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Toutes les photos sont de Julien Rieffel. 
Life

Un samedi soir dans le « Texas français », à Hayange

Direction la vallée de la Fensch en Lorraine, commune qui porte en elle les traces de son industrialisation envolée.

« Faut que je profite, c’est le dernier samedi de la semaine ». La punchline tirée du dernier single du rappeur Lomepal, crispe un chouïa. À Hayange, ville de 15 000 habitants au nord de la Moselle où j’ai décidé de passer mon samedi soir en plein mois d’octobre, je me demande si le seul samedi de la semaine existe bien ici. 

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Vingt et une heures, la rue du Maréchal Foch, artère principale du centre-ville totalement déglinguée en ce moment par des travaux, est morne, vide de toutes vies. Quelques immeubles aux façades effritées accueillent en leur rez-de-chaussée des vitrines vacantes. Des affiches « À vendre », une gallérie d’enseignes surannées, des intérieurs retapés et quelques lieux abandonnés. Un cocktail charmant, symbole de l’un des problèmes majeurs de la cité depuis plus d’une quinzaine d’années : sa désertification. Phénomène commun à bon nombre de communes moyennes, enclavées ou désindustrialisées. 

Cette réalité condamne-t-elle pour autant l’idée d’un samedi soir ? À Hayange, le samedi soir est-il, comme il peut l’être ailleurs, notamment dans les grandes villes, cette parenthèse à tout, faite de picole, de son à fond et de terrasses remplies ?

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Au départ de notre déambulation, la réponse tend vers le non. Aucun café, pas une terrasse de sortie. Pour rêver un peu, il faut emprunter l’une des rues perpendiculaires. Une devanture sang & or et une lumière apparaît. Le Raffut est le premier bistrot ouvert sur lequel je tombe. Dans tout Hayange, ceux qui ne sont pas fermés à 21 heures ce samedi se comptent sur les doigts de la main.

À l’intérieur, seulement une femme, un homme et Benjamin Biolay. Oui. « Rend l’amour ! », titre phare de ce dernier sert de fond à une ambiance plutôt calme. L’homme, accoudé au massif comptoir ovale du bar, un peu chargé, recouvre le refrain du rockeur d’un lugubre mais puissant : « Il n’y a pas d’amour ! » 

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Henri, « fidèle parmi les fidèles », présente tendrement Anna, serveuse de l’établissement depuis 2009 et unique personne pour l’heure à accompagner Henri. La barista anticipe notre première interrogation : « D’habitude, il y a un peu plus de monde. Parfois même, on met les enceintes à fond et c’est parti ! Moi, ça m’arrive de monter et de danser sur les tables, hein ! » Souci : le café a rouvert jeudi, après trois mois de fermeture. Le plafond s’était effondré au début de l’été, ce qui explique le blanc impeccable de celui-ci. « Les gens ne sont peut-être pas au courant que nous sommes de retour ».

Une autre personne franchit la vieillotte porte d’entrée du troquet. Un grand gars, élancé, une clope derrière l’oreille droite, pompes noires aux pieds, futal noir, col roulé noir, veste en cuir noire et chapeau. Le genre de type qu’on imagine dans un film de gangsters pas dingue (seulement un T dans Telerama) des années 70. Nourdine, fraîchement rentré de Porto, a les valises encore dans le coffre de l’auto et la troisième personne à entrer dans la pièce. « Franck… Faut pas trop lui parler, hein. C’est le mafioso du coin. N’allez pas lui parler ! ». Franck, donc, lâche deux très sobres éclats de rires, quasi insonores.

« Je vais vous le dire, nous, les cafés, on marche du 5 au 15 ; du 15 au 5, on décote totalement »

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Essayant d’en savoir d’avantage, cet Hayangeois m’en dit plus sur sa présence : « On sort pour voir du monde. Les gens qui viennent ici sont souvent seuls, ça leur permet de voir d’autres personnes, de partager de bons moments ensemble ». 

