Decoratelier Molenbeek Bruxelles
Culture

Lieu d’art et espace public : le Decoratelier à Molenbeek est dans le turfu

« Pour moi, un espace public est toujours ouvert. J'y suis accepté. Je suis un homme blanc, j'ai une maison, de l'argent et j'ai étudié. Ce n'est pas comme ça pour tout le monde. »
Deborah Seymus
Antwerp, BE

Un peu caché, le long du canal de Bruxelles, se trouve le Decoratelier ; juste à côté du Recyclart. Derrière la porte bleue, un précieux foyer pour les talents artistiques en devenir, qui, en raison de leur origine socio-économique ou ethnique, n'ont pas toujours les mêmes chances que d’autres à Bruxelles. Jozef Wouters, qui a fondé le collectif Decoratelier il y a cinq ans avec Menno Vandevelde, est accompagné de Menna Agha, doctorante à l'Université d'Anvers et invitée de la soirée de lancement du programme d'été « Something when it doesn’t rain » – avec une projection et une conversation sur les espaces publics exclusifs. 

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Menna et Jozef du Decoratelier

VICE : Comment vous est venue l'idée du Decoratelier ?
Jozef : Menno et moi, on fait de la scénographie ensemble depuis 15 ans. Il y a cinq ans, on a entamé une collaboration avec Damaged Goods – la compagnie de danse bruxelloise de la chorégraphe Meg Stuart. On m’a invité en tant qu'artiste en résidence et avec Menno, on a décidé de ne pas agir en tant qu'individus séparément, mais comme une seule organisation, ensemble. Decoratelier est le nom avec lequel on s’est présentés. On s’est appelés comme ça pour pouvoir participer au projet, mais on n’avait pas encore de lieu physique à l’époque ; tout était encore virtuel. 

Après un petit bout de temps, on a décidé créer un lieu physique pour Decoratelier, rue de Liverpool. En mai 2019, on a déménagé à rue de Manchester. En ce moment, on peut dire qu’on est en phase de transition, d'un modèle d’organisation qui auparavant fonctionnait à 80% sur la scénographie à 20% sur la création d'espace pour d'autres artistes et événements. Depuis qu’on a déménagé, on a un plus grand espace intérieur, en plus de l’immense cour. Depuis, on a accordé une résidence à cinq artistes.

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La cour intérieure du Decoratelier

C’est quoi un « espace public » pour vous ?
Menna : Je suis issue de la troisième génération de Fadika Nubia en Egypte. Au regard de notre histoire, on peut dire que le concept d'espace public n'a pas toujours été évident pour les générations précédentes (les Nubien·nes étaient autrefois chassé·es de leur territoire, ndlr).

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« Quand je suis venue au Decoratelier pour la première fois, j'ai vu un groupe d'étranger·es qui ne sont pas toujours accepté·es par la société : des gens à la peau mate, des queers ; mon genre de personnes. » – Menna

Le terme « espace public » vient en fait de l'anglais et d'autres langues européennes. Si on traduit le mot en arabe, il aura un sens complètement différent. Ça fait réfléchir : le terme a-t-il un rapport avec le public par opposition au privé, ou est-ce qu’on lie le terme à un endroit où l’on peut exprimer ses opinions sociales et politiques ? Et comment en arriver à la conclusion que personne ne peut déterminer ce que ce terme signifie réellement ? Quand un ami m'a dit que l'une de ses connaissances lançait un projet à Bruxelles pour créer un espace public à Molenbeek, j'ai d'abord pensé : « Sérieux ? Pourquoi c’est un Blanc qui fait ce projet à Bruxelles ? »

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Les danseur·ses du Decoratelier

Mais quand je suis venue au Decoratelier pour la première fois, j'ai vu un groupe d'étranger·es qui ne sont pas toujours accepté·es par la société : des gens à la peau teintée, des queers, mon genre de personnes ; parce que je me sens souvent comme une étrangère en Belgique à cause de la couleur de ma peau et de mon origine. Quand Jozef m'a parlé de cet endroit et de sa vision, j'ai été énormément intriguée. Même si le Decoratelier est un lieu limité dans l'espace physique, la pensée qui le sous-tend ne l'est pas.

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L'idée qu'un espace parte de rien et prenne forme avec le temps comme un lieu public à travers des artistes, et qu’il ne soit pas un lieu public pré-conçu, m'a beaucoup attirée. Du coup, c’est en fait des personnes créatives du quartier qui construisent cet espace public tout en s’y produisant. Cette idée était nouvelle pour moi et je pense que toutes les écoles d'art devraient fonctionner de cette façon. C'est la meilleure façon d'ouvrir un espace artistique à un public.

