Persécuté et tué pour sorcellerie
Collage Lia Kantrowitz, Images via Shutterstoc
Crime

Les personnes soupçonnées de sorcellerie sont toujours persécutées et tuées

Un groupe international d'avocats exhorte l'ONU à agir contre l'ostracisation et la violence.

Kukurui* était maigre, sympathique et, à en croire toute la communauté, c’était un sorcier dépravé. Je l’ai rencontré en 2017 dans le cadre d’une étude de terrain sur l’île de Siberut, en Indonésie. Il approchait la quarantaine et avait six enfants, mais il ressemblait à un gamin de 25 ans. Quand je suis allé chez lui pour l’interviewer, il m’a invité à l’intérieur et m’a servi de la viande de cerf, une friandise qu’il avait chassée lui-même.

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Ses voisins m’ont raconté des histoires sur sa magie noire. Un jour, il a proposé une fille en mariage. Elle a refusé avant de mourir une semaine plus tard. Une autre fois, il a crié sur un cousin éloigné et quelques jours plus tard, ce dernier a attrapé la fièvre. Il s’est querellé avec des membres de la famille. Et là, quand plusieurs personnes de la famille sont mortes, le reste de son clan les a forcés, lui, son père et son frère, à quitter la communauté.

Les rumeurs allaient bien au-delà des sortilèges maléfiques qu'il aurait pu lancer. Des membres de la communauté m’ont raconté que son corps était rempli des âmes tourmentées de ses victimes. Les âmes corrompaient son esprit, disaient-ils, le poussant à tuer des gens et à commettre l’inceste. On m’a dit que Kukurui et son jeune frère pouvaient se transformer en cochon. Un vieil homme a même affirmé qu’ils pouvaient se transformer en vers.

« Partout dans les pays en voie de développement, des personnes sont accusées d’avoir perpétré ou tenté de faire de la sorcellerie pour la torture, des bannissements, et même des meurtres »

Quand je l'ai rencontré, Kukurui vivait seul et loin de tout. Il habitait dans une petite maison située à plusieurs heures de marche du village, sur les terres ancestrales de son clan. Il avait payé tellement d’amendes, remis tant de cochons et de marmites à ses supposées victimes, qu’il n’avait pas les moyens de payer 50 dollars pour envoyer son fils aîné à l’école. Quand je lui ai demandé en Mentawai, la langue locale, pourquoi il était si souvent pris pour cible, il a invoqué ses explosions de colère : « Je me fâche, puis ils pensent que je leur veux faire du mal. » Il a admis qu'il se disputait mais m'a assuré qu'il n'était pas un sorcier.

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Kukurui n’est pas le seul à avoir ce genre d’expérience en Indonésie et à travers le monde. Sa persécution n’est qu’un exemple parmi les « pratiques néfastes en rapport aux croyances magiques », selon la terminologie des spécialistes des droits de l’homme. Partout dans les pays en voie de développement, des personnes sont accusées d’avoir perpétré ou tenté de faire de la sorcellerie pour la torture, des bannissements, et même des meurtres. Certaines des violences sont atroces mais la plupart, comme l’ostracisme de Kukurui, sont invisibles aux gouvernements et restent largement non documentés.

Mais aujourd'hui, un groupe d’avocats, d’intellectuels et de militants s’efforce de lutter contre les violations des droits de l’homme. Ils font des campagnes de sensibilisation pour identifier et punir les violences en lien à la sorcellerie. Mais il n’y a pas de solution toute faite. Le problème est propre à chaque culture, et éradiquer le mal à la source implique de transformer la vision du monde de millions de personnes tout en s’assurant de ne pas bafouer des croyances traditionnelles uniques et précieuses.

Aux États-Unis, la majorité des gens pensent que les chasses aux sorcières appartiennent au passé. Nous pouvons les invoquer comme des métaphores des persécutions politiques, mais l’idée d’attaquer quelqu’un parce qu’il fait de la magie noire semble anachronique. Et pourtant, aujourd’hui, plus de 300 ans après la pendaison de 19 personnes dans le Massachusetts colonial, la chasse aux sorcières continue à une échelle que même les experts ne peuvent saisir.

