Société

La vie de vendeuse dans une petite épicerie pendant le confinement

Et tout d'un coup, changement d'ambiance : horaires adaptés, nouvelles normes d'hygiène et distanciation sociale.
coronavirus covid-19 épicerie
Photo Adobe

Lundi 17 mars, Emmanuel Macron annonçait le confinement étendu à toute la France. Coup du destin ou chance incroyable à l’heure d’une pandémie mondiale aux airs apocalyptiques, je venais tout juste de commencer à travailler à temps partiel dans un « marché couvert bio » de mon quartier, qui allait bientôt faire partie des rares « commerces indispensables à la vie quotidienne ».

Les choses avaient commencé calmement, voire de façon légère. J’avais signé un contrat de 25 heures par semaine pour travailler dans une petite équipe qui tient l’épicerie bio et locale du coin de ma rue. À l’intérieur, on y joue des sons entraînants, aidant le poireau à pousser, les betteraves à rendre plus de jus et les clients à s’approcher de nos épinards. Je m’habituais petit à petit à déplacer, ranger, aimer les légumes, lorsque le coronavirus, Covid-19, s’apprêtait à transformer notre façon de commercer, et allait nous propulser, nous, primeurs honorables, au rang de « héros de la nation » – pas en blouse blanche, certes, mais au moins en tablier bleu. Assez en tout cas pour être remerciés par Jean-Jacques Goldman lui-même.

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J’ai commencé le 5 mars. Durant toute la première semaine, alors que la pandémie semble encore confinée, elle, à l’Italie et à quelques coins de France, les clients qui se présentent à la boutique avec un masque sur le nez sont très rares. D’ailleurs, ils reviennent parfois sans l’arborer. La discipline ne fait pas encore partie de notre quotidien à tous.

Pour ce qui est de l’équipe dont je fais partie à la boutique, nous appliquons les règles d’hygiène élémentaires. Nous servons le fromage et les laitages munis de gants en latex à usage unique. Pour le reste, nous laissons les clients se servir eux-mêmes dans les bacs à légumes et dans les grands sacs de légumineuses en vrac. Nous échangeons des pièces de monnaie sans arrière- pensée, ainsi que les phrases de politesse élémentaires. La boutique roule bien.

À J-4 du confinement, je me rappelle avoir échangé avec un client, une soixantaine d’années, sur le traitement médiatique du virus, alarmiste. La terreur, toujours, était instillée par les titres des journaux, et cela n’avait, selon lui, qu’un intérêt politique. Bien pratique le coronavirus pour oublier illico presto les luttes sociales des derniers mois. Biochimiste de formation, c’est en tout cas ce qu’il m’a dit, il n’était pas inquiet.

Samedi 14 mars, je sors de l’épicerie sous les coups de 20h30 pour apprendre que les cafés, restaurants, et autres lieux de vie seront désormais fermés jusqu’à nouvel ordre. Je me demande si l’épicerie va fermer. Entre temps, une collègue est tombée malade. On n’a pas d’info quant à une potentielle infection au Covid-19. On sait juste qu’elle a une crève carabinée, qui pourrait tout aussi bien être due à un coup de froid. Conséquence : on se retrouve en sous-effectif.

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Dès le dimanche matin, l’activité de l’épicerie et les gens qui s’y affairent contrastent avec les rideaux de fer baissés des commerces alentours, habituellement ouverts. Certains clients commencent à avoir l’air un peu plus irrités qu’à l’ordinaire. La cadence est élevée et nous n’avons pas le temps de passer un chiffon sur la balance après chaque pesée de carottes, recouvertes de terre. Un client me fait une remarque acerbe sur la propreté. Je lui rétorque dans ma barbe et sous le coup de la pression, que si c’est comme ça nous n’aurons plus qu’à fermer aussi. Les autres clients sont plutôt de bonne humeur, il y a de la compassion dans leur regard. On ferme à 14 heures, comme d’habitude. Le soir, autour de la table d’apéro, ça discute encore d’un potentiel confinement, des rumeurs qui circulent par-ci par-là. On parle de « choisir dans les 24 heures qui viennent là où on devra passer les 45 jours à venir ». Mes potes commencent à checker les trains pour rentrer dans leur famille. Le lundi soir, la nouvelle tombe. À partir de mardi midi, nous devrons tous rester confinés.

