoir et je pense qu’on ne s’en rend jamais vraiment compte, mais je sais qu’on a participé avec mes ami·es du Biais Vert, et comme des centaines d’autres, à un mouvement probablement historique de changement de récits. Cela me suffit amplement.

Comment tu fais pour pas perdre espoir ? Tu y crois toujours, en cette lutte ?
J’aime bien cette phrase du capitaine Paul Watson : « L’activisme est le loyer que je paye pour habiter cette planète », je m’y retrouve totalement. Je crois qu’on peut obtenir des victoires. À Notre-Dame-des-Landes, il n’y a pas d’aéroport. Il y a encore des forêts et des prairies. Même si les rapports de force sont inégaux, il faut se battre et s’opposer à une normalité mortifère. Sinon on est déjà mort.

Hypothétiquement, si tu n’avais pas peur de te faire coller une amende, d’aller en prison, si tu ne risquais pas ta réputation ni ton futur… que ferais-tu pour lutter pour l’environnement ?
Comme je suis très sensible à la question de l’aménagement du territoire, qui est un enjeu majeur de la destruction de la biodiversité, je m’engagerais encore davantage dans des luttes locales contre des projets d’aménagements qui ne tiennent pas compte du tissu écosystémique mais aussi social et humain de l’endroit où on se trouve. Et puis… je mangerais Elon Musk et Jeff Bezos, même s’ils ne doivent pas avoir très bon goût. Mais j’aime bien manger des choses que j’aime pas. À chaque fois ça me rappelle pourquoi j’aime pas, et je trouve ça intéressant.

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