Sakawa Ben Asamoah
Culture

Fuir la pauvreté en arnaquant des gens sur le net grâce au vaudou

« S’il n'y a pas de solution concrète à la pauvreté et au chômage, il est parfois préférable de permettre aux gens de gagner leur vie à leur manière. » – Le documentaire « Sakawa » du réal belgo-ghanéen Ben Asamoah raconte ce qui pousse les jeunes d’Accra

En tant que partenaire de Black History Month Belgium, VICE vous propose une série d’articles en accord avec les thématiques mises en avant cette année :  le passé et le futur des cultures noires.

Au cœur d'Accra, les « burner boys » recherchent chaque jour de précieuses matières premières dans des zones qui débordent de déchets électroniques. Mais il n’y a pas que le cuivre. Dans ces tas d'ordures, il y a aussi toute une foule de données qui n’attendent que d'être ramassées. En fait, il est relativement facile d'ouvrir un disque dur et d'en extraire des informations privées concernant la personne à qui ça a appartenu. Ces données peuvent alors être utilisées pour piéger et soutirer de l'argent. Avant de vous apitoyer sur les victimes, sachez que 85 % des déchets électroniques proviennent de l'Union Européenne.     

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Dans le documentaire « Sakawa », le réalisateur belgo-ghanéen Ben Asamoah donne un aperçu unique de la vie des arnaqueur·ses ghanéen·nes qui travaillent sur Internet et qui tentent de se sauver de la pauvreté. Suroosh Alvi s'est entretenu avec le réalisateur sur ce qui a inspiré ce documentaire, l'importance du vaudou pour les Ghanéen·nes et l'impact considérable des déchets électroniques sur leur vie quotidienne. 

« Sakawa » est l'un des films qui fait partie de The Short List, un festival de cinéma numérique organisé par Suroosh Alvi, fondateur de VICE. Le film est disponible (gratuitement) sur shortlist.vice.com.

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VICE : Salut Ben, tu peux nous expliquer ce que signifie « Sakawa » ? 
Ben : Le Sakawa est une pratique frauduleuse sur Internet qui se combine avec l'animisme et les pratiques religieuses africaines du Ghana. Ce n'est pas la seule pratique, il y a aussi les Yahoo Boys, par exemple, qui se livrent aussi à des pratiques cybercriminelles. Mais dès qu'un prêtre vaudou ou un autre rituel est impliqué, ça devient du Sakawa. 

Comment t’as découvert ça ? 
J'en ai entendu parler pour la première fois en 2012 ou 2013. J'étais en dernière année d'école de cinéma, j'ai décidé de me rendre au Ghana et je suis tombé par hasard sur cette pratique. J'étais en vacances à ce moment-là et j'ai remarqué que des potes, que je connaissais de l’internat où j’étais quand je vivais au Ghana, pratiquaient le Sakawa. 

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T’expliques qu'il existe différentes sortes de Sakawa. De quelle sorte il s’agit dans le film ?
Dans le film, on se concentre principalement sur le catfishing et la drague sur Internet, vu que c'est comme ça que ça commence en général. Bien sûr, il y a aussi des techniques plus sophistiquées. Les origines du Sakawa sont assez intéressantes. En fait, ça a commencé avec des gens qui se faisaient passer pour des correspondant·es. Avant l'existence d'Internet, iels écrivaient des lettres à la main et demandaient directement de l'argent à leur destinataire. Avant d'envoyer la lettre, iels allaient chez un prêtre vaudou qui bénissait la lettre. De cette façon, il y avait plus de chance que leur demande d'argent aboutisse. 

« J’ai une raison personnelle qui m’a poussé à raconter cette histoire : elle aurait pu être la mienne si je n’avais pas vécu en Belgique. »

Combien gagnent réellement les gens qui font du Sakawa dans ton docu ? Quel niveau de vie peuvent-ils avoir s'ils sont doués ? 
Les gens qui sont au niveau débutant, comme le mec qui voulait aller en Italie, gagnent quelques centaines de dollars par mois. Au niveau moyen, il y en a qui ont déjà gagné des dizaines de milliers de dollars grâce à cette pratique. C'est pas si mal comparé aux vrai·es ballers qui ont déjà gagné environ 250 000 dollars. Pour ça, il faut des stratégies beaucoup plus développées que celles que l’on voit dans le film. Mais oui, les recettes varient de quelques centaines à des dizaines de milliers de dollars. 

Beaucoup ont déjà parlé de ce phénomène, mais on ne voit jamais les vraies personnes qui pratiquent le Sakawa. On ne sait pas ce que ça implique ni à quoi ressemble leur vie. Pourquoi avoir voulu présenter l'histoire sous cet angle ? 
De mes onze ans à mes quinze ans, j'ai été en internat au Ghana. Ça a été un choc culturel pour moi parce que j'avais vécu en Belgique la plus grande partie de ma vie. Les difficultés, l'internat, les installations,… Tout était si différent de ce que je connaissais. J'ai pu avoir un aperçu de ce que c'est que de vivre au Ghana. C'est la raison pour laquelle je voulais raconter cette histoire ; cette vie aurait pu être la mienne si je n'avais pas vécu en Belgique. Si je n'avais pas eu la possibilité de vivre en Europe, je ferais probablement ce genre d’activité.