Bon, ce soir, ça semble assez limité. « En plus de notre réouverture, l’autre souci, c’est qu’on est seulement le 1er du mois, ajoute Anna, la serveuse. Les salaires ne sont pas encore tombés, la fin de mois est passée par là… Les gens vont préférer s’acheter une bouteille et rester chez eux, ça revient moins cher. Je vais vous le dire, nous, les cafés, on marche du 5 au 15 ; du 15 au 5, on décote totalement ».

« À sec », une réalité lancinante connue par beaucoup, un peu partout. Mais dans cette ancienne cité sidérurgique, capitale de la vallée de la Fensch, anciennement fer de lance - grâce au travail du fer - d’une économie locale alors en fête, c’est, peut-être, un petit peu plus marqué au fer rouge qu’ailleurs. 

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Les discours nostalgiques et fatigués de mes compagnons du soir rendent facilement perceptible l’état d’abattement qui peut régner, lorsque l’on évoque le passé, ses usines, le présent, son ennui – du samedi soir, notamment, mais pas que – et les aléas du futur.

En 2019 (ndlr : le dernier dossier complet de l’INSEE consacré à la ville date de cette année-là), le taux de chômage y était de 11,3%, les foyers imposables représentaient 37%, tandis que le taux de pauvreté atteignait lui les 20% (contre 14,6%, en France). Depuis 2014, la ville est aux mains du Rassemblement National. Fabien Engelmann, le maire, a d’ailleurs été réélu, en 2020, dès le premier tour, avec 63% des voix. Ajoutons à cela un centre-ville ayant logiquement perdu de sa grandeur d’antan, et le combo du bourg qui porte en lui les stigmates de la fin de son industrialisation et de toutes les activités dépendantes, est complet. 

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« Jusqu’à mes 18 ans, le samedi soir, je n’avais qu’une envie, c’était me barrer de Hayange et aller passer ma soirée ailleurs »

Anna, Fenschoise de naissance, confirme : « Il y a 30 ans, il y avait des cafés partout. Quand on sortait le vendredi ou le samedi, c’était Hayange ! On faisait les bars parallèles. On passait de cafés en cafés, de rues en rues. » Un barathon, quoi. C’est justement pourquoi je suis venu ce soir. Il est 22h30, et malgré l’invitation sardonique de Franck à rester au Raffut - « Il y a tellement peu d’endroits ouverts ce soir que tu peux rester encore un peu, hein » -, il est temps d’y aller. 

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À l’entrée de la commune, en face de l’écrasante silhouette du haut-fourneau, qui malgré la nuit magnétise le regard et l’esprit, le pub “La Bascule” affiche complet. L’un des temples à bières du coin et de France. L’établissement propose en effet un petit peu moins de 200 références et est classé parmi les 100 meilleurs bars à bières du pays. Ouvert en 1924 et ancien troquet ouvrier, “La Bascule” a fermé rideaux quelques années à la fin des années 90, avant d’être repris il y a 20 ans par les propriétaires actuels et de devenir l’une des références du Grand-Est en matière de bar à binche indépendant. 

« Des Allemands, des Néerlandais, des Espagnols et même des Américains connaissent La Bascule », raconte Ben, serveur du soir. Ce soir, à priori, aucun étranger. Enfin, si, un Marseillais, Chris, accompagné au billard de Camille et Kévin. Ce dernier a habité et grandi à Hayange. « Jusqu’à mes 18 ans, le samedi soir, je n’avais qu’une envie, c’était me barrer de Hayange et aller passer ma soirée ailleurs », rapporte le trentenaire. La raison de votre présence soir, du coup ? « Ahah, mais on a hésité entre sortir sur Metz et Hayange en plus », répond Kévin.

