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Photo : Thierry Monasse/Polaris (couverture du livre)
Société

Sale flic : les premières pages de l’enquête sur la police belge

Un bref extrait du nouveau livre des journalistes Philippe Engels et Thomas Haulotte.

Pendant plus de cinq ans, les journalistes Philippe Engels et Thomas Haulotte ont enquêté sur la police belge. En résulte Sale flic, un livre dans lequel il est question de faux procès-verbaux, de zones d'ombre autour des morts en cellule ou encore de policier·es parqué·es dans un « couloir des déportés » lorsqu’il est question de briser l'omerta sur la violence ou l’impunité.

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Le livre commence avec le récit des arrestations massives qui ont eu lieu le dimanche 24 janvier 2021, suite à un rassemblement contre les pratiques policières. En voici un extrait.


« Quand j’ai retrouvé mon fils blême, sans mot, j’ai su qu’il y avait un problème. Je lui ai dit : on va porter plainte. Il m’a répondu : “Non papa, on rentre à la maison.” Ce n’est que deux jours plus tard qu’il a commencé à parler », raconte Alexandre Pycke, le père d’un mineur présent aux casernes. Les jours qui suivent la manifestation, un récit médiatique s’impose : les personnes présentes n’auraient pas respecté les mesures Covid, elles étaient violentes. Le bourgmestre socialiste de Bruxelles, Philippe Close, déclare assez vite : « Que faisaient tous ces jeunes à la gare Centrale dimanche, alors qu’il n’y avait ni activité, ni café, ni magasin ouvert ? » C’est le discours habituel. En cas de débordement, on a tendance à charger les manifestants. Mais sur les réseaux sociaux, d’autres versions affluent. Petit à petit, on comprend qu’il s’est passé quelque chose de symbolique : plus de 80 mineurs ont été arrêtés, certains violentés et humiliés. Les médias s’emparent de l’affaire et l’émotion populaire grandit. Le rapport de force change un moment. 

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Les familles des mineurs, elles, encaissent le choc. Émilie, une amie de Pirly, se rend au commissariat de la place Émile Bockstael, à Laeken. Elle veut y expliquer ce qu’elle a vécu et les propos sexistes qu’on lui a adressés : « Recule, salope ! Ici, vous n’avez pas de droit, pas de liberté. » Mais sa déposition est refusée. On lui suggère de s’adresser au Comité P, une instance supposée indépendante et placée sous le contrôle du Parlement fédéral, qu’on présente souvent comme « la police des polices ». Une enquête interne est ouverte et sera confiée à… la zone de police où se sont passés les faits, selon Alexandre Pycke. Les familles, peu convaincues par cette manière de faire, s’organisent. À leur initiative, une réunion en virtuel rassemble plusieurs parents, des journalistes, des élus politiques et des représentants de la société civile. La décision est prise à cette occasion : les familles font appel au cabinet d’avocats Progress Lawyers Network. Ce cabinet spécialisé dans ces matières va coordonner les démarches. L’objectif est d’amener l’affaire en justice. UNIA (le nouveau nom du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme) et la Ligue des droits humains viennent en appui. Ils se portent partie civile. 

Là, le chemin commence à grimper. En justice, soit le parquet ouvre le dossier et les parties civiles s’y joignent – c’est gratuit –, soit les parties civiles veulent ouvrir un dossier contre l’avis du parquet, alors cela coûte 250 euros. Une somme rédhibitoire pour la majorité des jeunes. Pour éviter ces coûts, une brèche existe, et les six avocates chargées du dossier vont s’y engouffrer. L’idée est de ne déposer qu’une seule plainte, ici celle du mineur Simon Pycke, et d’y annexer tous les dossiers, y compris celui de Pirly. Cela permet de ne payer qu’une fois. « Dans le procès des attentats, toutes les plaintes des victimes ont été jointes au même dossier », selon Selma Benkhelifa, avocate chargée du dossier. « Ici, on voulait ouvrir un dossier collectif pour l’ensemble de ce qui s’est passé dans les casernes. »

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Le mardi 9 mars 2021, vers 9 heures du matin, plusieurs dizaines de personnes sont attroupées devant le Palais de justice de Bruxelles. On est un peu plus de deux mois après les faits. Pirly est là, Misha aussi, accompagnés de quelques amis. C’est le jour J, aux yeux des familles. Tout le monde est confiant, la presse est conviée. Le père de Simon et d’autres ont battu le rappel. Le juge d’instruction Olivier Anciaux est présent. Il observe le rassemblement. Il y aurait vu une tentative de rendre ce procès médiatique et donc de mettre la pression sur la justice. Il change d’attitude et refuse la plainte collective dont il est saisi. « Je ne m’occuperai que du cas Simon P. », dira-t-il, à la grande surprise des avocates. Dans le rang des plaignants, c’est l’incompréhension. Le moral chute. Pour la majorité des victimes présumées, le chemin vers la justice s’arrête. La plupart abandonnent ici, dégoûtés. Ils n’ont pas le budget, pas l’envie, ou pas l’espoir que tout ça serve à quelque chose. 

Est-ce une manière de protéger les policiers ? Un seul dossier, c’est un cas isolé. Une vingtaine de plaintes jugées ensemble, ça devient un phénomène structurel. Un élément nouveau est pourtant apparu quelques semaines plus tôt. Le syndicat socialiste CGSP interpelle le bourgmestre PS Philippe Close par courrier, et il le fait savoir. « Nous dénonçons ces actes – que nous jugeons inadmissibles – afin qu’ils ne se reproduisent plus à l’avenir. » En cause : le non-respect des mesures Covid, le manque de personnel féminin pour les fouilles. Mais surtout, la section police de la CGSP dénonce le fait que plusieurs policiers présents dans les casernes ont fait état de violences constatées à l’égard de mineurs, sans réaction de la part des chefs présents. La syndicaliste Betty Masure déclare au micro de la RTBF : « Nous ne pouvions pas nous taire sur ce qui est en train de se passer, nous ne pouvions que les soutenir, c’est pourquoi ce courrier a été envoyé. » Que des policiers osent dénoncer les actes de leurs collègues, c’est rare. Là, il s’agit d’un syndicat dont la famille politique est au pouvoir. Au passage, Betty Masure parle d’une loi du silence, par « peur de représailles » et d’« une certaine forme de pression mise en place en interne ». Et ça, ça fait un peu bouger les choses. 

Selon un plaignant, un commissaire-auditeur du Comité P aurait décidé de reprendre l’enquête à son compte. Il aurait même assez facilement identifié les auteurs des coups et transmis un rapport à la justice en conseillant de les interpeller dès que possible. Un espoir pour les familles… mais qui sera vite refroidi. Plus de deux ans après les faits, le dossier à l’instruction semble au point mort. Du côté des victimes et de leurs parents, les derniers motivés arrivent à court de patience. Plusieurs demandes d’information transmises au juge Anciaux sont restées lettre morte. Le cabinet d’avocats coordonnant la plainte resterait privé du droit de consulter le dossier d’instruction. Depuis, le Comité P a reconnu une série de dysfonctionnements. Pourtant, le dossier n’a pas avancé d’un iota. La majorité des jeunes victimes ont préféré abandonner et tourner la page. C’est d’abord là que se joue l’impunité policière : dans les méandres des procédures en justice. 

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