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T’as dû faire face à des obstacles en particulier pendant le tournage au Ghana ? 
L'argent ! Il y a beaucoup de gens qui demandent de l'argent, surtout quand on se promène avec une grosse équipe et qu'ils voient une grosse caméra et des Blanc·hes. Certaines personnes redoutaient que je fasse partie de ces gens qui viennent en Afrique pour filmer la pauvreté alors qu’ils gagnent beaucoup d'argent. Ce genre de conversation était plutôt courant. 

En ce qui concerne la prise de son, c'est pas facile de faire un film au Ghana. À tout moment, on entend le bruit d'une église, d’une voiture, d'une fête, de prédicateurs ou autre. Si on veut filmer au Ghana, il faut envisager des solutions créatives. En plus, il faut veiller à traiter tout le monde avec respect. Si les gens ont l'impression que vous les traitez de manière irrespectueuse, les tensions peuvent monter vite vu qu’il y a déjà beaucoup de frustration. Beaucoup de gens ont le sentiment de n'avoir plus rien à perdre. Vous, vous avez beaucoup plus à perdre. Par exemple, à la décharge où on tournait, deux personnes avaient été découpées à la machette deux jours plus tôt. Les tensions peuvent être très fortes. Parfois, il s'agit simplement d'un malentendu, mais comme les gens peuvent être très frustrés, il se peut que tu sois simplement au mauvais endroit au mauvais moment. Faut négocier de manière prudente, c’est vital.

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Sinon, il y a aussi les coupures d’électricité. C’est pas très fréquent, mais tu peux avoir besoin d'un générateur en cas de panne de courant. 

Tu peux nous en dire un peu plus sur le rôle de la technologie et des déchets électroniques dans le film ? Les scènes de décharge sont incroyablement puissantes. Tu les as intégrées dans le documentaire uniquement pour montrer que les déchets électroniques existent ou il y a un message caché qui contribue au sens du film ?
Je suis content que tu poses cette question, parce qu’à mon avis, il y a effectivement un sens sous-jacent. J'ai l'impression qu'en tant qu'êtres humains, on est lié·es les un·es aux autres, quel que soit l'endroit où l’on vit. Quoi qu’on fasse, la technologie nous rapproche. Pas dans le sens physique, mais dans le sens où on a tou·tes accès les un·es aux autres. Aujourd’hui, en Afrique, tout le monde a accès à Internet ou aux téléphones portables. Je voulais replacer ces jeunes qui pratiquent le Sakawa dans leur contexte. Vous pouvez condamner les escroqueries sur Internet, mais avec votre propre pollution électronique, vous contribuez aux déchets toxiques du Ghana.

Il y a toute une industrie au Ghana autour de la décharge où les déchets électroniques finissent. Pourquoi tous ces déchets atterrissent à cet endroit précis ?
Je dirais que le Ghana est un de ces pays où, en termes de technologie, les gens étaient prêts à accepter tout ce qui venait de l'Occident. Le pays dispose d'une des meilleures connexions internet du continent, et je pense que les gens de l'Occident l'ont vu et en ont profité. Iels se sont sûrement dit : « Allons jeter ces ordures dans un pays en voie de développement comme le Ghana, et on en sera vite débarrassé. » La diaspora fait aussi partie du problème. Certain·es exportent parfois au Ghana. Il n'y a donc pas que les dirigeant·es d’Occident, les Ghanéen·nes jouent aussi un rôle.

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« L'Occident associe surtout le vaudou à des rituels de vengeance et de sang, mais il s'agit plutôt d'équilibre, d'énergie et d'apprentissage de l'univers. »

 À quel point les gens qui ont recours au Sakawa prennent-ils le vaudou au sérieux ? 
C’est pris très au sérieux au Ghana. Il en va de même dans d'autres pays africains, parce qu’avant que le christianisme ou les religions abrahamiques ne soient pratiqués en Afrique, le vaudou était leur mode de vie. C’est très profondément ancré dans le système. 

Est-ce que t’as déjà pratiqué le vaudou ?
Quand j'étais à l’internat – je devais avoir 15 ans – j'ai eu le béguin pour une fille. Mes potes m'avaient suggéré d’aller voir un·e prêtre vaudou. On lui a raconté notre histoire, elle m’a donné un morceau de papier, m'a dit d'écrire le nom de la fille en question dessus et de le garder dans mon sac pendant une semaine. Au bout d'une semaine, j’ai tenté une approche auprès de la fille pour essayer d’entamer une conversation avec elle mais ça n’a pas donné grand-chose. 