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« Le COVID nous a tué »

Ben nous invite ensuite à aller discuter avec Jean-Claude, dit « J-C », l’un des piliers du troquet. Ce dernier fréquente “La Bascule” depuis la fin de la décennie 2000. Au moment d’évoquer la nature du lien qu’il entretient avec l’établissement, JC souffle un bon coup et avertit : « Bon… je vais me confier ». Il enlève ses lunettes. « Un soir, alors que je venais de me séparer de ma femme et que je n’allais vraiment pas très bien, au point de… Je n’allais vraiment pas bien, quoi. Je suis venu ici. Au moment de partir, le patron m’a dit « à demain ». C’est peut-être un peu exagéré, je n’en sais rien, mais ce “à demain” m’a peut-être sauvé la vie. Il y a eu un demain, j’y suis revenu ».

Amnezia

Amnezia

Une heure du matin, c’est dimanche et il est temps de sortir de “La Bascule”. Direction le couche-tard des établissements de Hayange : l’Amnezia. Une sorte de bar dansant, de boite poltronne en plein centre-ville qui a accueilli JUL en 2014 m’informe Malika, la gérante. 

À peine une dizaine de personnes achèvent leur samedi soir ici et s’éclatent sur la piste de danse, transpercées par les scintillants lasers RGB. « Le COVID nous a tué, raconte Malika. Depuis, on a beaucoup moins de monde. » Mais comme à “La Bascule”, « ici, c’est le vendredi qu’il faut venir, affirme la gérante. C’est soirée karaoké, tous les vendredis ». Ajoutez à cela certaines soirées à thèmes qui affichent parfois complet, comme celle d’Halloween, le 22 octobre, et l’Amnezia retrouve temporairement sa vie d’avant.

De derrière l’une des poutres, accompagné d’individus pas croisés jusqu’ici, se démarque une carrure bien connue : Franck. Un discret hochement de tête pour nous saluer.

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L’endroit est chouette. Ça danse, ça bouge, ça se vanne. Dans le coin fumeur, c’est un brin plus calme. Les cadres cloués aux murs aident à la quiétude. Des animaux au regard « Mona Lisa », lookés gros bonnet (un rhinocéros en vigile ; un renard sapé en Al Capone et un lémurien déguisé en Franck zieutent notre consommation de tabac. Je finis par échanger avec Mehdi, 34 ans, fraîchement arrivé en France, à Hayange, il y a deux ans, en provenance du Maroc. « Hayange, c’est la seule ville de France que je connais », plaisante celui qui est arrivé ici pour rejoindre une fille, sa compagne actuelle, rencontrée au pays, alors qu’il était guide touristique.

« Je veux faire quelque chose pour elle, l’aider, à mon échelle, à la faire vivre. J’aime cette ville »

L’intéressé trouve d’ailleurs très intéressant notre idée du jour. Pour cause, Mehdi a pour projet de prochainement ouvrir un bar, « ambiance jazz, avec du billard » sur Hayange. « Les questions que vous me posez, je me les pose aussi, explique-t-il. Est-ce que ça vaut le coup d’ouvrir un café ? Je demande aux gens que je connais, à ceux qui ont déjà des établissements. Ils me répondent que ça ne vaut pas la peine, que je vais dans le mur, qu’ici, à Hayange, ça ne marchera pas ».

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Pourtant, Mehdi confie que le prêt bancaire est proche d’être validé. Pourquoi donc ? « Car je suis motivé, rétorque-t-il fièrement. J’ai cette ambition-là et je vais y arriver ! Cette ville et ses gens m’ont tant donné quand je suis arrivé, j’en suis reconnaissant. Je veux faire quelque chose pour elle, l’aider, à mon échelle, à la faire vivre. J’aime cette ville ».

Nous délogeons rapidement du coin fumeur pour nous précipiter dans la grande salle de la boite. Franck n’est plus là. Dehors, aucune trace de lui non plus. Impossible alors, malheureusement, de l’inviter à glisser à l’oreille d’Henri, la prochaine fois qu’ils partageront ensemble un douillet moment au Raffut, sous le regard bienveillant d’Anna, que si, « il peut y avoir de l’amour ».

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