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Illustration : Medvedeva
Société

On vous a demandé pourquoi vous vous droguez

« Empêcher les gens de parler de drogues, de les tester, de même reconnaître leur présence dans la société, ça ne fait qu’augmenter l’aura de fascination qui les entoure. »
Nadia Kara
Antwerp, BE

Qu’on le veuille ou non, les drogues sont un rituel de passage auquel chacun·e sera un jour ou l’autre confronté·e. Selon les estimations du Rapport européen sur les drogues publié en 2021, 17,4 millions de jeunes Européen·nes (de 15 à 34 ans) auraient consommé des drogues au cours de l’année écoulée (16,9 %). Mais qu’est-ce qui nous pousse à sauter le pas malgré la peur de l’inconnu ? Qu’est-ce qui nous fascine tellement dans ces expériences, qui peuvent pourtant parfois avoir des conséquences catastrophiques ? Peut-on et doit-on empêcher la jeunesse de s’y engouffrer, génération après génération ? 

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Selon Sciensano, les causes de la consommation de drogues peuvent se ranger en 4 catégories : la simple recherche de plaisir ou curiosité, le besoin de lutter contre un mal-être, la pression d’un groupe et la disponibilité des drogues. Mais encore ?

Du haut de mon tiers de siècle, je constate surtout que les étapes qui mènent à la première expérimentation (et aux suivantes) sont une succession complexe de petits et de grands traumatismes, de moments opportuns, de besoin d’appartenance et d’envie d’évasion.

Curieuse d’entendre des récits personnels, j’ai décidé d’enquêter dans mon entourage.

Souvenirs de premières fois et goût de l’interdit

Tout commence par la première fois - ce moment où on se laisse convaincre, quand le contexte est propice et sûr, en tout cas assez pour qu’on accepte de plonger dans l’inconnu. Entre gros fail et expérience magique, il y a un monde fait de pupilles dilatées, de vomis, de mensonges ou de transe. Parmi toutes les histoires qui m’ont été confiées durant la rédaction de cet article, une écrasante majorité relate le rôle d’un·e ami·e, membre de la famille ou partenaire dans leur première expérience avec la drogue. Le plus souvent, c’est cette personne qui s’est chargée de faire en sorte que tout se passe bien ; dans d’autres cas, elle joue le rôle (involontaire) de mauvaise influence. « La première fois que j’ai pris de la coke, c’était avec les potes d’une amie qui avait quelques années de plus, se rappelle Matilda (36 ans). J’osais pas dire que j’en avais jamais pris, je voulais faire genre j’ai l’habitude. Du coup ils m’ont fait une méga trace, que j’ai inhalée en priant de pas finir comme Uma Thurman dans Pulp Fiction. Avec le recul, je me rends compte que ça aurait pu vraiment mal tourner, mais sur le moment ça n’avait aucune importance. » 

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Humam (36 ans) a grandi en Syrie, dans un environnement religieux et conservateur. Arrivé en Belgique il y a 7 ans, il prend de l’ecstasy pour la première fois lors d’une soirée :  « Enfin, je me sentais libre. J’étais tellement obsédé par le fait de pouvoir vivre quelque part où je pourrais être moi-même et faire ce que je voulais que j’ai eu très vite envie de tout essayer. Les pilules se sont rapidement incrustées dans mes habitudes. Je me souviens d’une fois où j’ai fait la fête pendant 4 jours. À l’époque, personne ne m’avait jamais prévenu que j’allais me prendre une descente, du coup c’était la mauvaise surprise ; j’ai morflé pendant une semaine. »

Dans un autre registre, Damien (31 ans) me confie : « C’était génial. Enfin je comprenais ce dont mon frère m’avait tellement parlé. Il était accro, du coup j’avais un regard pas spécialement positif sur les drogues, mais en même temps ça me fascinait, tout simplement parce qu’il me fascinait. » Céleste (22 ans) n’a quant à lui pas tout de suite compris ce qui lui arrivait : « La première fois que j’ai pris de l’ecsta, j’étais super euphorique et j’ai mis un petit temps à me rendre compte que c’était à cause de la drogue. Quand j’ai enfin réalisé que j’étais juste bien def, je me suis immédiatement dit que je voulais pas que cet effet se dissipe. » 

Et puis, il y a les personnes pour qui la première fois a aussi été la dernière. « Mon copain de l’époque, qui avait pas mal d’expérience, m’avait convaincue de prendre des champis avec lui, dit Charlotte (30 ans). Après avoir vomi deux fois, j’ai pris le tram pour rentrer chez moi et j’ai flippé tout le long du trajet. J’étais curieuse, j’ai été déçue, et ça m’a suffi pour pas vouloir retenter l’expérience. » 

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« ​​Les drogues font partie de ma vie, et je continuerai à en consommer tant que je le pourrai. »

On entend souvent qu’il y a trop de laisser-faire, qu’il faut être plus stricts dans la répression, pourtant la majorité des drogues sont déjà illégales en Belgique. S’il suffisait d’interdire, on n’en serait pas là, à forwarder des keta-memes à nos potes de soirée. Et parfois c’est le goût de l’interdit qui attise la curiosité. « Ado, mes parents me rabâchaient sans cesse que s’il y a bien un truc que j’avais pas le droit de faire, c’était prendre de la drogue. Forcément, je me suis précipité dessus dès que j’en ai eu l’occasion », me raconte Gilles (31 ans). 