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Jozef : Quand je parle aux gens qui viennent au Decoratelier, je remarque qu'ils ont souvent une idée complètement différente de la façon dont un espace public devrait être conçu. Leurs visions et connaissances sont souvent liées à l'espace et à l'architecture tels que ces personnes les connaissent en Afrique du Nord. J'ai eu la chance de pouvoir travailler sur un projet en Tunisie ; un palais du 16ème siècle dans un style architectural typiquement arabe. Dans la médina, qui veut dire « ville » en arabe, des cours intérieures se côtoient. C'est une façon de remplir un espace public très différente de ce qu’on a l'habitude de voir ici, en Occident. La notion d'espace public d'Hannah Arendt a eu une grande influence sur ce projet. Vous vous montrez, vous entrez en dialogue avec la ville et vous vous formez politiquement. Les opinions politiques et les interactions sociales sont partagées de manière transparente. Si on regarde notre société raciste aujourd'hui, l'idée de cette ouverture n'existe plus. Par exemple, pour beaucoup de gens, ce n'est pas acceptable de porter une burqa dans l’espace public. Ma connaissance de l'espace public est super limitée par mon apparence. Pour moi, un espace public est toujours ouvert. J'y suis accepté. Je suis un homme blanc, j'ai une maison, de l'argent et j'ai étudié. Ce n'est pas comme ça pour tout le monde.

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« Tu ne peux pas développer ce projet sans impliquer les quartiers de Molenbeek ou de Heyvaert. »

Comment vous est venue l'idée de créer une salle de sport ici ?
Jozef : En plus de nos cinq artistes permanent·es en résidence, on a gardé une partie du budget pour les demandes spécifiques des artistes de Molenbeek. C'est l'idée des habitant·es du quartier de construire une salle de sport ici, ainsi qu’une scène où chacun·e peut s'exprimer de manière créative. 

C’est important qu’on ne fasse pas de distinctions entre les artistes qu’on connaît sur le terrain et les artistes du quartier. C'est le but ultime de ce projet, tu ne peux pas le développer sans impliquer les quartiers de Molenbeek ou de Heyvaert. Chaque question qu’on se pose est immédiatement suivie de la question : « Comment impliquer le quartier dans ce processus ? » Mais ce n'est pas parce que tu ouvres les portes à tou·tes que chaque show ou événement organisé ici est également accessible à tou·tes. Je ne suis pas le bienvenu à un événement organisé pour les queers, par exemple. 

De nombreuses organisations pensent qu'ouvrir les portes à tout le monde est une bonne chose, mais il faut aussi faire des choix et les peser. C'est une chose dans laquelle il faut continuer à grandir : à quels événements ouvre-t-on les portes, tout le monde est-il le ou la bienvenu·e, et pour quels événements devons-nous garder les portes fermées ?

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La salle de sport

Vous avez reçu des critiques parce que toi, Jozef, tu as mis en place un projet pour le quartier en tant qu'homme blanc ?
Menna : Si Jozef avait décidé de tout ça de manière patriarcale, lors de la demande de subventions, de la sélection des artistes, oui. Mais c'est précisément ce qu'il n'a pas fait. Il a choisi un groupe d'artistes permanent·es en fonction du quartier ici à Molenbeek, qui forment ensemble le Decoratelier.  

Jozef : J'ai rencontré beaucoup de résistances de la part d'une personne en particulier quand j'ai eu l'idée de ce projet. Il y a quelque temps, elle a dirigé un projet dans le centre de Bruxelles, juste pour les étranger·es. Lors de la discussion que j'ai eue avec elle au sujet de mes projets au Decoratelier, elle m'a dit sans détour : « Eh bien, ce serait bien mieux si le projet était réalisé par quelqu'un d'autre que toi. », en référence à ma couleur de peau. Je me dis souvent qu'elle n’a pas tort. 

Comment la crise du coronavirus a affecté Decoratelier ?
Jozef: Pendant le confinement, le système, qui prend en charge les personnes en marge de la société à Bruxelles, a dû être réinventé. De nombreuses petites organisations, souvent incapables de compter sur l'argent public, se sont créées et forment aujourd'hui un grand collectif à Bruxelles, chacune avec sa propre notion de soutien. Le Decoratelier en fait également partie. On apporte du soutien en imaginant des constructions architecturales, ce que les autres organisations ne peuvent souvent pas faire.

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Sportruimte bij Decoratelier

Qu'est-ce qui a inspiré votre programme d'été, « Something when it doesn’t rain » ?
Jozef: Déjà, notre programme d'été est un hommage à toutes les organisations de Bruxelles qui luttent contre la crise du coronavirus. Le titre « Something when it doesn’t rain » fait référence aux circonstances incertaines dans lesquelles se déroule le programme d'été, et dans lequel la pluie est une métaphore de la crise du coronavirus. On ne sait pas s'il va pleuvoir ce soir, pas plus qu’on sait si nos représentations pourront avoir lieu ou non. Le « something » fait référence à une performance de nos artistes sur un sujet ou un autre. Parce qu'il peut arriver que la soirée soit annulée, mais aussi parce qu’on veut offrir aux artistes autant de liberté que possible dans l'élaboration de leur concept ; on n'enregistre pas de sujet à l'avance. Le Decoratelier veut offrir un espace public gratuit où on peut être soi-même. 

Plus d’infos sur le programme de « Something when it doesn’t rain » ici.

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