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Pour les peuples du monde entier, les croyances liées la sorcellerie sont un moyen d’interpréter le malheur : un bébé tombe malade, un frère contracte le sida, une mère est mordue par un serpent. A chaque fois, la première réaction est de chercher un coupable. Parfois, les personnes soupçonnées de faire de la magie noire sont des parias dont on se méfie et qui vivent déjà en marge de la société. Dans d’autres cas, ce sont des personnes avec une raison précise de vouloir du mal à quelqu’un : un amour non-réciproque ou une seconde épouse jalouse dans un mariage polygame. Une telle vision du monde est profondément incrustée dans certaines cultures. Les chercheurs ont constaté que même quand on donne des explications scientifiques aux maladies, il y en a toujours pour les attribuer à la sorcellerie. Tant que les gens verront la méchanceté à l’origine du malheur, ils attaqueront les personnes qu’ils pensent coupables.

Bien que les craintes que d’autres fassent usage de magie noire soient souvent incorrectes et exagérées, elles ne sont pas tout à fait infondées. Pendant que l’on attaque les présumés sorciers, certains exercent en privé la magie à des fins malveillantes ou mondaines comme pour devenir riche par exemple. Parfois, le rituel de sorcellerie est la cause elle-même de la violence, comme quand on cible des albinos ou des cyphotiques pour réaliser des sortilèges.

Néanmoins, les défenseurs des droits de l’homme sont catégoriques. Ils ne veulent pas éradiquer les pratiques magiques en général mais mettre fin au préjudice qui découle des croyances en la sorcellerie. Selon Miranda Forsyth, juriste à l'Université nationale d'Australie, « [la sorcellerie] est utilisée dans la médecine traditionnelle. Elle est utilisée dans le jardinage traditionnel. C’est une source importante de pouvoir culturel. C’est pourquoi, personne ne veut dire : « Arrêtons tout ». L’objectif est plutôt de mettre fin aux « terribles violations des droits de l’homme qui découlent de croyances en la sorcellerie ».

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« L'extrême violence qui est très facile à documenter n'est que la pointe de l’iceberg »

On enregistre presque tous les jours de tels abus dans les pays en voie de développement. En septembre dernier en Inde, rien qu’en une semaine, un garçon a assassiné sa tante après l’avoir accusée de sorcellerie ; un homme a été arrosé de pétrole et immolé par le feu après qu’une fille de 10 ans est tombée malade ; et 22 femmes ont arraché les dents de six hommes accusés de sorcellerie – puis elles les ont forcé à ingurgiter des excréments.

Cette semaine n’était pas extraordinaire. La semaine précédente avait enregistré tout autant d’atrocités. Deux frères d’Afrique du Sud ont fouetté à mort leur père soi-disant pour leur avoir causé mauvaise augure, pendant qu’un Indien originaire était exécuté à la hache et brûlé sur un bûcher. On le soupçonnait en effet d’avoir incinéré des femmes sur ce même bûcher.

Comme beaucoup de ces violence ne sont pas signalées, il est difficile d’établir des statistiques internationales sur le sujet, mais un groupe d’experts a enregistré des cas dans plus de 60 pays. Un rapport de l’ONU publié en 2009 reprend certaines de ces données pour des pays en particulier et montrent des chiffres ahurissants. En Tanzanie, on compte 5 000 assassinats en quatre ans. En République démocratique du Congo, « plus de 60% des 25 000 enfants des rues de Kinshasa ont été chassés de chez eux pour sorcellerie présumée ». Dans le Chhattisgarh en Inde, « chaque année, plus de 100 femmes sont harcelées ou torturées et exhibées nues dans les rues. » Selon les experts, ces chiffres sont probablement grandement sous-estimés. « L’extrême violence qui est très facile à documenter n’est que la pointe de l’iceberg, a déclaré Forsyth, car bien souvent, le préjudice causé provient de la stigmatisation. »

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La violence ne se limite pas aux pays en voie de développement. Selon des experts des droits de l'homme, entre mars 2017 et mars 2018, plus de 1 600 cas de maltraitance d'enfants liés à la sorcellerie ont été signalés au Royaume-Uni. Les plus connus sont des cas d’exorcisme d'enfants qu’on croit possédés dans des communautés de migrants africains. Dans ces rituels d’exorcisme, les enfants suspectés d’être possédés par des esprits diaboliques sont entaillés (pour créer une sortie pour le mauvais esprit), battus (pour forcer le diable à sortir) et à moitié étranglés (pour extraire la vie du démon). Selon un rapport publié en 2006 par le ministère britannique de l'Éducation et des Compétences, un enfant a été privé de nourriture jusqu'à ce qu’il perde la moitié de son poids et d'autres ont été abandonnés à l'étranger.