Quant à Céleste, il m’explique : « Je me souviens qu’à l’école, on nous présentait la drogue uniquement comme étant quelque chose de dangereux. On nous parlait d’addiction sans parler des effets que ça procure, de pourquoi les gens aiment en prendre. » Comme si la consommation de drogue, ça n’était pas avant tout une recherche de plaisir. Cette vision extrême et diabolisante s'avère non seulement inefficace, mais en plus, elle prive les jeunes d’informations cruciales. « La tolérance zéro, la tête dans le sable… j’y crois pas du tout, soupire Shiela (24 ans). J’ai grandi dans un village où on nous inculquait que la drogue, ça allait d’office de pair avec l’abus, l'addiction, les problèmes psychiques, etc. Quand j’ai déménagé dans une grande ville et que je me suis fait de nouveaux ami·es, j’ai réalisé que mon image était faussée ; qu’il y avait aussi plein de gens qui prenaient un ecsta en soirée et qui avaient des bons points à l’école ou un job stable, contrairement à ce qu’on m’avait toujours raconté. » 

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En grandissant, beaucoup se retrouvent devant l’hypocrisie du discours des adultes, comme Arno (37 ans) dont le père fumait régulièrement des joints. « Au début, je pensais qu’il roulait des clopes, mais quand j’ai réalisé qu’il consommait du cannabis, je comprenais plus rien. On m’avait toujours rabâché que la drogue, c’était mal. Du coup, ça voulait dire que mon papa faisait quelque chose de mal. » Par la suite, il a pu compter sur son père et sa grande sœur pour le guider dans son exploration. « Grâce à leurs explications, j’ai développé une relation très saine et équilibrée avec la drogue. J’ai appris quoi prendre, quand et comment, quelles étaient mes limites. Les drogues font partie de ma vie, et je continuerai à en consommer tant que je le pourrai. » 

Pas tou·tes égaux face à la dépendanc

Tout le monde ne bénéficie pas d’un entourage bienveillant, informé et ouvert d’esprit. Après 3 ans de fête et de dérapages, Humam a heurté un mur et décidé de devenir sobre. Il a tenu 2 ans, pendant lesquels chaque jour était un défi : « J’étais très souvent tenté et je vivais ça comme un échec. Heureusement, avec l’aide de professionnel·les, j’ai appris à gérer mes pulsions, mais aussi mon sentiment de culpabilité. Récemment, j’ai recommencé à consommer de façon occasionnelle, et je me sens beaucoup mieux. »

Dans certains cas, la dépendance aux drogues n’est que la partie visible de l’iceberg. Matilda a dû attendre d’être en thérapie pour réaliser que son addiction aux drogues était un symptôme d’un mal-être beaucoup plus profond. « Je sais maintenant que je suis dépressive depuis ma plus tendre enfance, dit-elle. Et que prendre des drogues, pour moi, c’est pas juste récréatif : il y a vraiment un aspect autodestructeur dedans, cette idée que de toute façon, c’est la vie que je mérite. Ado, quand je voyais des personnages détruire complètement leur vie avec la drogue dans Trainspotting ou dans Christiane F., je me disais surtout “Ouaip, ça, c’est moi.” » Cette pensée revient également chez Lucia (40 ans), fascinée par Kurt Cobain en grandissant : « Il parlait de ce que je ressentais comme personne d’autre. Dans un monde où je peinais à trouver ma place, j’avais enfin trouvé quelqu’un à qui je m’identifiais. »

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Ce sentiment est d’autant plus exacerbé par la solitude qui accompagne les jeunes qui touchent à la drogue de façon précoce. S’identifiant à des personnages, fictifs ou réels, qui sont en véritable souffrance, iels sont confronté·es chaque jour au contraste avec les autres ados de leur âge. « Je me souviens quand on étudiait les poètes en cours de français, et que Baudelaire parlait de Paradis Artificiels ; à ce moment-là, j’ai réalisé que ces pauvres nuls de ma classe n’avaient aucune idée de ce dont ils parlaient, et moi oui, me confie Matilda. Je me sentais touchée d’une façon complètement différente, et pour être tout à fait honnête, ça me donnait l’impression d’être supérieure aux autres, alors qu’en même temps je souffrais. Finalement, il n’y a pas vraiment d’espace autre que celui-là pour trouver du réconfort quand on a des pensées noires en tant qu’enfant ou ado. Impossible d’en parler autour de soi, du coup on tombe dans un trou noir. »