Je pense que le vaudou a une signification différente en Occident. Il est surtout associé à des rituels de vengeance et de sang, mais il s'agit en réalité plutôt d'équilibre, d'énergie et d'apprentissage de l'univers. Il y a une scène dans le film où on confie des œufs à un garçon, qu’il doit garder jusqu'à l'éclosion des poussins. Il fait de son mieux pour que les œufs deviennent des poulets. En réalité, la femme qui les lui a donnés ne voulait pas spécialement que les œufs éclosent. L'idée, c’était de prendre soin des œufs. Peu importe ce que vous prenez de l'univers, vous devez simplement en prendre soin. Si vous le faites, vous obtiendrez du bien en retour. L'œuf était donc en fait une façon symbolique de dire au mec que s'il était quelqu’un de bien, il allait avoir de l'argent en retour – ou ce qu'il voulait comme récompense. 

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À un moment donné, il a retourné l'œuf et on aurait dit qu'il y avait une fissure dans la coquille. Puis je me suis demandé s’il aurait pu réussir à faire éclore un poussin malgré tout ? Mais la réponse est probablement non ? 
La réponse est non, en effet. 

C'est dommage !
C'est triste, mais pas vraiment. Il y a beaucoup de sagesse dans le vaudou. Il ne faut pas toujours le prendre au pied de la lettre. On prend quelque chose de la rivière, de la forêt ou autre et on l’utilise à bon escient. Lorsqu’on a terminé, on le remet à l'endroit où on l’a trouvé. Iels prennent ça très au sérieux, et moi aussi. À un moment, pendant le tournage, j'ai voulu retirer un objet pour une scène. Les gens du village ont immédiatement crié : « Non, non, non, touche pas à ça ! C'est un de nos Dieux. L'énergie de ce Dieu est à l’intérieur de cet objet. ».

T’as eu du mal à gagner la confiance de toutes ces personnes que l’on voit dans le film ? C’était difficile ? Ou tout le monde a participé de plein gré ?
Un peu des deux. Certaines personnes se sont immédiatement montrées ouvertes à en parler, mais d'autres ont hésité. J'avais besoin que des gars me donnent le feu vert. Je devais non seulement convaincre, mais aussi m'assurer que je raconterais l'histoire d'une manière qui soit juste pour ces personnes, mais aussi pour les gens qui regardent le film. 

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Je me demande toujours pourquoi quelqu'un accepterait de participer à ton documentaire. Il s'agit quand même d'une activité basée sur la fraude. Je suppose que c’est illégal de pratiquer le Sakawa au Ghana, non ?  
Je ne suis pas sûr que ce soit illégal ; je pense que c'est mal vu. C'est une sorte de secret de polichinelle, mais personne ne veut vraiment l'accepter. Quel que soit votre métier, vous aurez toujours des membres de votre famille qui pratiquent le Sakawa. Tout le monde ne la condamnera pas nécessairement, à moins que les pays occidentaux ne fassent pression. S’il n'y a pas de solution concrète à la pauvreté et au chômage, il est parfois préférable de permettre aux gens de gagner leur vie à leur manière. 

« Iels tirent le meilleur de ce qu'iels ont. Iels n'en sont pas vraiment fier·es et ne le font pas avec beaucoup d'enthousiasme. »

À quel point se sentent-ils coupables de ce qu'ils font ? 
Certains ont essayé d'expliquer ou de justifier ce qu'ils font, mais je ne cherchais pas nécessairement à le faire. Je leur ai dit que je voulais raconter l'histoire sans jugement de valeur. 

Parlons romance. Les auteurs de Sakawa font semblant d'aimer leur travail et parlent à des hommes blancs occidentaux qui se masturbent à l'autre bout du fil. Les femmes sont parfois invitées à péter sur les toilettes. Comment iels se sentent par rapport à ça ? 
Certaines choses perdent leur importance quand on pratique le Sakawa. Par exemple, lorsqu'iels disent « Je t'aime » à leur famille ou à leurs ami·es, ce mot n'a plus la même signification et la même valeur. Dans ce sens-là, ça les affecte sans aucun doute. Ça reste des êtres humains, donc iels comprennent aussi que ce n'est pas la meilleure façon de gagner de l'argent. D'autre part, iels savent que leurs chances sont limitées. Iels tirent le meilleur parti de ce qu'iels ont. Iels n'en sont pas vraiment fiers et ne le font pas avec beaucoup d'enthousiasme. Le Sakawa est surtout là pour les aider à traverser une phase difficile de leur vie, pour qu'iels puissent atteindre la suivante. 

Dans le film, tu réussis extrêmement bien à éclairer le contexte du Sakawa ; on voit comment iels vivent, et combien ça peut être difficile. Dans une interview, t’as dit qu’iels étaient à la fois les auteur·es et les victimes. 
Absolument. Iels sont dans une situation difficile avec très peu d’opportunités. Il y a un taux de chômage élevé ainsi qu’un contexte religieux spécifique. Il y a trois grandes religions au Ghana : le christianisme, l'islam et la religion africaine traditionnelle. Elles ont toujours eu une grande influence sur la vie quotidienne des Ghanéen·nes. Il y a aussi des prêtres vaudous qui en abusent et qui, à leur tour, prennent de l'argent de l'industrie de Sakawa. C’est ici que les auteur·es sont à leur tour victimes d'une autre forme de fraude.

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