« Je reconnais cette odeur. J'ai vu dans la rue les restes de quelqu'un qui venait d'être brûlé vif »

Tant que les gouvernements puniront la violence faite aux présumés sorciers, les accusateurs seront dissuadés d’attaquer directement. Mais cela ne les empêche pas de dénoncer autrement les présumés sorciers. Une étude publiée par Nature Human Behavior l'année dernière a montré que des villages entiers du sud-ouest de la Chine étaient structurés selon les croyances de sorcellerie. Les gens s'abstiennent d'interagir avec des présumés sorciers, ce qui conduit les accusés à s’exclure et à établir des réseaux sociaux marginaux. Une telle persécution silencieuse est courante là où l’on croit à la sorcellerie. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, par exemple, « [les personnes accusées de sorcellerie] portent ce qu’ils appellent une "tache de naissance" ou un "badge", a déclaré Forsyth. ’Cela leur brûle le front à vie.’ C’est pour cela que, « où qu'ils aillent, même les enfants, même un bébé, ils devront porter le fardeau associé à ce nom. » L'avocate Ikponwosa Ero, ayant grandi dans le sud-ouest du Nigeria, affirme qu'elle a rencontré directement le « mal » de la violence liée à la sorcellerie. « Quand nous étions enfants, nous n’avions pas le droit d’être présents lorsque la violence se manifestait », a-t-elle déclaré. Pourtant, elle a connu les conséquences. « Je reconnais cette odeur. J'ai vu dans la rue des restes de quelqu'un qui venait d'être brûlé vif. » Ce sont en partie ces expériences qui ont fait d’Ero l'un des principaux militants de l'éradication de la violence liée à la sorcellerie à l'échelle mondiale. Au lycée, Ero a quitté le Nigeria pour Vancouver, au Canada. Elle est devenue avocate, a travaillé pour le ministère de la Justice du Canada et, en 2008, a rejoint Under the Same Sun, une ONG dédiée à la lutte contre la discrimination des albinos. En 2015, le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies a fait d’elle le tout premier expert indépendant des droits de l'homme spécialisé sur les albinos.

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Grâce à son plaidoyer, Ero a rapidement compris que les convictions de sorcellerie sont une cause majeure de la violence à l’encontre des albinos, une cause presque complètement négligée par la communauté des droits de l’homme. Dans son premier rapport rédigé pour les Nations unies, Eros écrit : « Les personnes atteintes d'albinisme sont poursuivies et physiquement attaquées en raison de mythes dominants, comme la croyance que si l’on utilise des parties de leurs corps dans des rituels de sorcellerie et des potions ou des amulettes, cela donnera richesse, chance et succès politique. » Le rapport explique également pourquoi on ampute parfois des membres à des victimes toujours en vie : « Il semblerait qu'il existe une croyance corollaire en matière de sorcellerie selon laquelle il est préférable de prélever des parties du corps de victimes vivantes, car les cris accroissent la puissance de la potion pour laquelle les parties sont utilisées. »

« Une fois que l’ONU l'aura reconnu, les gouvernements devront le reconnaître »


Pour Ero, les attaques liées à la sorcellerie contre les albinos font « partie d'un système ». Elle a expliqué que les hypothèses qui provoquent une telle violence découlent de croyances culturelles de longue date sur la magie, inspirations qui inspirent également la violence à l'égard des femmes, des enfants et d'autres groupes marginaux accusés de pratiquer la magie noire. Consciente de l'ampleur du problème, Ero a commencé à concevoir « une stratégie à l'échelle du système ». Elle a contacté d'autres experts des Nations unies, ainsi que le réseau d'information sur la sorcellerie et les droits de l'homme (WHRIN), basé au Royaume-Uni, qui vise au plaidoyer et à l’éducation. Ensemble, ils ont conçu ce que Ero appelle « une contre-attaque fondée sur les droits humains. »