Les représentations de la drogue dans les films, les séries et la littérature hantent l’inconscient collectif ; mais de là à accuser certaines productions artistiques ou culturelles de pousser à la consommation, « faut pas abuser », comme le dit Matilda. « Si j’ai essayé la drogue à l’époque, et si j’en prends toujours aujourd’hui, c’est pas parce que j’ai vu des gens le faire à la télé, remet-elle. Je me drogue parce que sans ça, j’arrive pas à profiter. Je me drogue parce que ma vie quotidienne me pèse, parce que le monde est tout cassé, parce que mes parents m’ont transmis certains traumas, parce que certains éléments chimiques dans mon cerveau ne font pas leur job. »

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Shiela, quant à elle, reconnaît que certaines émissions et sources d’info sur le net ont transformé sa peur en fascination : « En en apprenant plus sur les drogues, leurs effets, les risques, les dosages, je me suis sentie plus sûre de moi, et du coup j’avais moins peur d’essayer. Je suis reconnaissante d’avoir pu faire mes expériences dans un contexte aussi sain et informé, parce qu’honnêtement, je pense que j’aurais fini par essayer un jour ou l’autre de toute façon. »

Mieux encadrer la prise de drogue ? 

Peut-on vraiment dissuader qui que ce soit de prendre des drogues ? Même son de cloche chez Arno, Humam, Lucia et les autres : non. « Je pense pas que quoi que ce soit aurait pu me dissuader d’essayer, j’étais déterminé », me confie Arno. Pas l’ombre d’un regret non plus chez Lucia : « Je pense vraiment que c’est un truc qui fait partie de moi, j’y étais sûrement un peu destinée - en tout cas quand je regarde mon parcours aujourd’hui, j’ai aucun regret et j’assume tout ce qui m’est arrivé. »

Clairement, qu’on le veuille ou non, celleux qui veulent prendre de la drogue trouveront toujours un moyen de s’en procurer, voire même d’en fabriquer ou de détourner l’usage de produits toxiques. Alors au lieu d’interdire, ne ferait-on pas mieux de se demander comment on pourrait mieux encadrer ? Janina (36 ans) a d’ores et déjà quelques idées bien concrètes. « Si on légalisait les drogues et qu’on taxait 21% dessus comme pour tout le reste, on aurait plein de fric à investir dans la prévention, dit-elle. Ça permettrait aux gens de savoir un peu mieux ce qu’ils font quand ils prennent de la drogue et de former le personnel éducateur pour leur donner les outils nécessaires à comprendre les jeunes consommateur·ices. Pour l’instant, il y a encore beaucoup d’ignorance, du coup le discours est quasi toujours soit trop laxiste, soit trop anxieux. Il faut être réaliste et transparent, sans diaboliser non plus. »

« Il faut réguler l’usage médicinal et l’usage récréatif de façon différente, mais je trouve que les deux ont leur place dans notre société. »

À une époque où certains pays légalisent ou dépénalisent le cannabis, les psychédéliques, parfois même toutes les drogues, cela a-t-il encore du sens d’avoir une approche punitive, plutôt que préventive ? Selon Gilles, « empêcher les gens de parler de drogues, de les tester, de même reconnaître leur présence dans la société, ça ne fait qu’augmenter l’aura de fascination qui les entoure. On sous-estime encore beaucoup les ados, on les traite comme des bébés qui devraient juste la fermer et obéir aux adultes. On crée un climat dans lequel ça reste tabou et on prend le risque de perpétuer une culture dans laquelle la drogue est limitée à un usage marginal. Il est temps de créer un monde où on valorise la santé mentale et où on s’en occupe, où on peut communiquer ouvertement les un·es avec les autres, demander de l’aide, compter sur les figures d’autorité au lieu de s’en cacher. »

C’est sans même parler des bienfaits médicinaux de certaines drogues. Arno, qui souffre de troubles de l’anxiété, aimerait que l’on sorte au moins les psychédéliques de l’illégalité. « En expérimentant avec le LSD sous surveillance médicale, je pourrais potentiellement me débarrasser d’un truc qui me hante depuis toute ma vie. Au lieu de ça, je prends tous les jours des médicaments bien lourds, qui ne font que traiter les symptômes. Alors oui, il faut réguler l’usage médicinal et l’usage récréatif de façon différente, mais je trouve que les deux ont leur place dans notre société. On se prive d’un potentiel de fou, juste pour des principes conservateurs dépassés. » 

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