« Le petit tour à l’épicerie est devenu l’attraction centrale de la journée de ces gens »

Le mardi matin, chance pour moi, je ne travaille pas. Pourtant, en bas de mon immeuble, les gens s’affairent pour faire leurs dernières courses. Dans toute ma rue, ce sont des queues de plusieurs mètres qui se forment à chaque pharmacie, à chaque magasin d'alimentation. Je rejoins mon épicerie sur les coups de 14 heures et arrive donc après la bataille. Mes collègues me confirment le rush pré-confinement, je les retrouve avec un masque sur le nez. La boutique, quant à elle, a été réorganisée dans l’urgence. Le local dont nous disposons est tout petit, et nous mettons habituellement plusieurs cagettes de légumes à l’extérieur de la boutique, sur le trottoir. Avec le confinement, elles ont toutes été ramenées à l’intérieur, et on sert désormais nous-mêmes les clients. Le travail est donc divisé entre celui qui fait les paniers, et celui qui pèse et encaisse. Pour le client, on s’approche presque du service premium et pour nous, cela revient à faire nos courses une centaine de fois par jour. Fini le vrac également. Désormais, on ne vend les légumineuses plus qu’en sacs de 5 kilos.

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Les jours suivants, la petite mécanique de confinement de l’épicerie se précise. Nous avons désormais érigé une « barricade » de fortune entre nous et les clients, réalisée à l’aide de cagettes. Cela nous permet de maintenir la distance de sécurité d’un mètre entre eux et nous. Certaines personnes tentent tout de même de rentrer dans la boutique, nous les réprimandons presque immédiatement, les priant de rester à l’extérieur. L’alcool à 90% a également fait son arrivée sur le comptoir. Nous portons des gants en latex en permanence que l’on change fréquemment, mais les masques se font rares car très difficiles à trouver. Pour les paiements, nous tentons d’instituer la règle du « sans contact » par carte bleue. On leur tend alors la machine par dessus la barricade, du bout du bras. Certains clients continuent de payer en espèces, il faut alors manipuler les pièces, maintenant vues comme de véritables nids à Covid-19 potentiels. Dès qu’un client paye par carte mais dépasse le seuil du sans contact, nous devons systématiquement passer un coup d’alcool sur le clavier numérique. Les horaires d’ouverture ont également été adaptés. Nous fermons désormais une à deux heures pendant le déjeuner, et une heure plus tôt le soir. Sur la semaine, nous avons été réquisitionnés tous les jours. À période exceptionnelle, effort exceptionnel, d'autant plus que notre collègue est toujours en arrêt maladie.

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Côté clients, les gens sont plutôt contents de venir faire leurs courses. L’épicerie compte de nombreux habitués et on repère vite les « rebelles » que le confinement n’empêchera pas de venir tous les jours. On discute politique, « retour à soi » forcé par les heures passées confinés. À peine quelques jours après l’annonce, certains avouent nous envier de toujours avoir le droit de mettre le nez dehors pour travailler. Le petit tour à l’épicerie est devenu l’attraction centrale de la journée de ces gens. Certains nous remercient de rester ouverts. Vu que nous les servons un à un, ils doivent parfois patienter de nombreuses minutes dans la rue, au soleil. La queue, même lorsqu’elle ne compte que quelques personnes, se prolonge jusqu’au trottoir d’en face. Distance de sécurité oblige. D’autre part, là où, d’habitude, les gens rouspèteraient face à la lenteur du service, tout le monde semble s’en contenter, bien heureux d’avoir une excuse pour prendre l’air quelques minutes supplémentaires. Le flux de clients est continu, toute la journée.

Une semaine après l’annonce du confinement, nous avons encore durci les règles d’hygiène concernant la clientèle. Désormais, nous ne reprenons plus les bocaux, ni les boîtes d’œufs que les clients nous rapportaient dans une logique de récup. On leur recommande aussi de rincer leurs légumes au vinaigre blanc pour plus de sûreté. À l’intérieur de la boutique, les cagettes s’accumulent au fil des livraisons, tant et si bien que je commence à rentrer le ventre pour m’y déplacer. La pénurie n’est certainement pas pour demain, c’est ce que nous répondons à quelques clients inquiets. Concernant ma potentielle contamination par un client, je ne stresse pas trop et je fais attention. Et puis je me dis que, dans l’éventualité d’un arrêt de la production et d’une pénurie, je serais bien chanceuse d’avoir le pied dans une épicerie en circuit-court. Les kilos de choux-fleurs du Finistère assureraient ma survie, et mon salut.

Le Premier ministre, Edouard Philippe, a annoncé, vendredi, le prolongement de quinze jours de la période de confinement en France, soit jusqu'au 15 avril.

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