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En 2017, Ero et WHRIN ont organisé la première réunion de l’ONU sur la sorcellerie et les droits de l’homme. Qualifiée de « pionnière » par le sous-commissaire des droits de l'homme des États-Unis, la conférence s’est ouverte par des discussions entre experts, victimes et représentants de l'État. « Ce fut une étape importante pour le travail », a déclaré Gary Foxcroft, directeur du WHRIN. GaryFoxcroft avait rencontré des experts américains sur la sorcellerie et les droits de l'homme depuis 2009, mais c'est lors de la réunion de 2017 que « nous avons eu l'impression d’avancer ».

La conférence a attiré l'attention sur l'ampleur de la violence et a inspiré une série d'autres conférences. Mais plus important encore, un groupe de travail a collaboré avec Ero. Le groupe comprend des experts du WHRIN, du National FGM Center et du cabinet d'avocats britannique Doughty Street Chambers, ainsi que des chercheurs de l'Université de Lancaster, de l'Université nationale australienne et de la Divine Word University de Papouasie-Nouvelle-Guinée. L’objectif principal du groupe est que le Conseil des droits de l’homme des Nations unies publie une résolution. Les résolutions n’ont pas de pouvoir contraignant, mais elles expriment l’opinion de l’ONU, exhortant les gouvernements à y prêter attention.

Pour Ero, une résolution efficace devrait remplir trois critères. Premièrement, elle devrait condamner ouvertement la violence liée à la sorcellerie, en signalant aux ONG et aux gouvernements que les exactions sont inacceptables. Deuxièmement, elle devrait établir des termes communs pour la persécution liée à la sorcellerie. Il est crucial de convenir de ce qui constitue une pratique néfaste liée à la sorcellerie. Cela permettrait non seulement aux gouvernements de mieux suivre la violence, mais également de protéger les néo-païens et les praticiens indigènes qui s'identifient de manière innocente comme pratiquant la sorcellerie.

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« La dernière chose, a déclaré Ero, est de soutenir la création de lignes directrices au niveau international. » En se référant aux lignes directrices sur la lèpre et les personnes déplacées dans leur propre pays, elle s'attend à ce que les réglementations mondiales en matière de lutte contre les abus liés à la sorcellerie aident les États membres à « développer des « directives » adaptées à leurs contextes et cultures locales.

« Je ne pense pas que cela va s’arrêter à notre siècle »

Mais le plus important est peut-être l’impact symbolique de la résolution. « Une fois que l’ONU l’aura reconnue, les gouvernements devront le reconnaître, a déclaré Gary Foxcroft. Jusqu'à ce que l’ONU le reconnaisse, il sera très difficile pour nous d'apporter de grands changements. »

Les États membres d'Afrique, d'Asie et d'Europe ont exprimé le souhait d’avancer vers une résolution lors des prochaines sessions du Conseil des droits de l'homme en 2020. Mais certains militants sont frustrés par la participation de l'ONU jusqu'à présent, qui, du moins ouvertement, a fait peu à part avoir fourni un espace de réunion.

« En 2005, l’ONU a accepté la responsabilité et la volonté d'agir lorsque des États manquent à leur devoir de protéger leurs citoyens », a écrit Leo Igwe, défenseur des droits de l'homme nigérian et directeur de campagnes au WHRIN. Pour Igwe, la violence montre clairement l'incapacité des États à protéger les victimes et, pour cette raison, « l’ONU doit intervenir. »

Quoi qu’il en soit, les militants conviennent que le rôle de l’ONU n’est que la première étape. « Je ne pense pas que cela va s’arrêter à notre siècle », a déclaré Gary Foxcroft, « peut-être pas non plus au siècle prochain. » Mais il espère que « quand enfin ils adopteront cette résolution, quand ils saisiront et reconnaîtront pleinement l'ampleur du problème, alors cela mettra en branle une série d'interventions qui contribueront à y mettre un terme.

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